Les marges du politique et misère de la citoyenneté en Haïti

Partie II

 

 

 

 

2.1.1- La constitution de la citoyenneté en Haïti comme véritable ghetto doré

 

 

Avant de faire le point sur la constitution ghettoïsante de la citoyenneté en Haïti, il s’agit ici de situer historiquement, avec Agamben, l’apparition du concept de citoyenneté. Agamben (2015 b, p.24-25), à la suite de Christian Meier, nous dit que « dans la Grèce du Ve siècle, se produit une transformation de la conceptualité constitutionnelle, qui se réalise par […] une politisation de la citoyenneté. Là où auparavant l’appartenance sociale était définie au premier chef par des conditions et des statuts d’espèces différentes (nobles et membres de communautés culturelles, pères de famille et parents, habitants de la ville et des campagnes, patrons et clients) et en second lieu seulement par la citoyenneté avec les droits et les devoirs qu’elle impliquait, désormais celle-ci devient en tant que tel le critère politique de l’identité sociale. C’est ainsi que nait […] une identité politique spécifiquement grecque de la citoyenneté. » L’on voit, en fait, que la citoyenneté, comme critère politique de l’identité sociale, est avant tout une manière d’aborder l’appartenance des individus à l’espace public, du même coup elle sert de corps limite par rapport à ceux qui n’ont pas les qualités pour y accéder.

 

En fait, elle s’impose comme une narration individuelle et collective qui trouve son effectivité dans la capacité à prendre part à la cité, d’en être l’acteur : à la fois dans l’agora et l’ecclésia qui sont les espaces privilégiés qui la rendent opérationnelle. C’est ce qui pousse Aristote (1993) à penser que le citoyen est partie prenante de la cité. En fait, « […] d’une façon générale, un citoyen, c’est celui qui participe à la fois aux statuts de gouvernant et de gouverné, mais il est différent selon chaque constitution, et pour la constitution excellente c’est celui qui est capable de choisir de manière réfléchie d’être gouverné et de gouverner en vue d’une menée selon la vertu. ». Agamben (2015b) renchérit en soutenant que « les citoyens se consacraient à la vie politique, ils se comprenaient d’abord eux-mêmes comme participants à la polis ; et la polis se constituait à partir de ce en quoi ils étaient essentiellement solidaires […]. En ce sens, polis et politique se définissaient l’un par l’autre. La politique prit ainsi pour un groupe relativement important de citoyens un contenu vital et un intérêt propre. La polis devint parmi les citoyens un domaine clairement distinct de la maison et la politique une sphère distincte du « règne de la nécessité ». » La définition moderne de la citoyenneté, comme le montre Balibar, en voulant dépasser cette conception classique que l’on vient expliciter à partir d’Aristote ou Agamben, a « promu ou inventé une notion de « citoyen » qui ne se conçoit pas d’abord comme le corrélat d’une appartenance communautaire (à une cité), mais comme l’accès à un système de droits dont aucun être humain ne peut être légitimèrent exclus.

 

» Cette promotion ou invention se trouve heurtée même à la constitution de la modernité qui n’arrivait pas à s’empêcher de se construire sur la classification des êtres humains en fonction de leurs différences.

 

Ce côté antithétique de l’ambition de la modernité montre qu’il est impossible de définir la citoyenneté sans prendre en compte l’importance de la pleine participation des citoyens aux affaires de la cité.

L’expérience de la figure de l’étranger dans les sociétés modernes, comme Guillaume le Blanc (2010) l’aborde dans son essai, dedans, dehors. La condition d’étranger montre l’importance de l’indicateur d’appartenance comme moyen de définir les modalités de participation à la cité.

 

En fait, l’opération sur la vie dont parle Agamben (2015a) fait écho à cette articulation entre ceux qui peuvent accéder à l’espace politique et ceux qui sont appelés à occuper les dehors de l’espace public.

Cette articulation permet d’identifier le jeu d’appartenance de la vie à l’espace public en fonction de la modalité qui la définit : la bios, comme vie politiquement qualifiée concerne l’espace public au plus haut point, et la zoe , de son côté, est l’opposée de la vie prenant siège au sein de la polis, elle est assignée à l’oikos, à l’espace privé.

