« L’ethno-nationalisme dominicain ou la fabrication d’un ennemi identitaire haïtien »

Au-delà des sentiments de révolte et des émotions nationalistes que peuvent engendrer dans l’opinion publique nationale, les images tragiques de la chasse massive des Haïtiens en République voisine, suivie de déportation dans des conditions humiliantes et négatrices de toute dignité humaine, cette nouvelle expression de l’ultranationalisme dominicain doit au contraire nous inviter à engager une réflexion profonde sur la nature « essentialiste » du processus de construction identitaire dominicain et sur la nécessité de préserver une éthique libérale dans le cadre de notre propre construction discursive sur l’identité nationale haïtienne.

En effet, cet article se propose à travers un extrait du Tome II de l’ouvrage « Le Manifeste de la République … » de problématiser l’ethnocentrisme primaire qui caractérise le nationalisme chez certains secteurs académiques, ecclésiastiques et politiques dominicains et qui, depuis 1844, promeut la construction d’une nation dominicaine par opposition directe à Haïti, tout en suggérant d’articuler notre propre construction identitaire autour d’un « nationalisme ouvert ».

 

I.- Le poids des facteurs historico-structurels dans l’expression du nationalisme    

          Dominicain

Pour beaucoup de politologues et de sociologues, les discours sur l’identité nationale dominicaine suggèreraient de construire le concept d’État-nation dominicain par le rejet de la République d’Haïti et la marginalisation de toute population locale ou étrangère afrodescendante. Ce tournant ethnique dans l’expression du nationalisme dominicain a débuté vers les premières décennies du XXe siècle, au moment où l’oligarchie dominicaine commençait déjà à redouter le poids de l’immigration haïtienne sur le patrimoine génétique des futures générations de citoyens dominicains.

Dès lors, cette revendication de l’identité nationale dominicaine, construite essentiellement autour de l’ethnicité blanche ou mulâtre, de la maitrise de la langue espagnole, de l’identité catholique et d’un culte de l’enracinement, n’a pas tardé à donner naissance à un anti-haïtianisme qui trouva écho dans l’application discriminatoire des lois sur la nationalité dominicaine, dans des conditions de vie presque similaires à l’esclavage des coupeurs de canne haïtiens dans les « Bateyes » en République dominicaine et bien sûr dans le traitement inhumain réservé aux migrants illégaux haïtiens par les autorités de l’immigration dominicaine.

Il est entendu que la première expression de l’identité nationale dominicaine n’a, certes, pas été formulée en termes d’ethno-nationalisme ou de nationalisme ethnique, mais plutôt en forme de nationalisme territorial, puisant ses revendications et sa légitimité dans la représentation que les dominicains se sont faite des 22 années de l’unification de l’Ile à partir du 9 février 1822 sous l’autorité haïtienne  et les velléités de réunification des deux territoires exprimées par plusieurs gouvernements haïtiens jusqu’au milieu du XIXe siècle. 

Il convient à ce stade de faire remarquer qu’il s’agit du nationalisme ethnique ou du nationalisme territorial dominicain, ils se sont manifesté tous les deux précisément au moment même où la société dominicaine se sentait vulnérable vis-à-vis de la politique expansionniste d’Haïti ou estimait que ses valeurs centrales seraient menacées par l’immigration haïtienne. Dans les deux cas, les menaces de « sécurité nationale » et de « sécurité sociétale » ont été à la base des « discours de danger » ou des « discours de risque » instrumentalisés par l’oligarchie dominicaine pour mobiliser le concept d’identité nationale dominicaine et légitimer des politiques de violence et de discrimination contre les migrants haïtiens.

En réalité, ce qu’il faut comprendre, c’est que les rapports entre Haïti et la République dominicaine ont été marqués par des ressentiments et des méfiances mutuelles qui remontent à cette période baptisée par les dominicains d’« occupation haïtienne » de la République dominicaine, alors que pour beaucoup d’historiens à la fois haïtiens et dominicains, le gouvernement haïtien n’avait fait que répondre à l’appel à l’aide des révolutionnaires dominicains, dont l’ancien administrateur de la colonie José Núñez de Cáceres, qui craignaient un retour des Espagnoles, après la proclamation de l’indépendance dominicaine en 1921.  Aussi, les premiers conflits entre les deux pays vont surgir dès le lendemain de l’effondrement de cette union politico-territoriale ou de la deuxième indépendance de la République dominicaine, obtenue cette fois vis-à-vis d’Haïti en 1844.

