Éléments descriptifs d’un aperçu d’un Plan de gouvernement : rencontre avec Edmond Paul

La pensée sociale haïtienne de la fin du 19e siècle est l’une des plus grandes œuvres de la civilisation de cette Première République noire indépendante. Elle est marquée par des travaux de brillants intellectuels haïtiens qui ont pensé la souveraineté, l’intégration et la modernisation du pays. C’est de cette immortelle génération d’intellectuels qu’Edmond Paul fait partie. D’ailleurs, Anténor Firmin voyait en cet homme : « la plus grande incarnation de notre conscience nationale ». Le présent papier vous propose une rencontre avec ce bel esprit, cet idéologue conséquent, fondateur du Parti libéral, à travers un exposé des grandes lignes qui structurent un aperçu d’un Plan de gouvernement qu’il a produit. Ce plan est présenté dans le Tome I des Œuvres posthumes publiées à Paris en 1896 dans les Éditions de l’Université haïtienne.

 

Qu’est-ce qu’un Plan de gouvernement ?

Edmond Paul part du postulat suivant lequel « dans les pays où l’ordre social repose sur des fondements solides et incontestés, il n’est, en général, question pour les administrations qui se succèdent que d’ajouter l’une après l’autre leur pierre à l’édifice national pour son achèvement indéfini. » Pourtant, il avait constaté qu’en Haïti, les bases mêmes de cette société sont restées incomplètes ; les institutions se trouvaient dans un cycle où elles vacillent sans cesse. Déjà _ nous sommes à la fin du 19e siècle _ la jeune République a connu quatre crises systémiques qui ont commencé la désagrégation de son avenir : d’abord, la crise de 1806 née de l’assassinat du fondateur de la nation ; ensuite, celle de 1843 qui fait suite à la chute du Président Jean Pierre Boyer ; puis la crise de 1867 où ce pays de 27 750 km2 se verra diviser en trois républiques : Sylvain Salnave dans l’Ouest, Nissage Saget dans le Nord et l’Artibonite et Michel Domingue dans le Sud ; vient ensuite la crise de 1883 mettant en opposition le Parti libéral et le Parti national.

Cette situation de si profonds troubles représentait, évidemment, une entrave au progrès de la jeune nation. Dans ce contexte, en vue de contribuer à la modernisation politique de celle-ci, Edmond Paul a cru urgent de doter le pays d’un Plan de gouvernement. Il s’agit pour lui « d’un plan dont les parties et les liens ne se mesurent plus à la durée éphémère d’un cabinet ou d’un règne, mais embrasse tout un ordre d’idées, tout un ensemble de réformes à réaliser, les uns attirant les autres et se complétant, pour porter notre État à la hauteur que lui avait présagée ses étonnantes origines. » Donc, ce n’est pas par l’assemblage d’un ensemble de petits projets de bric et de broc improvisés par des gouvernements n’incarnant aucune vision globale de développement que la nation haïtienne se verra prospère.

Voici, dans les lignes qui suivent, quatre des grandes propositions autour desquelles s’articule l’aperçu de Plan de gouvernement rédigé par Edmond Paul.

 

La transformation des campagnes

Edmond Paul, dans son aperçu de Plan de gouvernement, réclame les mêmes droits civiques et politiques pour tous les citoyens du pays. Il regrette que nos premiers législateurs aient creusé un fossé ayant admis toute une distinction quant à l’exercice de la liberté civile entre le peuple des campagnes et celui des villes. Autrement dit, la République d’Haïti a connu des lois qui ont systématiquement créé et entretenu des dichotomies entre le rural (andeyò) et l’urbain (lavil). Elles perdurent aujourd’hui encore. Ces oppositions entre le rural et l’urbain font partie des grandes contradictions principales qui traversent la société haïtienne. Cependant, l’œuvre d’Edmond Paul nous enseigne qu'elles peuvent être aplanies à la faveur d’un Plan de gouvernement dont les mesures _ il en donne des exemples _ doivent faire « que la campagne devienne ce qu’elle doit être, c’est-à-dire un simple prolongement de la ville ; qu’on y trouve, comme ailleurs, les commodités de la vie, le médecin, le boulanger, le boucher, l’épicier, l’école, le chapelain, le poste de police. » Arrêtez un instant et demandez-vous : l’état des lieux des zones rurales de l’Haïti du 21e siècle répond-il à cette vision d’Edmond Paul ?

