Faut-il célébrer Vertières cette année ?

 N’y allons pas par quatre chemins pour rappeler l'importance de la grande victoire du 18 novembre 1803 dans la fondation de la nation haïtienne. Disons-le simplement, mais cependant crions le haut et fort, sans les prouesses de nos vaillants et valeureux soldats au cours de cette bataille décisive, il n'y aurait pas eu de 1er janvier 1804 et la nation et le peuple haïtiens n’existeraient pas aujourd’hui. La proclamation de l'indépendance n'étant que la consécration et le couronnement d'une longue lutte initiée depuis la grande révolte des esclaves dans les plantations du Nord en 1791. Vertières a donc fermé le cycle de l'inhumanité et de la déshumanisation pour restaurer l'esclave d'alors dans sa plénitude d'être humain à part entière grâce à sa liberté reconquise  au prix du sacrifice ultime, son sang !  Il est dommage que nous ayons choisi collectivement d'oublier qu'avec cette victoire décisive le 18 novembre 1803, nos ancêtres avaient été à l’avant-garde de la lutte pour les droits et la dignité de la personne humaine. Des pionniers. Dès lors, Ayiti est devenue, de fait, la terre mère de la liberté  « manman libète »,  le slogan d'alors étant  « liberté ou la mort! Grenadye alaso sa ki mouri zafè a yo! »

 

Et depuis? Qu'avons-nous fait de l'héritage? 

L’histoire qui a suivi, malheureusement, a été bouleversée par les luttes fratricides pour la prise du pouvoir et sa consolidation subséquente en nous faisant passer à côté de l’essentiel, oubliant  ainsi que le projet de 1791 visait principalement la reconquête de la liberté pour vivre dans la dignité.  De ce fait, il nous a été, au fil du temps, impossible de nous organiser pour nous entendre pour définir ensemble et pour tous :

-l’intérêt national.

-notre capacité à nous projeter dans le futur comme peuple et comme nation.

-notre place dans le monde et dans le concert des nations.

En se jetant corps et âme dans la lutte pour la liberté et la dignité, les esclaves avaient une vision d’un monde libéré des chaines physiques qui les retenaient captifs et avaient une idée claire et nette de leur avenir ainsi que celui de leurs progénitures. Cette projection dans un futur prometteur a été le socle de leur détermination et leur résilience.

Quel est le nôtre aujourd’hui ? Quel avenir voulons-nous pour nos enfants ? Quel héritage allons-nous laisser pour les générations futures? Comment pouvons-nous et que devrions-nous faire pour briser cycle infernal d'échecs, d'humiliations et de mauvaise gestion. Et par-dessus tout faut-il, aujourd'hui, dans cette énième crise nationale célébrer Vertières?  

La réponse à la dernière question est sans ambages oui ! Le traditionnel pèlerinage, cette année, est plus qu’une nécessité, il est une urgence ! Et nous devrions tous y aller pour nous remembrer afin de nous rééquilibrer !

Célébrer la fête de la Bataille de Vertières nous aidera certainement à nous ressourcer pour puiser l'énergie commune pour nous engager dans la  reconstruction de  notre nation déchirée, en lambeaux. Ce pèlerinage nous évitera de tomber dans la culture de l'oubli et de la désacralisation de nos repères historiques. Plus que jamais, ce culte, à travers un rite mémoriel doit aussi être un moment de questionnement sur nous-mêmes, notre identité plurielle et conflictuelle, nos valeurs et notre gestion désastreuse de l'héritage. 

 Bien souvent, en commémorant Vertières, nous n'y voyons que l’aspect épique en oubliant la finalité, l’esprit de sacrifice qui ont servi de socle à l’engagement de tous dans le combat.

 Aujourd'hui, si nous perdons Vertières nous sommes fichus. Si hier Vertières était la dernière place forte, le dernier bastion  à conquérir, aujourd'hui elle doit être le symbole mémoriel de ressourcement qui doit nous guider et nous inspirer pour, comme François Capois, nous relever de notre chute et aller en avant. La date et le lieu doivent devenir espace et temps devant servir de lien entre ce qui a été, ce qui est et ce qui doit être.  Un pont, un passage qui doit nécessairement mener à l’éveil pour prendre conscience de notre déchéance collective.

