« Mettre les mots sur les maux»

Publication des informations sur les marchés publics en Haïti : la grande désillusion

Comment les citoyens peuvent-ils évaluer l’action des gouvernements sans disposer d’informations sur leurs actes administratifs ? Comment un investisseur peut-il entreprendre dans un environnement peu ou mal connu ? Comment un nouveau candidat peut-il accéder aux marchés publics sans disposer de données sur le secteur ? Comment l’organe de régulation et de contrôle peut-il proposer au gouvernement une politique en matière de marchés publics sans disposer de données ? En vue de réponses satisfaisantes à ces quatre questions, l’information s’avère déterminante. C’est à juste titre que John Ray Grisham disait : l'information, c'est le pouvoir. Cette assertion résume l'importance d'être bien informé. Ainsi, quand les citoyens disposent d’informations, ils peuvent demander des comptes à leurs gouvernements et sont en mesure de prendre des décisions éclairées. Dans le cas contraire, le citoyen est de plus en plus méfiant à l’égard des dirigeants placés aux fonctions publiques. D’autre part, quand les entrepreneurs ont accès à l’information, ils sont plus enclins à rechercher des opportunités d’affaires.  

Consciente de l’enjeu que revêt l’information, l’Assemblée générale des Nations Unies, dans sa résolution du 10 décembre 1948, a adopté la Déclaration universelle des droits de l’homme, englobant le droit à l’information dans le droit à la liberté d’expression. Depuis, la liberté de l’information a bénéficié d’une large reconnaissance qui tend à s’intensifier durant ces vingt dernières années. En 2011, pour son 20e anniversaire, l’UNESCO a tenu une conférence qui a attiré l’attention sur le droit des personnes à rechercher et à recevoir des informations. Cette initiative a culminé en 2019 par la reconnaissance par les Nations-Unies du 28 septembre comme Journée internationale de l’accès universel à l’information. L’année 2021, la journée internationale de l'accès universel à l'information est centrée sur le thème « Le droit de savoir : Construire en mieux avec le droit d’accès à l’information ». Elle souligne la nécessité d’accroître l’accès aux lois sur l’information et de les mettre en application dans le monde entier afin de promouvoir la vision de l’information comme un bien public universel.

De surcroit, l’utilisation des nouvelles technologies dans le champ de l’action publique a conduit à la naissance de la notion ”Open Data” (ouverture de données). L’Open Data consiste pour une organisation, à mettre à libre disposition certaines de ses données, via le web, afin que ces dernières soient réutilisables par les citoyens et/ou les entreprises. L’ouverture des données publiques vise à promouvoir plus d’efficacité de l’action publique et à renforcer la participation des citoyens. Elle s’est étendue notamment sous l’impulsion d’ONG comme l’Open Knowledge Foundation (OKFN) et le Partenariat pour un gouvernement ouvert (PGO).

Dans cette même veine, étant un domaine privilégié de détournements des fonds publics tenant compte de l’importance des montants qui sont en jeu (soit 12 % du PIB dans les pays de l’OCDE), les marchés publics sont considérés comme un secteur prioritaire qui nécessite la diffusion régulière d’informations sur les procédures de passations et d’exécution des marchés publics, souvent longues et complexes.

De ce fait, des organisations internationales ont mis en place des mécanismes capables de stimuler les pays à la publication des informations sur les marchés publics. En effet, l’Open Contracting Partnership (OCP) « le processus ouvert d’octroi de contrats », créé en 2012, a pour mission principale d'encourager la publication des informations ouvertes en ligne sur l’octroi des contrats gouvernementaux, de prévenir la corruption et de créer un environnement d’affaires favorable au bien-être des citoyens grâce à l'Open Data. La « Global Public Procurement Database (GPPD) », lancée 18 mars 2020, à Washington par la Banque mondiale, est une base de données en ligne sur les marchés publics mise à la disposition des pouvoirs publics, organisations de la société civile, opérateurs économiques et citoyens.

Malgré cette révolution que connait le droit d’accès à l’information à travers le monde, force est de constater qu’Haïti ne parvient pas à s’imprégner des dispositifs en matière d’accès à l’information. On assiste à un déficit d’accès des citoyens à l’information imputable au manque de transparence des organismes publics en Haïti. En effet, la délimitation entre les données publiques partageables et celles qui nécessitent la confidentialité reste souvent floue. Et dans le doute, en l’absence d’un cadre juridique clair, la non-publication demeure souvent la règle.

