Les marges du politique et misère de la citoyenneté en Haïti

Partie I

Parmi les points que les penseurs travaillant sur la formation sociale haïtienne abordent, la problématique de la citoyenneté occupe une place assez restreinte, pour ne pas dire insignifiante. Pourtant, si l’on se consacre à l’article éclairant de Vertus Saint-Louis (2010), publié dans le texte collectif, dirigé par Laënnec Hurbon, L’insurrection des esclaves à Saint-Domingue (22-23 août 1791), l’on comprendra que, dès la genèse du mouvement révolutionnaire ayant donné lieu à l’indépendance, cette question a été déjà au cœur des enjeux politiques caractérisant la période fondatrice de la société haïtienne, allant de 1791 à 1803. Au cœur de cette période, deux termes sont employés, en vue de désigner ceux-là qui se sont accédés à la liberté, au lendemain de la déclaration de liberté générale des esclaves, prononcée par Sonthonax, et les anciens libres : il y a « celui, autrefois noble, de cultivateur qui s’appliquait au colon planteur et celui, toujours péjoratif dans l’esprit des gens, d’Africain qu’on oppose à la notion de citoyen. » Cette distinction citoyen/Africain ne servait pas uniquement à établir la différence entre les anciens privilégiés de l’ordre colonial et les nouveaux libres ; elle répond surtout au projet de société que les autorités d’alors souhaitèrent instituer vis-à-vis de la masse des anciens esclaves.

 

La transformation des conditions de vie de celle-ci ne faisait jamais partie du projet des catégories sociales supérieures de la colonie. Comme le montrent les historiens, Marcel Dorigny (Carolyn Fick, 2017) ou Carlo Celius (1998) à la suite de Florence Gauthier, ce n’est pas de gaité de cœur que les commissaires civils de l’époque avaient déclaré la liberté générale des esclaves. Celle-ci était même illégale, rappelle Dorigny. Car Sonthonax et Polverel « étaient uniquement chargés de faire appliquer la loi du 4 avril 1792 proclamant l’égalité des droits civiques pour les libres de couleur. » L’imaginaire colonial, de cette époque, ne s’effaçait pas ipso facto au lendemain de la proclamation de Sonthonax. L’esprit des anciennes élites et celles émergentes reste activé, au contraire, sur les actions à entreprendre en vue de maintenir les anciennes positions de domination, surtout dans un nouveau contexte marqué par le changement de statut du pilier sur lequel reposait ce qui a toujours permis aux classes supérieures de Saint-Domingue d’assurer leur domination. C’est dans un tel contexte que s’inscrit la distinction faite entre citoyen/Africain permettant de désigner les nouveaux libres et d’établir la différence entre ceux qui doivent appartenir à la cité, comme ayants droit, et ceux appelés à travailler pour garantir le bien-être de ces derniers. Cette distinction participe-t-elle à instituer la communauté politique émergée, en Haïti, au lendemain du 1er janvier 1804 ? Du moins, sert-elle de socle sur lequel est hissé l’édifice de la citoyenneté en Haïti ? Ce qu’on constate c’est que cette désignation est loin d’être l’expression de l’émergence d’une nouvelle époque en Haïti. Elle exprime plutôt une autre séquence dans un femtolumen qui garde sa cohérence. C’est, en fait, un autre chapitre dans un même régime de temps. Elle constitue, en effet, le cœur battant de la société haïtienne. C’est cette hypothèse que l’on s’accorde à déplier dans le cadre de cet article.

 

1- Le cœur battant d’une société malade

 

Au lendemain de la chute des Duvalier, régna en Haïti une atmosphère d’enchantement. Le 7 février 1986 était l’année de toutes les possibilités par rapport à la nécessité de faire naitre un lendemain meilleur. Les acteurs de l’époque avaient cru que le départ de Jean-Claude Duvalier du pouvoir signifiait la rupture aux maux antérieurs ayant taraudé la société. Il a fallu la publication, Les racines historiques de l’État duvalierien, de Michel Rolph Trouillot(1986), comme véritable douche froide à l’atmosphère d’enchantement de l’époque, ayant rappelé qu’il n’était pas encore temps de festoyer, de s’enivrer dans un satisfecit illusoire. Il était surtout temps de mettre en évidence les conditions socioéconomiques qui ont produit le régime de Duvalier, si l’on voulait exactement donner lieu à une autre société.

