Les adoptés individuels : les oubliés de la réforme de l’adoption en Haïti

1. Le tremblement de terre meurtrier du 12 janvier 2010 avait complètement bouleversé tout le paysage institutionnel haïtien. Dans le domaine de l’adoption, ses effets étaient très significatifs. En effet, plusieurs adoptions étaient réalisées, ceci en violation des standards internationaux établis en cas d’adoption en période d’urgence. Seulement pour la France, on enregistrait l’adoption de 992 enfants l’année suivant le séisme. Ce boulevard humanitaire occasionné se justifiait, dit-on, par les conditions tragiques dans lesquelles se trouvaient ces enfants, et qu’il faillait les confier à des parents preneurs dans la perspective de leur offrir un avenir meilleur. L’Institut du Bien-Etre Social et de Recherches (IBESR), comme organe chargé, théoriquement, de l’adoption en Haïti, présentait déjà certaines faiblesses, tant sur le plan juridique qu’institutionnel. Le séisme du 12 janvier 2010 allait fragiliser davantage l’institution, qui n’était plus en mesure de contrôler efficacement le flux d’adoptions à l’époque sinon de jouer convenablement son rôle de régulateur. Cela a surtout prêté le flanc aux opérateurs privés, à savoir les crèches, les maisons d’enfants et les avocats, pour qui l’adoption constituait un secteur essentiellement porteur.

2. Les autorités locales avaient pris la ferme décision de suspendre l’adoption internationale en Haïti, face aux nombreux cas d’abus observés et les mauvaises pratiques y afférentes. Entre temps, des consultations ont été entamées afin de réaménager le cadre légal existant pour qu’il soit plus protecteur des droits de l’enfant. Il s’ensuit que les acteurs étaient unanimes à reconnaître le caractère désuet du décret du 4 avril 1974 sur les formes et conditions relatives à l’adoption, qui n’était plus adapté aux nouvelles réalités de l’adoption. La ratification de la Convention de La Haye de 1993 sur la protection des enfants et la coopération en matière d’adoption internationale (ci-après Convention de La Haye) par Haïti, le 16 décembre 2013, allait donc susciter la refonte du système juridique existant. Dans cette veine, la loi du 15 novembre 2013 réformant l’adoption a vu le jour, elle a du même coup abrogé le décret du 4 avril 1974.

3. Sans doute, cette loi a apporté un nouveau souffle au système juridique haïtien en matière d’adoption. Particulièrement, elle a permis un changement de paradigme, dans la mesure où les motifs pour lesquels on proposait un enfant à l’adoption ne sont plus les mêmes ; la situation de pauvreté des parents ne peut être un motif valable pour confier l’enfant à d’autres parents adoptifs (Article 3 alinéa 2 de la loi réformant l’adoption). L’adoption doit se fonder sur l’intérêt supérieur de l’enfant pour lui offrir un milieu permanent et propice à son épanouissement (Article 3 alinéa 1 de la loi réformant l’adoption). Par ailleurs, on a en quelque sorte mis fin au règne des opérateurs privés, par la centralisation du processus d’adoption via l’IBESR.

4. Néanmoins, cette nouvelle loi soulève un malaise constat quant à son mode opératoire. Elle ne s’applique pas normalement aux adoptions réalisées sous l’égide de l’ancienne loi, y compris, logiquement, celles effectuées dans le contexte qui a suivi le séisme du 12 janvier 2010. Ces adoptions opérées, pour la majorité d’entre elles à l’aide d’une procédure accélérée, ne peuvent bénéficier des innovations instituées par la loi du 15 novembre 2013, particulièrement les dispositions touchant à la recherche des origines. Ici le législateur a voulu se montrer respectueux du principe de la rétroactivité de la loi, sans en tenir compte du contexte qui était le sien. Cela ne traduit-il pas un manque d’audace ou d’imagination quant au principe d’intérêt supérieur de l’enfant ? De toute façon, si l’adoption de ces enfants avait permis leur éloignement sinon leur évolution dans un nouveau contexte social, leurs situations actuelles montrent qu’ils n’ont pas perdu leur enracinement et souhaitent se découvrir dans la perspective de la reconstitution de leur identité. Cette contribution entend revenir sur le contexte haïtien de réforme de l’adoption, étant interpellé par la situation délicate actuelle des enfants qui ont été adoptés sous l’égide du décret du 4 avril 1974. Ici, on souhaite, d’une part, valoriser la loi du 15 novembre 2013 réformant l’adoption en mettant l’accent sur ses innovations majeures et, d’autre part, faire ressortir ses limites quant à la façon d’aborder les adoptions faites dans le contexte ayant favorisé d’ailleurs son élaboration.

6. L’adoption en Haïti était régie par le décret du 4 avril 1974 sur les formes et conditions relatives à l’adoption. Ce décret, dit-on, était plus ou moins conçu sous le concept d’intérêt supérieur de l’enfant. On lui reconnaît cette particularité de n’admettre que l’adoption simple, c’est-à-dire la préservation des liens biologiques malgré la création d’un nouveau lien de parenté entre l’enfant et ses parents adoptifs. Mais avec le développement de l’adoption internationale, ce décret allait être considéré comme inadapté tenant compte de ses nombreuses lacunes. Cela dit, l’adoption plénière, qui est la forme choisie dans le cadre de l’adoption à l’étranger, n’était pas admise ; les critères d’adoptabilité de l’enfant n’étaient pas définis ; et aucun système de suivi post-adoption n’était prévu. En bref, ce décret n’établissait pas un cadre procédural suffisant permettant le respect scrupuleux de l’intérêt supérieur de l’enfant. Ces lacunes, entre autres, avaient rendu nécessaire une réforme de l’adoption en Haïti.