 

La division de la vie ne s’arrête pas seulement, comme on l’a vu avec Agamben, à ces deux modalités limites, il y a la vie nue qui est une vie incluse à l’espace public au moyen de son exclusion. C’est cette opération que l’on veut analyser ici en vue de montrer que la distinction établie entre citoyen/Africain, au crépuscule de la révolution de Saint-Domingue, était déjà une tentative de fonder le politique sous le mode de l’inclusion au moyen de l’exclusion des nouveaux libres. Ce geste s’impose à plus d’un titre comme la genèse de la communauté politique en Haïti, puisque celui-ci ne change pas réellement de nature dans la société advenue au lendemain du 1er janvier 1804 : car la participation de la majorité de la population haïtienne à l’espace public se fait le plus souvent dans le jeu de l’inclusion au moyen de l’exclusion, c’est-à-dire une participation hétéronome, le plus souvent, conditionnée, instrumentalisée et aliénante. Mais avant d’éclairer cet aspect fondamental de notre bref essai, il est important de délimiter le concept d’espace public, non dans le sens habermassien du terme.

 

 

2.1.1.1- De la définition de l’ordre politique et sa confiscation par une minorité de privilégiés

 

Pour définir la notion d’espace public, l’on peut prendre en considération les réflexions de Cornelius Castoriadis (1998) qui nous dit : « Du point de vue de l’organisation politique, une société s’articule toujours, explicitement ou implicitement, entre trois parties. Ce que les Grecs auraient appelé oikos, c’est-à-dire « la maison », la famille, la vie privée.

 

L’agora, l’endroit public-privé où les individus se rencontrent, où ils discutent, où ils échangent, où ils forment des associations ou des entreprises, où l’on donne des représentations de théâtres, privées ou subventionnées, peu importe. C’est ce qu’on appelle, depuis le XVIIIe siècle, d’un terme qui prête à confusion, la société civile, confusion qui s’est encore accrue ces derniers temps. L’ecclésia, le lieu public public, le pouvoir, le lieu où s’exerce, où existe, où est déposé le pouvoir politique. » Avant de mettre en perspective la réalité haïtienne avec la manière dont Castoriadis définit l’espace politique, il faut dire qu’il est difficile de distinguer en Haïti la différence entre l’agora et l’ecclésia : la frontière entre la soi-disant société civile et le pouvoir politique reste encore très poreuse, les acteurs issus de chacune de ces sphères sont entremêlés. Il n’est pas exagéré de les loger quasiment à la même enseigne.

 

En fait, si l’on part de la manière dont Castoriadis définit l’espace public comme agora, l’on aurait compris que celui-ci, en Haïti, n’est pas cet espace ouvert dont parle Nicolas Poirier (2009). Il est, dans toutes ses coutures, confisqué au profit d’une minorité. Aucune des modalités de cet espace, décomposées par Castoriadis, n’est à la portée de tous en Haïti. Cette manière de constituer l’ordre politique, sous le mode de la confiscation de l’agora et de l’ecclésia par une minorité de privilégiés, trouve son fondement depuis déjà avec la distinction établie entre citoyen/Africain, au crépuscule de la période révolutionnaire de Saint-Domingue.

 

Cette distinction n’avait pas uniquement une visée économique, elle délimitait les espaces de l’organisation politique qui assignait la masse des anciens esclaves à la fois à l’oikos et surtout à une vie nue que l’on pouvait utiliser, au besoin, comme minerai vivant : comme domestique, comme soldat de l’armée coloniale ou indigène, comme attaché, comme demi-serf sur les champs agricoles, du reste comme enrôlé. Leur inclusion à la communauté politique procédait par le moyen de l’exclusion ; les anciens esclaves ont été désignés comme vie nue, comme vie nécessaire, tuable, à rendre fortunée la vie des Créoles comme bios (vie politiquement qualifiée). Ce rapport à la vie, déjà à Saint-Domingue, s’impose comme une époque, un régime d’historicité, et l’on a vu que même le contexte de la révolution n’arrivait pas à transformer cet ordre du temps caractérisé par l’établissement d’une société de séparation. En fait, la proclamation de l’indépendance d’Haïti, le 1er janvier1804, permettait-elle de dépasser cette époque, ce type de société d’apartheid ?

 

2.1.1.1- L’inclusion de la masse des anciens esclaves à l’espace public au moyen de son exclusion

 

Le spectre de la distinction établie entre « ceux dont leurs pères sont en Afrique » et ceux se réclamant d’être les héritiers des anciens colons continue de hanter la nation haïtienne, en dépit de son indépendance radicale. Le désir de faire société ensemble, manifesté par la majorité de la population, n’a pas trouvé son effectivité dans les actions politiques. Les élites créoles, de très tôt, n’avaient pas voulu fonder un monde ouvert où la masse des anciens esclaves pouvait prendre siège. Ce refus participe non seulement à fonder la communauté politique et dessine le contour de la citoyenneté qui s’impose comme un cercle concentrique regroupant dans son noyau une communauté d’entre soi composée de fonctionnaires civils, de hauts dignitaires de l’armée, des commerçants étrangers, etc. Le reste de la population, relégué dans les pays en dehors, s’est inclus à la communauté des citoyens au moyen de son exclusion. L’on peut, en effet, définir le processus d’inclusion au moyen de l’exclusion au sens d’Agamben comme une exclusion molle sévissant dans l’espace interstitiel existant entre le dedans et le dehors de la communauté politique, une participation aliénante, hétéronome, non active