 

La reprise du travail industriel

Edmond Paul fut du nombre des intellectuels libéraux du pays prônant le développement de celui-ci par l’industrialisation. Cette idée fait écho dans son aperçu de Plan de Gouvernement. Il commence par se demander, avec raison « à quoi est-il propre, le peuple qui ne confectionne pas même ses vêtements et ses chaussures ? » Il regrette que les quelques industries qu’Haïti possédait _ quoiqu’elles aient été rudimentaires _ soient dissipées par des mesures économiques qui témoignaient de l’ineptie des gouvernants haïtiens. Même pour se chausser et se culotter, le peuple haïtien se tourne vers l’extérieur. Parallèlement, il a observé que les gens en ville se battent et se culbutent pour s’assurer l’existence dans les places faiblement rémunératrices de l’État. Dans cette circonstance, ce classique de la pensée sociale haïtienne fait l’apologie de l’initiative privée et soutient « qu’il ne saurait donc, à cette heure, exister une plus suprême nécessité que celle de la reprise du travail industriel. » Dans son aperçu de Plan de gouvernement, il propose des voies et des moyens pour y arriver.

 

Réorganisation de l’Enseignement général

Dans la pensée d’Edmond Paul, « l’instruction est le plus puissant des leviers du progrès et que, si elle est bien réglée, elle nous permettra, elle seule, de nous élever, vite et surement, sur l’échelle de la richesse, de la moralité et de la dignité. » Ceci dit, son aperçu de Plan de gouvernement ne saurait omettre le problème de l’éducation nationale. Il plaide pour un enseignement capable d’atteindre le but qui suit : le bien social. Ainsi, il propose sommairement des mesures, d’un côté, de développement de l’École professionnelle dans le pays, et d’un autre côté, de réforme de l’Instruction publique. Il préconise un système éducatif capable de « procurer à la généralité de nos jeunes gens une instruction plutôt scientifique que littéraire, conforme aux besoins des carrières à fonder et appropriée à notre état social et politique. » C’est un problème qui demeure aujourd’hui encore : Haïti se confine dans la littérature en minorisant les disciplines scientifiques ; de surcroit, son enseignement universitaire se fonde sur des généralités et ne s’occupe presque pas des spécificités du local.

 

Réorganisation de la chose publique

Cette proposition de réorganisation de la chose publique s’inscrit dans un contexte où, en Haïti, les services militaires se mélangeaient aux services civils. Ce qui est pour Edmond Paul une incohérence que la raison publique réprouve. Fort de cela, a-t-il préconisé deux réformes : borner le régime militaire aux choses de l’armée et réorganiser la chose publique. Il s’agissait pour lui, d’une part, d’« arracher le pays aux angoisses de ses habitudes soldatesques » et d’autre part, « laisser le développement matériel du pays, aussi bien que les droits précieux des citoyens, s’épanouir librement sous la garantie effective des lois. » Implicitement, c’est une proposition indicative de la vision d’un État moderne chez l’auteur. Aujourd’hui encore la nécessité de la réforme de la chose publique s’impose.

 

Par-dessus tout, ce papier se veut un exercice de la pensée qui s’inscrit dans deux perspectives qui sont en interrelation. La première entend encourager la mise en œuvre d’un procès de réhabilitation de la pensée sociale haïtienne du 19e siècle. L’élite intellectuelle haïtienne doit partir de cette période de l’histoire de la pensée sociale du pays pour camper et valoriser un paradigme de développement adapté au contexte d’Haïti. D’ailleurs, la crise haïtienne du développement n’est-elle pas d’abord et avant tout une crise de paradigme ? La deuxième entend (sournoisement) essayer d’aborder le problème de l’Intégration de la société haïtienne au regard de la nécessité de définir un projet de société qui doit être représentatif, localement inclusif et non extraverti. En effet, un siècle depuis ce plaidoyer d’Edmond Paul, la République d’Haïti a-t-elle finalement adopté un Plan de gouvernement, tel que défini par Edmond Paul _ incarnant l’idéal de ses citoyens ? Dans quel projet de société les actions de nos gouvernants s’inscrivent-elles ? Peut-on admettre l’existence d’un ordre social en Haïti ? Quels sont les fondements de cet ordre social ? Une nation, n’est-elle pas un projet de vivre ensemble d’un groupe de citoyens autour d’un idéal et de buts à atteindre ?

 

Rency Inson Michel

Licencié en sociologie

rencyinson@gmail.com

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