 

Malgré tout, le regard lucide de Trouillot était vite écarté par une des stratégies assez connues en Haïti, son texte a été reçu dans une atmosphère d’encensement sans borne pour mieux le taire. Cette stratégie s’inscrit dans une velléité plus large basée sur l’horreur qu’on a toujours du débat. Celui-ci a été toujours perçu par les élites dominantes comme un obstacle au bon renouvèlement du statu quo ayant permis leur domination. Frédéric-Gérald Chéry(2004), dans son texte Discours et décision, montre la place insignifiante qu’on a toujours accordée au débat dans le paysage haïtien. La routine ambiante n’a pas besoin de discours lucide et percutant pour la perturber. Elle n’a besoin que de bavardage pour la conforter. Car le débat est un des lieux où l’imaginaire instituant, pour reprendre le concept de Castoriadis (1975), peut s’émerger en vue de provoquer l’émergence du neuf comme geste d’émancipation ou comme lieu potentiel de désagrégation du statu quo. C’est le refus d’être le jouet de cette routine qui pousse Trouillot à aller au-delà de l’enchantement caractérisant l’atmosphère immédiate du lendemain de 7 février 1986.

 

Son souci était de palper le cœur battant de cette société malade, dans le but de déceler les racines des maux qui la rongent. Pour cela, l’histoire s’impose comme un des meilleurs vecteurs permettant d’aller au-delà du présent en vue de mieux aborder celui-ci. Comme si pour Trouillot l’accès au présent réside dans le refus d’avoir peur de dépoussiérer les archives afn de déterminer les causes étant à la base du problème de santé de la société haïtienne. Il le dit avec froideur que : « si la plaie saigne aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’avant nous reluisions de santé ». En fait, pour accéder au présent, il faut avoir le courage de faire face au passé, dans un geste archéologique, afn d’en déterminer son implication sur la manière d’être dans le présent. Agamben (2012) le pense, aussi, en nous disant que l’« archéologie constitue la seule voie d’accès au présent ». C’est-à-dire pour comprendre et avoir accès au présent, il faut prendre au sérieux les archives. Le rapport à l’histoire, en ce sens, ne peut pas être catalogué au passéisme mortifère et illusoire.

 

Après avoir lu l’article de Vertus Saint-Louis, sur la distinction établie par les autorités coloniales entre les termes citoyen /Africain pendant la période révolutionnaire, il nous semble que ce cœur battant de notre société malade est bel et bien la période de 1791 à 1803. Cette période semble renfermer les germes du façonnement de la société haïtienne.

 

2- Implication de la période révolutionnaire sur la formation de la communauté politique

 

Il est quasi impossible de vouloir situer l’épicentre du mouvement populaire haïtien sans considérer le congrès du Bois-Caïman, réalisé le 14 août 1791. C’était pour la première fois que les esclaves de Saint-Domingue avaient décidé d’entreprendre un mouvement de telle envergure en vue de se libérer du joug colonial. Avant le soulèvement de 1791, Saint-Domingue avait déjà enregistré un ensemble de protestations destinées à mettre en péril le système plantationnaire. L’on peut se référer à l’insurrection de 1697 de Quartier Morin, à celle de 1691 dans La Plaine du Cul-de-sac. Celle de Quartier Morin, à elle seule, avait rassemblé plus de 300 esclaves qui conspiraient contre la première grande habitation établie dans le Nord.

 

Mais, les évènements de 1791 restent sans précèdent dans l’histoire de la lutte des esclaves de Saint-Domingue pour la libération. Si cet évènement a été sans précédent, sa promesse se heurta au projet de la classe dirigeante au lendemain de la déclaration de la liberté générale des esclaves. Le projet de société qui se dessinait à l’horizon ne souhaitait pas réellement se séparer du démon de l’apartheid colonial ayant fait de la masse des esclaves une catégorie sociale à part n’étant appelée à ne travailler que pour le bien-être d’une minorité. Au lendemain de la proclamation de Leger Félicité Sonthonax, parmi les multiples questions qui taraudaient les anciennes et les élites émergentes, il s’agissait, avant tout, de savoir comment doit-on s’y prendre avec le changement de statut des anciens esclaves qui devenaient de nouveaux cultivateurs. L’on s’intéressait à savoir quelle place devait-on les assigner dans la nouvelle économie ? Sera-t-elle toujours le moteur de l’économie comme cela a été le cas dans l’économie esclavagiste ? C’est dans la nécessité de trouver une réponse convaincante à ces questions, que s’inventait un nouveau code de travail trouvant son écho, d’abord dans les règlements promulgués par Sonthonax (Suzy Castor, 1998, p.26), puis dans la constitution de 1801 de Toussaint Louverture.

