Souveraineté et ingérence internationale : de l’objection de la Constitution haïtienne à la réponse du droit international contemporain

Partie 1/2

« Lorsque les gouvernement ne réussirent pas protéger les droits de l’homme, lorsqu’ils adoptent sciemment des politiques qui donnent lieu a des crimes contre l’humanité ou a des violations massives des droits de l’homme, la communauté internationale doit intervenir et le devoir de protéger les personnes en danger dans un autre pays[1]. »

 

Résumé.-  L’article analyse l’usage du concept de souveraineté de l’Etat dans son appréhension sur le plan de la philosophique politique, en se fondant notamment sur l’approche de Jean Bodin pour qui elle s’apprécie comme étant une puissance souveraine et perpétuelle. Saisie également par le droit international et orientée vers une conception démocratique, la notion de souveraineté fait l’objet d’une protection jalouse. Cependant, nous assistons à une sorte de dilution de la conception classique, née du développement des théories du droit international des droits de l’homme. En effet, avec les violations systématiques des droits de l’homme en Haïti, il se trouve qu’une demande formelle de l’intervention d’une force étrangère sur le sol haïtien a été formulée par le Gouvernement haïtien le 6 octobre 2022. Vu le débat qu’elle provoque, il nous a été permis d’analyser la demande au regard de la Constitution haïtienne qui énonce une certaine forme d’objection à ce sujet. À partir des éléments de principes du droit international contemporain, la conception de la question de la souveraineté se trouve remise en cause dans la perspective d’une révolution copernicienne. Ainsi, la justification de la demande du Gouvernement haïtien se trouve dans l’exacerbation de la crise humanitaire actuelle et qui est de nature à bouleverser l’ordre public international. L’État se vide de sa substance fondamentale. Il n’a pas la capacité d’exercer ses compétences de souverainetés. La survie de population est menacée. D’où l’obligation de protéger celle-ci. 

Mots clés : Ingérence, intervention, État, souveraineté, Constitution, droit international, souveraineté de l’État, affaires intérieures de l’État, indépendance de l’Etat, égalité souveraine des Etats, domaine réservé de l’Etat, droits de l’homme.

 

Introduction

               La question de criminalité alimentée par la prolifération des groupes armés et des troubles sociopolitiques en Haïti constituent un sujet de préoccupations d'ordre national et international. De là, des prises de position de la part des observateurs nationaux et celles de personnalités internationales sont dégagées.

               Si le débat actuel se concentre, pour certains, sur une rhétorique politique stérile d’un rassemblement des forces sociales – peu importe la diversité des points de vue – pour résoudre la crise haïtienne, née de l’effondrement du système étatique, cependant, pour d’autres, il faut une intervention des forces étrangères en Haïti. Cette intervention va normalement se greffer sur un ensemble d’interventions de cette nature déjà réalisées dans le pays. C’est ainsi que la République d’Haïti a connu, de 1915 à 1934,  l’occupation américaine. En 1994, une autre intervention militaire des forces américaines pour la restauration de la démocratie[2] a eu lieu en Haïti ; le 15 mars 1995, l’on a enregistré une autre intervention, sous le label de la MINUHA[3] ; en  2004, la MINUSTAH[4] marque, jusqu'à date, la dernière intervention étrangère. Il faut souligner à l’attention que cette solution relative aux demandes d’intervention des forces étrangères au pays – se basant notamment sur les conséquences morales et économiques qu’a entrainées l’occupation américaine en Haïti[5] – ne doit pas être priorisée.

               En effet, des institutions internationales telles que l’Organisation des Nations Unies(ONU) se positionnent également face à cette conjoncture de crise qui rythme la quotidienneté de l’homme haïtien. À ce sujet, une réunion diplomatique, en vue de juguler cette crise humanitaire, exacerbée par la violence des bandes armées et l’anarchie sociétale,  a été tenue le 21 octobre 2022, à partir du texte proposé par les États-Unis et le Mexique, par le Conseil de Sécurité de l’ONU[6]. Cette réunion a abouti à l’adoption d’une résolution dans le cadre de laquelle un régime de sanctions contre des gangs et des personnes qui les alimentent a été institué.