7. Avec la ratification de la Convention de La Haye, ratifiée par Haïti et entrée en vigueur le 1er avril 2014, il incombait au législateur de réformer l’adoption pour mettre le cadre légal existant en conformité avec le texte de la convention. S’il est vrai que le processus de réforme était engagé avant même la ratification de la Convention de la Haye, cela a tout de même accéléré les efforts de refonte du cadre légal existant d’alors. Dans cette veine, la loi du 15 novembre 2013 réformant l’adoption a été adoptée. Cette nouvelle loi a abrogé le décret 4 avril 1974 sur les formes et conditions relatives à l’adoption. Ce faisant, elle a complètement changé l’ossature institutionnelle préétablie et a contribué à l’édification d’un nouveau système d’adoption. L’intérêt supérieur de l’enfant constitue désormais le maître-mot en matière d’adoption. Autrement dit, l’adoption doit être « une mesure de protection qui se fonde sur l’intérêt supérieur de l’enfant pour lui offrir un milieu permanent et propice à son épanouissement ; et la situation de pauvreté extrême de ses parents ne peut être en aucun cas un motif suffisant d’adoption ».

8. Pour se conformer aux obligations qui découlent de la Convention de La Haye, et surtout dans la perspective d’une sécurisation du système, une autorité centrale en matière d’adoption a été créée. Ce rôle a été assigné à l’IBESR, qui est une direction technique et administrative du Ministère des Affaires Sociales et du Travail. L’autorité centrale exerce ses fonctions par délégation dudit ministère (Article 37 de la loi réformant l’adoption). Particulièrement, elle est « chargée de promouvoir la coopération entre les autorités compétentes dans le but d’assurer la protection des enfants et de prendre toutes les mesures appropriées pour prévenir les pratiques illicites et les gains matériels indus à l’occasion d’un placement dans une maison d’enfants ou durant le processus d’adoption » (Article 37 de la loi réformant l’adoption). La procédure d’adoption a été centralisée. Seule l’autorité centrale peut instruire les dossiers d’adoption et déterminer l’adoptabilité d’un enfant. Elle doit conserver tous les dossiers et données relatives à la procédure d’adoption et assurer la diffusion de toute information nécessaire.

9. Mais cette réforme introduite est limitée dans le temps. La loi du 15 novembre 2013 écarte de son champ d’application toutes les adoptions antérieures à son élaboration, à l’exception des dossiers qui étaient en cours et dans lesquels le consentement des parents biologiques n’avait pas encore été donné devant le juge pour enfant (Article 76 de la loi réformant l’adoption). En conséquence, les innovations instituées par cette loi ne s’appliquent pas aux adoptions intervenues au cours de la période qui a suivi le séisme du 12 janvier 2010. La faculté reconnue aux enfants adoptés d’avoir des informations sur leurs origines, notamment celles relatives à l’identité de sa mère et de son père, ainsi que les données sur son passé médical et de sa famille, ne concerne donc pas cette catégorie. En clair, ces adoptés ne peuvent, du point de vue juridique, s’adresser à l’autorité centrale établie en vue d’obtenir des informations relatives à leurs origines. Si la pratique renseigne sur de nombreux cas reçus et traités, pour certains, notamment par l’entremise des missions diplomatiques, cela est loin de conférer à ces adoptés un droit d’accès aux origines, au sens de la Convention de La Haye et des Lignes directrices des Nations Unies relatives à la protection de remplacement pour les enfants. Telle est leur situation délicate, après leur adoption sous l’égide du décret du 4 avril 1974. Ce décret, doit-on se rappeler, n’admettait pas l’adoption plénière. Certains parents adoptifs ont pu convertir l’adoption simple en adoption plénière, une fois l’enfant arrivé dans le pays d’accueil. Cela a consacré la rupture totale des liens biologiques et l’établissement de la filiation adoptive, irrévocable.

10. Si l’adoption en soi permet la création de nouveaux liens de parenté, elle ne peut toutefois enlever chez les adoptés ce qui est constitutif de leur identité. Durant les premiers moments de l’adoption, un certain désir d’intégration de la famille adoptive et d’adaptation au milieu d’accueil peut se manifester. Mais au fil du temps, comme pris dans un courant alternatif, des comportements étrangers peuvent surgir. Après avoir évolué dans leur pays d’accueil, avec le double sentiment d’être chez soi et étranger, ces adoptés sont en quête de leurs origines et souhaitent se découvrir. Aujourd’hui, à défaut d’alternative institutionnelle prise à leur endroit, les réseaux sociaux constituent pour eux un moyen de recours collectif, à leurs risques et périls. Ils se livrent au hasard en acceptant de partager publiquement leur récit personnel. Dans cette quête, si certains ont pu, à la faveur des circonstances, rétablir contact avec leurs parents biologiques, tel n’est pas le cas pour tant d’autres qui y croient désespérément.

11. Le contexte haïtien de réforme de l’adoption montre les dessous du droit face aux nouvelles réalités de l’adoption. En effet, cette réforme a contribué à l’édification d’un nouveau système d’adoption, mais elle admet des limites. On doit reconnaît la double particularité de la loi du 15 novembre 2013, à savoir l’essentialisation de l’intérêt supérieur de l’enfant et la sécurisation du processus d’adoption. Toutefois, on peut reprocher au législateur son manque d’audace pour n’avoir offert aucune alternative (institutionnelle) aux enfants adoptés après le séisme du 12 janvier 2010. On ne résout pas certainement un problème en l’ignorant. Si l’adoption a permis l’éloignement de ces adoptés de leur pays natal, ces derniers n’ont toutefois pas perdu leur enracinement, au contraire ils sont continuellement en quête de soi. Telle est aujourd’hui, la question qui se pose aux acteurs de l’adoption en Haïti.

Delva DIMANCHE        

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