Ainsi, comme c’est souvent le cas pour beaucoup de pays partageant des frontières communes, celles-ci sont considérées comme des espaces fragiles de souveraineté autour desquels se développent souvent des tensions ou des revendications motivées par des intérêts objectifs ou alimentées par des sentiments nationalistes, lorsque ces espaces ne deviennent pas carrément des points d’ancrage de la criminalité transnationale organisée. Les 44 mille km des frontières terrestres et maritimes entre Haïti et la République n’échappent malheureusement pas à cette réalité.

En réalité, à part d’être une zone de passage, de communication et d’échange entre les deux populations partageant l’Ile, les frontières haïtiano-dominicaines deviennent également un lieu de cristallisation de préjugés et de ressentiments identitaires, débouchant souvent sur des cas de tensions, de litiges, ou de conflits isolés entre les membres des deux communautés frontalières, aux conséquences souvent dramatiques pour les citoyens haïtiens.

Un compte rendu analytique des principaux incidents frontaliers ayant opposé les deux communautés frontalières au cours de la seule période de vingt années comprises en 2000 et 2020 nous enseigne que, suivant leurs motivations ou revendications, les relations entre les deux pays sont caractérisées en principe par sept (07) catégories de conflits frontaliers, dont notamment des :

  • « Conflits territoriaux » : c’est le cas des incidents du 30 mars 2013 et du 2 janvier 2015 au cours desquels des agents des Gardes côtes dominicaines ont procédé à l’arrestation de pécheurs haïtiens et la confiscation de leurs embarcations dans des espaces maritimes présumés appartenant à Haïti ;
  • « Conflits de position » : C’est le cas de l’incident du 15 mars 2019 marqué par des jets de pierre des citoyens haïtiens contre des militaires dominicains qui voulaient construire un poste de contrôle dans une partie de la frontière de Carizal. Il en est de même que l’incident du 15 juillet 2022 à Ouanaminthe provoqué par les travaux de construction d’une route par les dominicains autour des bornes 12 et 13 ;
  • « Conflits commerciaux » : C’est le cas des mouvements de protestation des commerçants et transporteurs dominicains du 16 octobre 2015 suite à la décision du gouvernement haïtien d’interdire l’entrée par voie terrestre de 23 produits dominicains. On peut aussi classer dans cette catégorie l’incident du 19 août 2018 au cours duquel six (06) chauffeurs haïtiens qui voulaient défendre des transporteurs dominicains vis-à-vis de la douane dominicaine ont été blessés par balle par des militaires dominicains. Il en est de même de l’incident du 5 août 2022 au cours duquel le citoyen haïtien, Theoly Vilasky Cherenfan, a été assassiné par un militaire dominicain parce qu’il refusait de se soumettre à une pratique de Pots-de-vin exigés par les dominicains pour passer avec sa marchandise ;
  •  « Conflits de sécurité » : c’est le cas de l’incident du 13 novembre 2011 au cours duquel 4 Haïtiens ont été assassinés à Descubierta par des dominicains en représailles au meurtre de l’un des leurs. On peut aussi classer dans cette même rubrique l’incident du 26 août 2015 à Malpasse marqué par des échanges de tirs entre policiers haïtiens et soldats dominicains suite à une altercation liée à une tentative d’un passeur dominicain de rançonner un étudiant haïtien. Les incidents du 20 janvier 2018 à Elias Pinas et du 26 mars 2018 à Pedernales où des membres de la communauté haïtienne ont été assassinés et persécutés par des citoyens dominicains pour des raisons diverses correspondent également à des conflits de sécurité ;
  • « Conflits migratoires » : Cas de la Manifestation de citoyens dominicains dans les environs du Parc Mirador Sul pour dénoncer la présence des Haïtiens dans leur pays. On peut aussi classer la manifestation du 7 août 2021 organisée par l’Institut Duartian exigeant un contrôle de la frontière contre l’immigration haïtienne dans cette même optique ;
  • « Conflits sanitaires/écologiques » : C’est le cas de la situation de panique du 24 mars 2021 provoquée au Marché binational de Dahabon, suite à la volonté des autorités dominicaines de vacciner de force tous les Haïtiens qui voulaient fréquenter le Marché ;
  • « Conflits de ressources » : C’est le cas du litige diplomatique du 26 avril 2021 provoqué par le début des travaux de construction d’une prise d’eau sur la Rivière Massacre par le gouvernement haïtien.