               En dépit du fait que les mesures sanctionnant les chefs de gangs armés ont été prises, estimant qu’elles paraissent inefficaces et insuffisantes, la date du 6 octobre 2022, dans le cadre d’un Conseil des ministres, le Premier ministre, M. Ariel Henry sollicite auprès du Conseil de Sécurité des Nations Unies une intervention des forces étrangères pour faire face à cette crise humanitaire. En réalité, le fonctionnement actuel de l’État haïtien – caractérisé par son incapacité signification d’exercer ses responsabilités de souveraineté[7] – semble être l’élément vecteur susceptible de rationaliser et de légitimer tant sur le national que sur le plan international toute demande d’une intervention étrangère sur le sol national. Par contre, une telle demande parait être l’expression d’un véritable dilemme cornélien en la circonstance, suivant une double logique. D’un côté, à la lumière des théories du droit constitutionnel classique et celles du droit international traditionnel, la souveraineté de chaque État – compris comme principe du constitutionnel du droit international[8] – doit être respectée. Dans sa manifestation externe, ce principe trouve son véritable fondement dans celui de l’égalité souveraine des Etats, déjà consacré par la Charte des Nations Unies, adoptée en 1945. Et, d’un autre côté, avec le développement théorique et jurisprudentiel du droit international contemporain, il convient, en tout état de cause, de doser la question du respect de la souveraineté de l’État en fonction de la protection des droits fondamentaux de la personne humaine. C’est dire que la tension dialectique existant entre la souveraineté de l’État et les droits de l’homme semble être résolue, étant entendu que la question de souveraineté ne fait plus partie du domaine relevant de la compétence exclusive de l’État et sur le fondement duquel ce dernier peut s’arc-bouter pour commettre des exactions et des violations massives des droits les plus fondamentaux de la population. La dilution de cette tension dialectique consacre ce que l’on pourrait appeler la désacralisation de la souveraineté de l’État. Cette approche s’aligne sur le fondement, en ce sens, du principe de Pacta sunt servanda[9], en vertu duquel l’État se doit incontestablement de s’acquitter de ses obligations internationales, nées de la ratification des conventions internationales en matière de droits de l’homme. Bien évidemment, peu importe le terrain théorique sur lequel porte l’analyse de la question, incontestablement, une intervention des forces étrangères sur le territoire d’un État – même avec une demande formelle formulée par un Chef d’État ou un Chef de Gouvernement – constitue une atteinte inadmissible et injustifiée à sa souveraineté, c’est-à-dire à son intimité, à ses affaires intérieures. Une position qui se trouve renforcée par la Constitution de 1987.

               Cette communication a pour ambition d’analyser la demande d’une intervention des forces étrangères produite par le Gouvernement actuel à la lumière du droit constitutionnel classique et du droit international contemporain dans le but d’orienter le débat sur un terrain académique. En effet, la question de la souveraineté étatique fait l'objet d’immenses réflexions d'ordre philosophique de la part des philosophes classiques tels Jean Bodin, Locke, Hobbes qui ont irrigué pratiquement l’ordre westphalien. Néanmoins, portée sur le terrain du droit international, la question de la souveraineté fait l’objet d’une double protection d’ordre interne et externe(I). Il conviendra d’indiquer également que cette question de souveraineté – l’un des axiomes du système westphalien[10] – dépasse, désormais, les frontières jalouses, avec le développement du droit international contemporain, de la compétence exclusive de l’État. Elle facilite, sur cette base, une irruption cavalière, mais admissible dans l’intimité de l’État par la mise en place d’une logique de la légitimité de l’ingérence de l’international(II), pourtant longtemps sanctionnée par le droit international classique, articulée autour de l’obligation de protéger, en dépit du fait qu’il existe une véritable objection constitutionnelle en cette matière en Haïti.

 

  1. La souveraineté de l’État, l’objet d’une double logique de protection d’ordre interne et d’ordre international

La souveraineté est un concept qui relève à la fois de la philosophie du droit et de la philosophie politique, en ce sens, les philosophes se sont employés à le regarder comme la traduction de la capacité de l’État d’exercer sa puissance. En effet, celle-ci peut s’apprécier dans une sorte de grille rationnelle d’exercice de la souveraineté – comme expression de la volonté générale au sens de Rousseau[11] – qui se fonde sur la prise en compte de l’intérêt général[12]. Cependant, cette volonté générale est à la fois institutionnalisée et juridicisée. En ce sens, saisie également par le droit international, la notion de souveraineté fait l’objet d’une grande protection juridique. Ainsi, dans le cadre de notre réflexion, il convient pour nous de définir la notion de souveraineté sur le plan théorique(1). En plus du fait qu’elle fait l’objet d’une littérature philosophique abondante, le droit international, en la captant, fait preuve d’une protection soucieuse de la question de la souveraineté sur le plan interne et sur le plan international(2).