 

 

2.1.1.1.1- De l’enrôlement économique de la plupart des membres du reste de la société

 

Il faut dire que ces pays en dehors ont été en dehors des villes et des bourgs intérieurs, mais surtout en dehors de la communauté politique, non dans un geste d’exclusion radicale, mais dans une inclusion au moyen de l’exclusion, une exclusion molle qui se manifeste au moyen de l’enrôlement. Celui-ci se manifeste d’abord sur le plan économique. Car le souci premier des élites haïtiennes, c’était de redorer le blason de l’économie esclavagiste ravagée par les guerres pour l’indépendance nationale. Cela fait que le foncier s’érigeait, tout de suite après l’indépendance, comme un butin de guerre mettant aux prises les élites entre elles. L’économie esclavagiste n’avait pas uniquement pour fondement le bien foncier, la main d’œuvre en constituait son moteur. La masse des bossales qui ne se logeait pas, depuis toujours, à la même enseigne que des élites créoles est appropriée par ces dernières comme instrument d’enrôlement pour faire fructifer l’économie agraire. Pour cela, elle est assignée à l’espace rural, sur les champs agricoles, comme base de l’économie rurale. Pendant longtemps celle-ci était appelée à favoriser l’enrichissement des hauts dignitaires de l’armée, des fonctionnaires civils, des négociants, des consignataires, des propriétaires absentéistes, etc. Le bien foncier était considéré comme base fondamentale de l’enrichissement des nouvelles élites se transformant en féodaux militaires ; en ayant de vastes domaines repartis dans les pays en dehors comme lieu d’asservissement des masses.

 

À la chute progressive de l’économie fondée sur l’agriculture, accélérée depuis les années 1980 ,causées par la libéralisation du marché, couplée à la faiblesse d’encadrement des paysans, aux catastrophes naturelles incessantes (cyclones, sécheresses, etc.), à la dégradation vertigineuse des couches arables des terres agricoles, aux ponctions injustifiées de l’État sur les maigres produits agricoles transportés aux marchés, au rapport rentier des intermédiaires comme les spéculateurs et les négociants avec les produits agricoles , à la parcellisation à outrance des surfaces cultivables , les masses s’émigrent massivement dans l’économie informelle pour n’être que des canaux de distribution des produits importés par les couches compradores. Le processus de tertiarisation (Bénéfque Paul et al. 2010) de l’économie nationale tend à renforcer l’assignation des membres des masses à l’économie informelle, s’imposant comme une économie de survie (survie comme pseudo-usage de la vie, comme ledit Agamben) (2015c). Face à cette masse, les élites haïtiennes ont toujours déployé à la fois une politique d’assignation, mais surtout une politique d’enrôlement. Ce concept correspond à celui utilisé par Fréderic Lordon (2010) qui le définit comme le processus par lequel l’on l’implique autrui dans ses propres entreprises, c’est faire entrer des puissances tierces dans la poursuite de ses affaires sans que celles-ci participent dans leurs épanouissements. Au contraire leur participation ne vise qu’à causer leur exploitation et faire taire leur capacité d’autonomie. Cet enrôlement, à l’égard des masses haïtiennes, ne se manifeste pas uniquement sur le plan économique.

 

 

2.1.1.1.2 Brève histoire de l’enrôlement des masses à la politique

 

