L’applicabilité directe de la Convention internationale des droits de l’enfant en Haïti

Le 20 novembre 1989, les Nations unies ont adopté, avec un succès poignant, la Convention internationale des droits de l’enfant (ci-après la Convention). L’adoption de cette Convention catégorielle a constitué un tournant fondamental dans l’histoire des droits de l’enfant, ce à un double niveau. D’abord, il s’agit du premier instrument international contraignant en matière de droits de l’enfant, car ceux-ci étaient auparavant contenus dans la Déclaration des droits de l’enfant du 20 septembre 1959, dénuée de valeur contraignante pour les États. Ensuite, contrairement à ce qui est relayé habituellement, la Convention n’a pas introduit les droits de l’enfant dans les systèmes juridiques nationaux, sa particularité c’est d’avoir contribué à l’émergence du statut de l’enfant comme sujet de droit à part entière, en lui reconnaissant un ensemble de droits subjectifs dont seuls les adultes pouvaient s’en prévaloir jusque-là. Sans doute, cette Convention fait partie aujourd’hui des instruments internationaux les plus ratifiés du système de traités des Nations unies (196 États parties). Malgré ce succès marquant qu’elle a connu, elle est loin d’être le texte le plus appliqué dans le droit interne des États parties. Pendant longtemps, ce qui demeure encore le cas aujourd’hui, la Convention a fait l’objet de vives critiques : on lui reproche, notamment, un certain défaut de fabrique mettant à mal ses prétentions révolutionnaires vis-à-vis des droits de l’enfant. Son applicabilité directe se trouve mise en cause au niveau de certaines juridictions nationales, qui constituent pourtant un passage obligé pour sa mise en œuvre effective. C’est l’occasion d’une réflexion sur son applicabilité directe en (Haïti) pendant qu’on s’apprête à célébrer le 30e anniversaire de son adoption.

En effet, on le sait, l’applicabilité directe s’entend de l’« aptitude d’une règle de droit international à conférer par elle-même aux particuliers, sans requérir aucune mesure interne d’exécutions, des droits dont ils puissent se prévaloir devant les autorités juridictionnelles de l’État où cette règle est en vigueur ». Une double condition est imposée pour qu’une convention soit considérée comme telle : elle doit être, d’une part, incorporée dans le droit interne de l’État partie et, d’autre part, disposer de sa qualité propre, c’est-à-dire avoir un degré de normativité non équivoque - en ce que la norme soit précise et complète - et exprimer une intention claire à créer des droits subjectifs pour ses destinataires. Ces considérations, d’essence doctrinale et jurisprudentielle, ont largement renforcé l’office du juge national, qui se fait interprète de la Convention en parvenant à dégager des critères, non uniformes, s’érigeant parfois en obstacles incontournables à son invocabilité.

Dans le contexte haïtien, le juge a toujours fait montre d’une certaine aversion à l’égard du droit international. Supplantant la Convention, son attitude se caractérise par son attachement indéfectible au droit national, en témoigne sa jurisprudence (judiciaire). D’où, la difficulté, quoique surmontable, d’apprécier effectivement son applicabilité directe, faute de critères jurisprudentiels connus ou de méthode habituelle d’interprétation de la norme conventionnelle.

À travers cette contribution, on cherche donc à comprendre la situation actuelle de la Convention, au double plan juridique et judiciaire. Ainsi, on tentera de montrer que si la Constitution haïtienne permet implicitement son invocabilité par quiconque (I), toutefois la Convention se heurte à la position tranchante du juge en faveur le droit national traduisant un rejet camouflet de celle-ci (II).