Spécifiquement, dans le domaine des marchés publics on assiste aussi à un manque de collecte adéquate de données et d’accessibilité des citoyens aux informations. Ce qui constitue un frein à la participation de candidats effectifs ou potentiels aux appels d’offres. Ainsi, la Commission nationale des Marchés publics (CNMP), organe de régulation et de contrôle du système national, ne publie aucune information ouverte en ligne relative aux contrats gouvernementaux sur les plateformes internationales dédiées. Quelle désillusion ! Elle ne parvient donc pas à s’arrimer aux standards internationaux.  

Pour rappel, déjà en 2013 lors de l’évaluation de notre Système national de passation des Marchés publics, un risque élevé était soulevé sur l’intégrité et la transparence des procédures de passation des marchés publics (Pilier 4 avec le taux d’achèvement le plus bas de 9.59%). Cette évaluation a été menée conjointement par la BID et le gouvernement haïtien selon les indicateurs et les normes de référence définis au niveau international (OCDE/DAC) répartis sur 4 piliers comparés chacun au poids de 25%.  À l’issue de l’évaluation, le système haïtien a eu un taux d’achèvement de 50.18%, nettement inférieur au standard international requis. Fort de ces considérations, il a été recommandé à la CNMP de définir les indicateurs et les procédures de collecte de façon à pouvoir disposer de données lui permettant de mesurer la performance du système. De plus, il a été suggéré à la CNMP de mener périodiquement des audits pour vérifier la fiabilité du système de collecte des données. Neuf (9) ans après l’évaluation, il se dépeint ce même tableau de données inadéquates au sein du système. Ainsi, un regard critique sur le système national nous permet d’interroger les faits suivants :

Comment peut-on expliquer que la CNMP a affiché uniquement sur son site web quatre (4) plans annuels de passation de marchés transmis par les autorités contractantes pour l’exercice 2021-2022 ? Pourquoi, plus de 13 ans après la promulgation de la loi du 10 juin 2009 qui impose la publication du plan, la pratique de planification des marchés publics n’est-elle pas encore ancrée dans les habitudes des institutions publiques ? Une vraie régulation du système national ne pourra-t-elle pas épargner les finances publiques de multiples déficits ? À supposer que la reconduction budgétaire a eu des effets néfastes sur les projets programmés ainsi que les marchés qui en découlent, les plans devraient être quand même préparés en tenant compte des crédits disponibles de l’exercice.

Pourquoi sommes-nous au début de l’exercice fiscal 2022-2023, contre toute attente, la CNMP n’a pas encore publié le rapport annuel 2020-2021 ? Une telle situation n’est-elle pas inédite dans la pratique de publication du bilan annuel de la CNMP ? Sur quelle base les objectifs des exercices 2021-2022 et 2022-2023 ont-ils été fixés ? Peut-on s’attendre à la publication des statistiques pour les 2 exercices passés pour rattraper ce retard monstrueux ? Attendons voir. La CNMP aura soin d’intégrer dans les rapports annuels les statiques relatives au pourcentage de la participation des marchés publics dans le Produit Intérieur Brut (PIB) du pays. Une telle donnée peut aider les économistes et d’autres chercheurs dans leur analyse.

Comment expliquer que la CNMP publie des informations manquantes sur les « bénéficiaires effectifs » de marchés passés, précisant que des formulaires n’ont pas été insérés dans des contrats ? Cette pratique n’est-elle pas contraire au principe d’égalité de traitement des candidats et de la transparence des procédures ? La Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA) ne doit-elle pas mettre fin au visa et à la validation des contrats non munis du formulaire de bénéficiaires effectifs ? Selon les vœux de la Déclaration des droits humains, la loi doit être la même pour tous. Gare à l’irresponsabilité et au parti pris des institutions de contrôles !

La CNMP doit se garder de continuer à publier les statistiques incomplètes sur les « bénéficiaires effectifs ». Elle aurait mieux fait de publier les statistiques sur les « marchés passés » comme par le passé en y intégrant les données sur les bénéficiaires effectifs. Ce procédé permettra au public de disposer de plus d’informations sur la vie des marchés. Gare au raccourci !