Si l’on veut retracer l’histoire de l’enrôlement des masses haïtiennes à la politique, il n’est pas exagéré de remonter depuis la colonie de Saint-Domingue. Puisque, les anciens esclaves ont été pendant longtemps servis comme instrument de lutte dans les batailles opposant les classes supérieures entre elles. Le cas emblématique fut la fameuse affaire des Suisses. Enrôlés dans la guerre des affranchis, une fois que les droits civils obtenus, « les esclaves durent rendre leurs armes et retourner à leurs plantations et leurs maitres comme auparavant. » Cette pratique était monnaie courante à Saint-Domingue. Dans l’Haïti indépendante, comme le montre Alain Turnier, durant ce qu’il appelle la période des baïonnettes, les masses s’étaient souvent recrutées de force, dans le but de participer dans des batailles permettant l’arrivée au pouvoir des principaux chefs d’État du 19e siècle. Cette réalité d’instrumentalisation prend une nouvelle tournure avec les élections, surtout avec la consécration du suffrage universel, par la constitution de 1950, les masses sont entrainées dans des élections qui servent comme instrument de promotion à l’enrichissement d’une minorité. Comme un jeu pipé, ou « piège à cons » pour répéter après Jean-Paul Sartre cité par Kristin Ross (2009), les élections représentent, en Haïti, ce vaste espace d’inclusion exercée au moyen de l’exclusion des masses, un véritable lieu d’aliénation. Comme le dit Cornelius Castoriadis(1998) : « Ce n’est pas parce que la population […] désigne […], ceux qui feront les lois, qu’elle fait les lois. Ce n’est pas parce qu’elle désigne, une fois tous les [cinq ans], celui qui décidera de la politique du pays, qu’elle décide elle-même de cette politique. Elle ne décide pas, elle aliène son pouvoir de décision à des “représentants” qui, de ce fait même, ne sont pas et ne peuvent pas être ses représentants. »

 

Comme le dit Pierre Rosavallon(2011), l’on peut avoir plusieurs types de rapport au peuple, en répondant à la question suivante : y aurait-il une bonne et mauvaise façon d’être près du peuple ? L’on peut y être en prenant le peuple comme fait social, en ce sens il est considéré comme force historique active, comme une foule qui avance dans la rue, un groupe qui intervient pour rompre l’ordre des choses, c’est un peuple évènement ; l’on peut le considérer aussi comme peuplesujet composé d’égaux, d’individualités équivalentes sous le règne de la loi, etc. La manière dont on conçoit le peuple détermine, en fait, la conception du politique. La figure du peuple est souvent utilisée, en Haïti, comme moyen de chantage, comme peuple évènement, comme moyen permettant de bien se situer sur l’échiquier politique. Cette manière de construire le peuple par les oligarques haïtiens est à la base de la formation des institutions échafaudant l’ordre politique. Ces institutions, hissées sur ce roc, se trouvent incapables d’accueillir ce type de peuple dans leurs conforts. En fait, le peuple comme acteur, composé d’égaux, ou comme peuple autonome n’est pas au centre de l’intérêt défendu par les acteurs occupant l’échiquier politique haïtien. Son autonomie représente un obstacle à leur réussite. Car son autonomie est le lieu du congédiement des porte-paroles, des haut-parleurs qui font leur carrière en se faisant passer pour les défenseurs des causes soi-disant populaires. C’est dans un tel vide institutionnel que le peuple est souvent convié dans les marges de la politique par les leaders démagogues haïtiens. Un vide, à la fois social, culturel, politique et économique, qui symbolise l’absence de repères favorables à la montée du peuple haïtien en généralité.

Les dernières présidentielles, durant l’ère post -1986, représentent ce lieu où le peuple est convoqué dans le but de montrer sa force, pour être un peuple évènement, non un peuple-sujet ; sa convocation ne se fait pas dans le but de l’outiller afn de devenir sa propre force, mais une force au service du triomphe d’autrui. Cette participation, sur le mode de la convocation, à chaque fois, est loin de pouvoir favoriser la conjugaison d’une quelconque citoyenneté, c’est plutôt le lieu d’un enrôlement qui devient de plus en plus abject. Ses infimes tentatives d’action enregistrées en dehors de l’ordre de l’enrôlement peut être cantonnées à ce que Saskia Sassen(2005) appelle politique informelle, une pré-politique n’affectant presque pas la cité dans sa dynamique, tout débordement des enrôlés serait fortement et rapidement réprimé par les forces de l’ordre en vue de rétablir les dynamiques de la routine socioéconomique : l’on peut prendre en exemple le cas de la scission de Goman dans la Grand-Anse durant le 19e siècle, qui a été sévèrement maté par les forces de l’ordre de l’époque (Benoit Joachim, 2014) . Ces types d’action, comme le dit Sassen, « n’entrent pas dans le système politique formel ». Puisque ceux qui les ont entrepris ne sont pas réellement inclus dans la cité. C’était pareil à Athènes du Ve siècle Av. J.C, le zoon politikon dont parlait Aristote ne concernait pas les esclaves. Agamben (2015c, p. 26) nous dit, à la suite d’Aristote, que « […] l’esclave comme un être qui, « tout en étant un homme, est, par nature, d’un autre, mais n’est pas de soi .»

A suivre

 

Géraldo Saint-Armand, Sociologue, essayiste, Professeur d’histoire économique et sociale d’Haïti au Campus Henry Christophe de Limonade

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