 

Les anciens esclaves devenaient des demiserfs attachés aux domaines d’anciens colons blancs émigrés, « qui étaient retournés à leurs propriétés avec la bénédiction de Toussaint », des généraux de l’armée coloniale, et d’autres officiers de haut rang (Fick,2000). Un régime économique semi-féodal fut mis sur pied, où la masse des anciens esclaves devenait des cultivateurs. La distinction de possesseur du sol/ travailleur du sol s’imposait comme base de la distinction citoyen/Africain, nous dit Vertus Saint Louis. Parmi les batteries disciplinaires mises sur pied dans le but d’assigner les anciens esclaves à la rigueur du travail, une police rurale, comme dispositif disciplinaire, instauré par le Code du travail, a été mise en œuvre en vue d’« appréhender les vagabonds ou ceux qui avaient fui les plantations ». Carolyn Fick, nous dit que les travailleurs du sol ne pouvaient même pas changer de métier. C’était une véritable société à « ordre ». La pénibilité présente autrefois sur les plantations des anciens colons ne disparaissait pas. En fait, le « travailleur agricole était donc condamné à travailler soit pour son ancien maitre ou gérant, soit, à présent, pour un commandant militaire de la nouvelle élite noire, dans des conditions similaires à l’esclavage, avec un quart du profit de la plantation partagée inégalement entre les travailleurs selon leur fonction ou leur position hiérarchique dans le travail. »

 

Ce type de rapport aux nouveaux libres, sur le plan économique, fut symptomatique de la manière dont la communauté politique allait s’émerger dans le contexte révolutionnaire allant de 1791 à 1803, et par-là détermina l’institution du politique et la constitution de l’édifice de la citoyenneté au lendemain du 1er janvier

1804 se structurant en un ghetto doré tel les ghettos du Gotha décrits par Monique Pinçon Charlot et Michel Pinçon (2007). Depuis, la communauté politique s’impose comme un véritable entre soi regroupant les privilégiés de la société ayant à leurs services le reste de la population comme minerai vivant, pour reprendre le concept de Mbembe(Orazio Irrera, 2018).

 

Si l’on veut parler comme Étienne Balibar(2012), l’on dirait que l’infirme partie privilégiée de la société fait du « public » Une propriété « privée » en ramenant la citoyenneté à un privilège de clan. L’un des rejets de la mise en œuvre de cette communauté de séparation, au lendemain de l’indépendance, se retrouvait dans l’organisation sociale du territoire national : les villes et les bourgs intérieurs étaient réservés aux privilégiés et leurs domestiques, et l’espace rural était approprié comme un vaste atelier, plantation, lieu d’extraction, où devait prendre siège la plupart des nouveaux libres considérés comme des minerais vivants.

 

2.1- Formation de la communauté politique en Haïti et accès à la citoyenneté

 

La manière dont l’économie était organisée, au lendemain de la déclaration de la liberté générale des esclaves, n’était pas sans lien avec l’institution du politique en Haïti. L’assignation des masses sur l’espace agricole comme minerai vivant, répondait à la logique qui sous-tend l’imaginaire au fondement de la formation de la communauté politique.

 

Comme le dit Giorgio Agamben(2015b), à la suite d’Aristote, le lieu originaire du politique est une opération sur la vie. Une opération qui consiste à diviser la vie en la capturant à travers le jeu d’inclusion ou d’exclusion selon sa qualification à l’égard de la cité. La vie, en ce sens, est divisée en : vie qualifiée politiquement (bios), vie naturelle commune à tous les animaux (zoe), vie végétative « en tant que vie humaine exclue de la vertu », vie de relation ; du reste, en vie nue. Si on analyse la distinction faite par les autorités de la colonie de Saint-Domingue dans la foulée de la période révolutionnaire, de 1791 à 1803, entre citoyen/Africain, à la lumière de l’approche d’Agamben, l’on aurait compris que cette désignation était, avant la lettre, une opération sur la vie ; du moins un usage des corps abordé certes sur l’angle économique, ayant eu en conséquence des implications profondément politiques. Elle a déterminé la constitution de la communauté des citoyens. Cette distinction a répondu donc à la question fondamentale de la constitution de la communauté politique qui trouvait son existence dans les lignes de frontière entre ce qui est qualifié à être admis au-dedans et /ou appelé à vivre au dehors.

 

Par quel jeu opère-t-on cette articulation entre ce qui doit être exclu ou inclus ?

 

C’est dans le but de trouver une réponse à cette question que s’émerge une nouvelle modalité de la vie, qui est la vie nue. Celle-ci n’est pas la zone, elle est surtout la vie capturée dans le jeu d’inclusion au moyen de l’exclusion. En résumé c’est une forme d’être posée à l’extérieur de l’espace politique (Fréderic Keck, 2008). Cette opération participe à fonder le politique qui, du coup, a besoin pour son effectivité de délimiter ceux qui sont appelés à occuper le dehors de la communauté politique comme figure limite, ceux qui sont capturés dans le jeu d’inclusion à l’espace politique tout en étant des corps exclus de la citadelle politique. C’est au sein de cette articulation qu’il faut identifier les corps qui peuvent accéder à la cité où la citoyenneté trouve sa réalisation, et repérer les corps qui malgré leur captation par la cité sont exclus et appelés à se manifester en dehors de l’espace politique.

 A suivre

Géraldo Saint-Armand, Sociologue, essayiste, Professeur d’histoire économique et sociale d’Haïti au Campus Henry Christophe de Limonade

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