 

I. Le cadre constitutionnel, une reconnaissance « implicite » de la Convention internationale des droits de l’enfant

Le droit international a toujours voulu garder, non sans difficultés, une certaine supériorité par rapport au droit interne. Cette suprématie s’exprime, particulièrement, à travers la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités qui défend aux États de faire valoir les dispositions de leur droit interne comme motif valable pour la non-exécution d’un engagement international (article 27). Toutefois, le droit international se montre respectueux des règles fondamentales relatives à l’organisation de l’État, au plus haut sommet, exprimant une part de souveraineté (nationale). En cela, il garde une posture neutre quant aux choix constitutionnels opérés pour la réception des traités. Ici on veut faire allusion à la distinction classique entre système moniste et système dualiste. Le premier doit mériter notre attention, dans la mesure où il existe dans ce système une applicabilité immédiate des traités ; ces derniers sont incorporés dans le droit interne sans faire l’objet de mesures exécutoires. Mais, paradoxalement, c’est dans ce type de système où le problème de l’applicabilité directe des traités (relatifs aux droits de l’homme) se pose le plus.

Habituellement, le système haïtien est taxé de moniste. L’analyse d’un tel choix, opéré par les constituants de 1987, doit être faite avec prudence. En effet, la création tardive - et non fonctionnel jusqu’à ce jour - du Conseil constitutionnel, comme organe chargé de veiller au respect de la Constitution, est l’un des facteurs expliquant l’inexistence d’une jurisprudence éclairante et abondante sur les dispositions constitutionnelles. La Cour de cassation, qui ne peut être saisie qu’à postériori dans le cadre d’une exception d’inconstitutionnalité soulevée à l’occasion d’un litige quelconque, n’a pas non plus contribué à une telle entreprise. Sa jurisprudence, très rare en tout cas en la matière, ne s’est intéressée jusqu’à date qu’aux conflits de compétence qui ont eu lieu entre les pouvoirs exécutif et législatif en matière de conclusion de traités (Haïti, Cour de cassation, 27 mars 1992, 03/1992 - Numéro NOR : 68 826 ; Haïti, Cour de cassation, 27 mars 1992, 27-03-92 - Numéro NOR : 147 130).

À défaut d’une jurisprudence constitutionnelle (riche) relative à la valeur constitutionnelle des traités, on se réfère ordinairement à l’article 276-2 de la Constitution, devenu très populaire, qui dispose que : « Les Traités ou Accords internationaux, une fois sanctionnés et ratifiés dans les formes prévues par la Constitution, font partie de la législation du pays et abrogent toutes les lois qui leur sont contraires ». Et ils sont donnés purement et simplement sous forme de décret (article 276-1). On découvre ici une Constitution d’inspiration moniste avec la préservation de son intangibilité. Certains diraient mieux un monisme constitutionnel ! En ce sens, une fois l’écran constitutionnel franchi, la norme conventionnelle - supralégale - intègre le droit interne sans être assujettie à une procédure de réception rigide.

De là, on peut considérer que la Convention trouve sa pleine et entière consécration. Sa réception dans le droit interne s’est effectuée dans le respect intégral des dispositions constitutionnelles et des formalités institutionnelles établies. Haïti a ratifié la Convention le 23 décembre 1994 (Décret de ratification voté par l’Assemblé nationale à cette date). Un instrument de ratification a été déposé le 8 juin 1995 auprès du Secrétariat général de l’Organisation des Nations Unies (Section des traités de l’organisation), désigné comme dépositaire de la Convention (article 53). Sa publication dans le journal officiel le Moniteur, comme canaux officiels de communication, a finalement mis la Convention à la portée de tous ; elle devient un instrument juridique à part entière faisant partie de la législation haïtienne, et susceptible d’être invoquée par les justiciables.