 

Évidemment, une évaluation des risques potentiels de conflits nous permet de croire qu’une nouvelle dimension de « Conflits de ressources » pourrait menacer à moyen terme la solidarité entre les communautés frontalières binationales, voire les relations entre les deux gouvernements. Il s’agit des conflits qui seront liés à la gestion des Télécommunications et à l’utilisation des fréquences radioélectriques.

En effet, en absence de réglementations binationales, ces ressources virtuelles, mais limitées peuvent être appréhendées par les communautés frontalières comme un « Bien commun » et déboucher sur de multiples conflits entre les opérateurs ou leurs utilisateurs locaux, au même titre que les conflits provoqués par l’utilisation des eaux de la Rivière Massacre

 

II.- Les facteurs ethnico-idéologiques qui nourrissent l’antihaïtianisme en République       

       dominicaine

Comme nous pouvons l’observer, même si la plupart de ces dits conflits prennent généralement comme point d’ancrage des différends ou litiges d’ordre fonctionnel ou matériel, ces conflits sont néanmoins cristallisés autour des questions ethniques ou raciales qui leur donnent du sens et leur permettent de se réifier et de se perpétuer dans le temps.

La réalité est que, les conflits frontaliers entre Haïti et la République dominicaine se présentent plus comme des conflits nationalistes, entretenus au besoin par des entrepreneurs politiques dominicains, cherchant à mobiliser les sentiments nationalistes de leurs concitoyens dans la perspective d’accéder au pouvoir ou de se maintenir au pouvoir au détriment de la promotion de relations harmonieuses ou pacifiques entre les deux gouvernements.

 Le massacre du Persil ou del Corte entre les 2 et 4 octobre 1937 au cours duquel 20  à 25 mille Haïtiens (hommes, femmes et enfants) ont été assassinés près de la Rivière de Dahabon, sur ordre du dictateur Rafael Leónidas Trujillo, lequel cherchait à l’époque une légitimité populaire auprès des dominicains  ; l’Arrêt TC/0168/13 de la Cour constitutionnelle dominicaine adopté le 23 septembre 2013 sous la présidence de Danilo Medina, destituant les individus d’origine haïtienne nés sur le territoire dominicain de leur nationalité dominicaine, en violation du Droit du sol dominicain ; la chasse massive des migrants haïtiens entrepris par le gouvernement de Luis Abinader à la fin de 2021 au moment même où il se trouvait au plus bas dans l’opinion publique dominicaine après que son nom ait été cité dans le scandale international d’évasion fiscale, baptisé Pandora Papers (…) sont autant d’exemples illustratifs du caractère « ethnique » et « fermé » du nationalisme dominicain.

            La construction de l’identité nationale dominicaine, articulée autour de l’ethno-nationalisme a d’autant plus donné lieu à un anti-haïtianisme primaire que leurs discours sur l’identité nationale n’ont de cesse de présenter Haïti comme l’ennemi étranger identitaire de la République dominicaine.  

En effet, depuis la fin du XIXe siècle, certains milieux intellectuels et ecclésiastiques conservateurs en République voisine, associés à des secteurs économiques, proches de la droite dominicaine se sont attelés à construire et promouvoir un discours sur l’identité nationale dominicaine mettant en parallèle deux rhétoriques ethnicisantes :

  • Un Discours sur le soi : fondé sur un narratif de type romantique destiné à « idéaliser » ou exalter l’être dominicain. Celui-ci est présenté en effet comme étant un une personne réputée jouir de toutes les qualités physiques et les vertus morales. Il est civilisé, propre, pacifique, bienveillant, respectueux des lois et de l’environnement et par surcroît catholique, etc. ;
  • Un Discours sur l’altérité : axé sur des mythes et préjugés visant à « diaboliser » ou discréditer l’ennemi étranger perçu dans ce contexte comme étant l’être haïtien. Celui-ci est représenté en effet comme un être censé posséder toutes les tares physiques et les vices moraux. Il est arriéré, négligé, violent, corrompu, incivil, prédateur de la nature et bien entendu adepte du Vaudou.