Pourquoi ”Le bulletin de la CNMP” supplante le ”Rapport trimestriel”’ ? Pourquoi la CNMP ne poursuit-elle pas la publication de ce dernier comme par le passé en y intégrant quelques activités du bulletin ? Il convient de noter que le rapport trimestriel a été établi pour fournir au public des données à jour sur la vie des marchés en attendant la publication du rapport annuel. Il y va de la performance du système national. Gare au raccourci !

L’article 10 de la loi du 10 juin 2009 prévoie les attributions que doit exercer la CNMP. Parmi lesquelles on peut citer l’alinéa 5 qui exige la diffusion de l’information sur les marchés publics. Force est de constater de graves manquements à cette obligation. On se permet, en guise d’épilogue, quelques remarques :

L’alinéa 6 stipule ”Tenir une banque de données accessible à toutes les autorités contractantes et contenant une liste d’entreprises et fournisseurs indiquant les informations relatives à leur performance et leur intégrité”. Pourquoi ces informations ne sont jamais mises en ligne sur le site web de la CNMP pour être accessibles au public ?

L’alinéa 11 stipule que la CNMP doit ”mener ou faire mener des enquêtes sur des questions intéressant les marchés publics”. Nombreux sont les scandales de corruption défrayant la chronique (la surfacturation des kits scolaires au ministère des Affaires sociales en août 2017, le contrat encadrant la passation du marché de gazonnage synthétique de 14 parcs, la construction du viaduc de Carrefour…). Quid des résultats de ces enquêtes ?

L’alinéa 14 précise que la CNMP peut ”imposer des sanctions administratives en cas d’irrégularités constatées dans la passation et l’exécution des marchés publics”. Qu’en est-il de ces sanctions administratives ? Le rapport d’audit de procédures sur les marchés publics, déroulé du 11 au 30 juillet 2016, n’a-t-il pas révélé plusieurs cas d’irrégularités ?

L’alinéa 15 lui fait obligation de ”Diffuser chaque trimestre la liste des entreprises ou fournisseurs ayant gravement failli aux clauses des marchés et qui ne peuvent plus y participer dans les conditions prévues par la loi et les règlements”. On peut se demander pourquoi ces rapports ne sont pas diffusés sur le site web de la CNMP ? Pourquoi la sous-rubrique ”Liste noire”, ne contient aucun nom des entreprises ? Irresponsabilité ?  

On peut continuer à épiloguer et se questionner sur d’autres faits, mais la liste serait trop longue. Le tableau qu’on vient de brosser est affligeant. C'est celui de la publication insuffisante d’informations sur les marchés. On pourrait déduire que notre système national continue de souffrir de ce même risque d’intégrité et de transparence décelé dans le rapport de 2013. Il ressort qu’aucun suivi n’a été accordé aux recommandations dudit rapport.   

Il est urgentissime que la Commission nationale des marchés publics améliore la collecte et la diffusion d’informations sur les activités de passation et d’exécution de marchés publics. Il y a nécessité d’une mise en place d’un système de collecte systématique de données, y compris une base de données interactive consultable en ligne et accessible au public. La CNMP se doit de publier des données relatives aux contrats des autorités contractantes sur les plateformes internationales dédiées. Par conséquent, elle ferait mieux de se concentrer sur son cœur de métier afin de renforcer les acquis du passé et de ne pas se laisser trop engluer par des actions éparses. Gare aux raccourcis !   

Les organisations de la société civile, dont la presse, doivent sortir de leur silence complice pour exiger des pouvoirs publics la publication systématique des informations sur tous leurs actes administratifs, particulièrement des institutions de contrôles du pays (CNMP, CSCCA, IGF, ULCC, UCREF, CONALD). Gare à l’irresponsabilité et à la complicité !

Ce pavé jeté dans la marre constitue ma modeste contribution à l’intégrité et la transparence du système national de passation des marchés publics.  

Edlin JOSEPH

Professeur à l’INAGHEI.

Spécialiste senior

Passation des marchés publics

edlinhaiti@gmail.com

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