Il faut dire que, l’incorporation de la Convention dans le droit interne des États parties revêt une grande importance pour le Comité des droits de l’enfant, qui est l’organe de surveillance de celle-ci. Selon le Comité des droits de l’enfant, cela traduit un facteur de reconnaissance de la Convention à l’échelle nationale. Cela dit, à l’occasion d’une évaluation périodique des efforts de mise en œuvre de la Convention, le Comité a « accueilli avec satisfaction l’incorporation dans le droit interne de la Convention relative aux droits de l’enfant et d’autres instruments relatifs aux droits de l’homme ratifiés par l’Argentine et se félicité de ce que, du fait de l’importance qui leur est accordée sur le plan juridique, ils l’emportent sur les lois nationales » (Argentine, CRCI/15/Add.35, par.6). Par ailleurs, relativement à son applicabilité directe, le Comité se « félicite de constater que la Convention est directement applicable et que ses dispositions peuvent être invoquées devant les tribunaux comme elles l’ont d’ailleurs été dans plusieurs cas » (Belgique, CRC/C/15/Add.38, par. 6).

Cependant, l’incorporation de la Convention dans le droit interne des États parties n’est pas une condition suffisante pour juger de son applicabilité directe. Elle est soumise également au contrôle strict du juge national, dont la jurisprudence peut inquiéter les justiciables.

 

II. Le cadre jurisprudentiel, un rejet « camouflé » de la Convention internationale des droits de l’enfant

La norme conventionnelle, pour être directement applicable, doit-on le rappeler, doit disposer de sa qualité propre. Elle doit être, d’une part, précise et complète (critère objectif) et, d’autre part, créée des droits pour ses destinataires (critère subjectif). Ces critères sont appréciés par le juge interne, qui devient juge de l’applicabilité directe. Cette notion doit, pour une large part, sa conceptualisation à la jurisprudence des juridictions nationales où les critères invoqués sont appliqués souverainement, donc de manière distincte.

La Convention reflète foncièrement ces divergences jurisprudentielles, qui sont tantôt favorables, tantôt en désaccords sur son applicabilité directe, même si les récentes évolutions jurisprudentielles semblent converger vers une reconnaissance de celle-ci. En effet, au Canada, la Convention reçoit un accueil favorable sur le plan judiciaire dans la mesure où, dans certains cas, elle est utilisée comme une norme supplétive permettant d’interpréter certaines dispositions du droit interne relatives aux droits fondamentaux de l’enfant, qui paraissent ambiguës. Ce qui est loin d’être le cas en France. Après le rejet en bloc de l’applicabilité directe de la Convention (Arrêt le Jeune), la jurisprudence française a évolué tout en admettant certaines limites. Les plus hautes juridictions françaises (Cour de cassation et Conseil d’État) optent pour une approche casuistique. En ce sens, l’applicabilité directe de la Convention est appréciée au cas par cas : certains articles sont directement applicables tandis que d’autres ne le sont pas (Arrêt Mlle Cinar, Arrêt Gisti). Dans son revirement jurisprudentiel de 2005, la Cour de cassation s’est ralliée au raisonnement sélectif du Conseil d’État (Civ. 1re, 18 mai 2005, Bull.civ. no 212, pourvoi no 02-20.613 et Civ. 1re, 18 mai 2005, Bull.civ.I no 211, pourvoi no 02-12.336).

Dans le contexte haïtien, le juge n’a pas caché son aversion à l’égard du droit international. Sa jurisprudence, sans surprise, témoigne d’un nationalisme juridique en accordant une primauté certaine au droit interne sur le droit conventionnel.

La jurisprudence de la Cour de cassation est particulièrement révélatrice d’une telle tendance, notamment en matière de garde d’enfants et pensions alimentaires. Dans une affaire de ce type, la Cour de cassation a reconnu clairement le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, et fait de cela l’unique base sur laquelle la garde de l’enfant doit être confiée à une personne. En l’espèce, la Cour a préféré passer outre des dispositions de l’article 3 de la Convention consacrant, avec un luxe de détails, le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant, pour se référer au Décret du 8 octobre 1982 portant sur le statut de la femme mariée. Se basant sur ce texte, dont la pertinence paraît subsidiaire par rapport au principe invoqué, la Cour a attribué la garde de l’enfant à la mère considérant que celle-ci est la personne la plus apte à répondre à l’intérêt supérieur de l’enfant (Cour de cassation, 2e section, 23 janvier 2014, GR4850-4334).