 Le préalable à ce relèvement, à ce sursaut tant souhaité doit passer par un engagement citoyen de tous les enfants de la mère patrie pour se mettre ensemble pour rebâtir et restaurer le temple souillé et presque détruit en organisant pour de bon: Ayiti.

C'est le point de départ et Vertières, de façon symbolique, nous offre et nous rappelle cet effort de dépassement de soi, cette nécessaire transcendance qui nous fait tant défaut aujourd'hui. Et pourtant, en leur temps, nos Ancêtres avaient pu et avaient su aller au-delà de leurs différences et de leurs divergences pour s'allier et se battre ensemble pour reconquérir leur liberté confisquée.  Nous ne pouvons pas nous permettre de reléguer Vertières aux oubliettes. Notre armée, indigène d’abord, devenue plus tard armée nationale, devrait être la gardienne des valeurs de liberté, solidarité, d'esprit de sacrifice et de dignité pour que ne périsse pas la nation.  Malheureusement avec le parricide du 17 octobre 1806, les généraux d'alors avaient dévié de leur mission fondamentale qui était d'organiser la jeune société autour de ces valeurs immémoriales, les consolider pour en faire un état fort, reposant sur des assises solides et universelles devant produire de la richesse pour tous. C'est le début de la débâcle qui nous a menés à l'occupation en 1915 en passant par nos luttes fratricides qui se poursuivent aujourd’hui encore. 

Pourquoi sommes-nous incapables aujourd'hui de nous entendre sur l'essentiel alors que le constat d’échec est plus qu’évident ? Pourquoi ne pas nous mettre ensemble, de manière inclusive, pour organiser la cité afin de créer le cadre idéal permettant à tous ses enfants, d'ici et d'ailleurs, de travailler pour créer de la richesse, la partager de façon juste et équitable  « pou tout moun ka jwenn ! »,  pour l'émancipation et la dignité de tous les enfants de la Nation ?

 Pourquoi est-il si difficile pour nous de faire de cette liberté acquise au prix du sang de nos ancêtres, la base, la fondation dans l’objectif d’avancer dans notre quête de la dignité pour tous?   

Le 18 novembre, cette année, doit être le moment de la pause et de la réflexion. Aujourd'hui, la solution à nos problèmes  ne viendra pas seulement du bruit et du crépitement de la mitraille, mais du silence de la réflexion et de la recherche pour produire des idées, questionner les causes de nos échecs pour enfin accoucher des solutions appropriées aux différents défis que confronte notre société. 

 L'occupation, la tutelle d'un pays peuvent être assimilées à une forme d’exil intérieur, caractérisé par la perte de souveraineté administrative et le contrôle effectif du territoire. Dans ces situations difficiles, le retour aux valeurs fondatrices de l’identité et de la nation, à travers les repères historiques, peut servir de ciment pour recoller, rassembler et aider au renforcement de la cohésion et l’unité, indispensables au sein d’une société divisée et polarisée.

 Vertières est ce ciment. Il  existe physiquement et symboliquement et nous offre cette opportunité de ralentir notre course effrénée dans les abysses, pour nous relever et remonter à la surface pour profiter des bienfaits des rayons lumineux. Saisissons-la !

 Il n'y aura pas de restauration  symbolique du temple que représente Ayiti sans cultes mémoriels, sans ressourcement pour nous inspirer et nous guider. 

 À Vertières, avec les armes, nos ancêtres avaient relevé le défi, aujourd'hui avec la mémoire et la pensée, battons-nous ensemble pour recouvrer notre dignité, pour nous-mêmes, pour la relève d’une Ayiti digne et prospère, pour nos ancêtres et pour nos fils !

Soyons des éducateurs : formons des fils, des entrepreneurs, des techniciens, des universitaires, des ouvriers, des cultivateurs, des administrateurs, des policiers, des soldats, tous des bâtisseurs, pas des bandits ! Pour que ne périssent pas la nation et le rêve de nos ancêtres !

Il n’est pas encore trop tard même s’il se fait tard !

Que vive l’esprit de Vertières !

15 Novembre 2022,

 

Samuel E. Prophète

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