 

  1. La souveraineté, éléments d’approche théorique et du droit international

Dans le cadre de ce travail de réflexion, il ne va pas être question de saisir la souveraineté dans toute la dynamique de sa naissance et de son évolution dans l’histoire et dans la pensée de la philosophique politique. Cependant, elle sera considérée dans sa dynamique de rupture fondamentale avec la pensée médiévale qui assimilait l’État à une entité dont la nature est divine. En effet, cette rupture est à la fois fondationnelle et évolutive. Fondationnelle, car elle va faire naitre la pensée moderne de l’État tournée tout naturellement vers Jean Bodin. Evolutive, dans la mesure où la conception de la souveraineté absolue, illimitée, née de la tradition westphalienne, se trouve profondément révolue et redéfinie avec le développement des théories et certaines avancées jurisprudentielles du droit international des droits de l’homme.

Prima facie, il convient d’observer que la notion de souveraineté est attribut cardinal de la pensée moderne de l’État. Cette démarche s’est mise en place au XVIe et XVIIe siècle dans les écrits de Machiavel et de Bodin[13], considérés comme de véritables représentants. En effet, la question de la souveraineté – étant moderne – elle est pensée, selon les mots de J.F. Kervegan, comme étant primordialement le prédicat de l’État, et non de celui ou de ceux qui se trouvent à sa tête[14]. À cet égard, la souveraineté de l’État est un aspect caractéristique du processus de rationalisation qui affecte fondamentalement ce que Max Weber appelle « les formes modernes du politique[15]. » J. Bodin, dans Les six libres de la République a fourni une célèbre définition de la souveraineté qui est fondamentale dans toute analyse qui se fonde sur l’État. Il l’appréhende comme étant « la puissance absolue et perpétuelle d’une République.» C’est dire que la souveraineté se présente donc comme une sorte de somma potesta. Cette définition de référence traduit une conception absolutiste de la souveraineté [16]de l’État dans sa puissance de commandement et de contrainte, dans la mesure où c’est le pouvoir le plus élevé dans la société[17]. À ce titre, aucune autre entité ne saurait prétendre à le commander ou à le contraindre.

Autrement dit, cette conception alimentée par la tradition westphalienne a instauré ce que Jean- Baptiste Jeangène Vilmer appelle une souveraineté prédatrice[18] où les États ont le droit de faire tout ce qu’ils veulent de leur population et ne sont redevables devant quiconque.  Jean Jacques Rousseau, véritable penseur de la souveraineté, précise, à son tour, que : « Il est de l’essence de la puissance souveraine de ne pouvoir être limitée : elle peut tout ou elle n’est rien[19]. » Dans la même veine, Louis Le Fur en donne une définition également très éclairante : « La souveraineté est la qualité de l’État de n’être obligé ou déterminé que par sa propre volonté, dans ses limites du principe supérieur du droit, et conformément au but collectif qu’il est appelé à réaliser[20]. » Cela étant ainsi compris, dans l’ordre interne, l’idée de souveraineté de conférer à l’État le pouvoir d’exercer ce que Weber appelle une domination légitime sur une population dans intérêt collectif.

Néanmoins, il convient d’observer, par ailleurs, que la question de la souveraineté forme les deux faces d’une même pièce. En effet, la souveraineté s’affranchit, selon l’approche d’Olivier Beaud, des confins de la vision bodinienne de la souveraineté totalement tournée vers une souveraineté absolue comme le monopole du Prince (État de sujet) pour s’orienter vers une souveraineté démocratique (État de citoyens)[21]. Cette approche est la consécration d’une césure entre un pouvoir absolu d’abrogation de la loi, de législation, de création de droit et un pouvoir démocratique accentué sur les droits fondamentaux des citoyens, dans le cadre de la manifestation interne de la souveraineté. Cette césure évocatrice qui s’est opérée dans l’analyse contemporaine de la question de la souveraineté de l’État a entrainé une conséquence fondamentale sur le plan externe. Par cela, celle-ci est devenue institutionnalisée et juridicisée en tenant compte de l’importance dont sont revêtus les droits de l’homme, compris comme condition de légitimité pour un État de pouvoir exercer ses compétences de souveraineté dans la facette externe.