Dans une autre affaire de même nature, la Cour a reconnu encore une fois - mais cette fois-ci en des termes plus nuancés - le principe de l’intérêt supérieur de l’enfant. Elle considère que : « Le juge ne doit avoir en vue que le plus grand avantage de l’enfant et non l’intérêt des parties. (Cour de cassation, 3 mai 2012, RG4515-4040). En l’espèce, la Cour a ignoré les dispositions de la Convention consacrant ce principe pour s’appuyer sur le Décret du 14 septembre 1983 réglementant la procédure de recouvrement des créances alimentaires et celle relative à la garde d’enfants ainsi que l’article 289 du Code civil, afin de montrer tout simplement que cette matière est laissée à l’appréciation souveraine du juge des référés.

Enfin, la Cour de cassation va jusqu’à reconnaître le droit respectif des parents de “surveiller à l’entretien et à l’éducation de l’enfant (Cour de cassation, 19 avril 1999). Elle s’est basée sur les articles 192 et 290 du Code civil qui ont d’une certaine façon rationalisé les pensions alimentaires, en passant sous silence les dispositions des articles 18 et 28 de la Convention qui traitent respectivement de l’entretien de l’enfant et de son droit à l’éducation.

Ce faisant, si le juge ne conteste pas ouvertement la Convention, mais sa jurisprudence, constante en matière de garde d’enfants et pensions alimentaires, témoigne d’une valse-hésitation à l’endroit de celle-ci.     

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La Convention doit composer à la fois avec sa popularité et les critiques dont elle est l’objet. Il n’en demeure pas moins que cet instrument clé en matière de droits de l’enfant a encore du chemin à parcourir, en dépit du travail considérable qu’effectue le Comité des droits de l’enfant pour la rendre perfectible. Le contexte haïtien montre que, malgré son incorporation réussie dans l’ordre juridique interne, la Convention se heurte à l’approche du juge qui diminue considérablement sa portée. Toutefois, on doit reconnaître les limites de cette contribution, dans la mesure où on n’a pas pu passer en revue toute la jurisprudence haïtienne. Ce qui serait trop ambitieux d’ailleurs ! C’est pour dire qu’on n’a pas encore repéré dans l’œuvre du juge des critères connus sinon une méthode d’interprétation de la norme internationale, si ce n’est que son mutisme pour l’instant.

 

Bibliographie sélective

  • DHOMMEAUX Jean, ‘Monismes et dualistes en droit international des droits de l’homme’, in Annuaire française de droit international, volume 41., 1995, pp.447-468.
  • LAVALEE Carmen, ‘La Convention relative aux droits de l’enfant et son application au Canada’, in Revue internationale de droit comparé., Vol.48 no 3, juillet-septembre 1996, pp.605-630.
  • NEIRINCK Claire et BRUGGEMAN Claire (Dir.), La Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), une convention particulière, Dalloz, 2014.
  • PELLET Alain et MIRON Alina, ‘Nationalisation du droit international et particularismes constitutionnels français’, in LIDRIN., 2014/11/17, pp.325-321.
  • TAXIL Bérangère, ‘Les critères d’applicabilité des traités internationaux aux États Unis et en France’, in Revue internationale de droit comparé., Vol.59 no 1, 2007, pp.157-176.
  • UNICEF, Manuel d’application de la Convention relative aux droits de l’enfant, Fonds des Nations Unies pour l’Enfance, 2002.
  • VERHOEVEN Joe, ‘La notion d’applicabilité directe du droit international’, in Revue belge de droit international., 1980, pp.243-264.

 

 

Delva DIMANCHE

Master 2 Droit public (Université Grenoble Alpes – France)

Chargé de cours, Centre d’Études Diplomatiques et Internationales (CEDI)

Associé Senior chez Expertus Firme d’Avocats

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