Cette représentation caricaturale que la majorité des dominicains se sont faite de l’haïtien est encouragée presque au quotidien par les institutions de socialisation et les instruments de communication de masse, tels, légendes urbaines, les contes populaires, les médias en République dominicaine, les films historiques dominicains sur la période dite de l’occupation haïtienne, les discours publics de certains hommes politiques dominicains, notamment durant les périodes de crises sociales ou économiques internes ou de campagne électorale, etc.

Évidemment, si nous critiquons aujourd’hui cet anti-haïtianisme né de l’ethnicisation des discours sur l’identité nationale dominicaine, on ne saurait non plus embrasser de notre côté cette même voie qui ne ferait dans le meilleur des cas qu’aménager une sorte d’« équilibre de la haine » ou un « équilibre de la violence » entre les deux nations. D’ailleurs, à un moment où la pensée politique post-moderne définit la nation plus comme une « Communauté de pratique » (partageant des valeurs et des attentes communes) que comme une « Communauté de sang » (unie par des caractéristiques héréditaires et culturelles communes), le désir de vivre ensemble et la volonté de respecter les normes démocratiques et républicaines doivent être les premiers objectifs vers lesquels doit tendre notre projet de construction de l’État-nation.

Ce que nous voulons dire, c’est que si chaque société politique s’appuie sur une certaine conscience du « Nous » pour construire leur identité et leur unité nationales nécessaires à l’émergence de l’État-nation, la société haïtienne, à travers les actions conscientes et planifiées de l’élite politique et les efforts soutenus et continus des élites intellectuelles et économiques, doit aussi prendre l’engagement de promouvoir une fois pour toutes une identité nationale haïtienne.

La seule chose, contrairement aux sociétés ayant choisi la trajectoire du « nationalisme fermé », lequel définit la nation par l’élimination des intrus étrangers, la société haïtienne devrait faire le choix du « nationalisme ouvert », cherchant simplement à promouvoir des sentiments d’appartenance nationale commune, à renforcer la cohésion interne et à mobiliser les citoyens de quelque groupe ou classe sociale qu’ils soient au profit de tout projet national visant le développement, la prospérité et l’épanouissement international d’Haïti.

Puisque l’identité nationale est une construction faite à la fois de représentations, de cultures, de mythes, de normes et de rites partagés, les élites intellectuelles, politiques et économiques haïtiennes devraient s’investir dans la théâtralisation, la mise en valeur et la mise en scène d’un ensemble d’actes et de phénomènes patrimoniaux à forte charge symbolique, capable de susciter l’engagement civique, la mobilisation citoyenne, les sentiments d’appartenance et la cohésion sociale.

Ces objets sociaux déjà sacralisés par un processus de cognition sociale remontant à l’enfance au cours de nos premières années d’apprentissage de l’histoire de la Révolution de St Domingue dans les ouvrages scolaires peuvent, s’ils sont soumis à une forme d’idéologisation soutenue, attribuer à l’haïtien des états mentaux plus sensibles à une éthique patriotique.   

Puisque nous savons déjà que le Créole, le Vodou, la musique Racine, les Danses folkloriques, la Peinture naïve, les plats nationaux, l’histoire de la Révolution de 1791 (…) sont autant d’objets sociaux et patrimoniaux ayant la capacité, sous l’effet d’une stimulation appropriée, de devenir de véritables artefacts ou de matériaux constitutifs de l’identité nationale haïtienne, il ne nous reste seulement qu’à définir les mécanismes institutionnels qui auront la charge d’assurer la mise en scène ou l’idéologisation de ces sites identitaires.

 

NB.- Extrait du Tome II de l’ouvrage « Le Manifeste de la République : pour une Reconstruction politique et Institutionnelle de l’État ». A paraitre bientôt !

 

James BOYARD

Enseignant-chercheur à l’UEH

Spécialiste en Gestion de conflits interculturels

E-mail : jboyard@yahoo.fr

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