L’Etat – dans son essence comme étant une entité souveraine – n’est soumis à aucune puissance étrangère. À cet égard, dans l’ordre international, l’affirmation de la souveraineté internationale de l’État implique l’indépendance de celui-ci vis-à-vis d’autres entités internationales et le respect du domaine réservé de l’État. Ce qui signifie – dans le cadre de la protection de sa souveraineté – qu’aucun autre État n’est admis à intervenir dans les affaires intérieures d’un État, car il n’est assujetti à personne. Cependant, il doit se soumettre au droit international que produit l’action conjointe d’États également souverains[22]. Il s’agit là, dans cette perspective, d’une autolimitation de l’État qui se comprend comme étant le mécanisme de la conciliation souveraineté et obéissance au droit[23], suivant l’expression de J. Combacau et de S. Sur. Ce mécanisme de conciliation et de soumission de la souveraineté de l’État au droit international est qualifié de ce que Patrick Daillier, M. Forteau et A. Pellet appellent « l’immédiateté normative. » Et, c’est incontournable, puisque celle-ci va dicter tout le comportement des États dans l’exercice de leur souveraineté dans la facette externe.

 

  1. La stratégie de la double protection de la souveraineté sur le plan interne et sur le plan international

Point n’est besoin de rappeler que la tradition constitutionnelle haïtienne – dont les bases ont été posées dans le premier constitutionnalisme haïtien constitué par six constitutions[24] – est habitée par la passion de la constitution d’un pacte social pour saper le fondement du système esclavagiste aux fins de donner à l’homme haïtien, malgré meurtri, sa vraie place. En effet, la Constitution impériale de 1805 scelle une spécificité fondamentale qui s’assoit et se définit dans le cadre d’une stratégie de sauvegarde – une stratégie de protection qui s’est révélée per se très payable – de l’indépendance haïtienne sur le plan interne. Cette Constitution peut être considérée comme étant la première pierre de la construction de l’édifice d’une tradition constitutionnelle intéressante de consolidation de la souveraineté du pays. Ainsi, dans l’article 12 de cette Constitution impériale, il est précisé que : « Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra le pied sur ce territoire, à titre de maitre ou de propriétaire et ne pourra à l’avenir y acquérir aucune propriété ». La Constitution de 1816 s’inscrit dans la même lignée en prescrivant dans son article 38 que : « Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne pourra mettre le pied sur ce territoire à titre de maitre ou de propriétaire. » L’article 8 de la constitution de 1843, quant à lui, dit que : « Aucun blanc ne pourra acquérir la qualité d’haïtien ni le droit de posséder aucun immeuble en Haïti. » Il faut signaler le fait que l’emphase est mise sur la propriété dans la logique de cette tradition constitutionnelle se justifie par le fait que l’homme blanc peut prendre le malin plaisir pour construire des bases réelles en Haïti en faisant acquisition des propriétés en vue d’une éventuelle colonisation. En effet, cette tradition constitutionnelle se porte également sur le terrain de la naturalisation. En ce sens, la Constitution du 9 octobre 1889 précise dans son article 5, alinéa 2 que la femme mariée à un étranger perd sa qualité d’Haïtienne. Cette disposition semble être un moyen pour empêcher que le mariage des étrangers avec des femmes haïtiennes ne constitue un prétexte pour qu’ils soient de retour au pays aux fins de reconquête de la colonie. La Constitution de 1987 en vigueur, dans son article 263, alinéa premier : « Aucun autre corps armé ne peut exister sur le territoire national ». Cette disposition constitutionnelle, en effet, traduit une objection constitutionnelle fondamentale, née d’une tradition constitutionnelle et d’un passé historique, articulé autour d’une prudence particulière consistant à garantir, par tous les moyens, la protection de l’indépendance du pays. Intuitivement, cette disposition constitutionnelle s’inscrit également dans une vision de protection de la souveraineté nationale, au sens où l’acceptabilité des forces étrangères armées sur le territoire national impliquerait la remise en question ou la trahison de celle-ci.

Cependant, il convient d’observer curieusement que la dynamique ou la stratégie de protection et de consolidation de la souveraineté nationale n’était pas seulement juridique. Elle avait la particularité d’être tout aussi bien géopolitique. En effet,  le contexte de l’accession d’Haïti à l’indépendance a créé une incompatibilité fondamentale avec l’ordre international existant. Un ordre qui a été toujours habité le sentiment de la colonisation des petits pays. Ce qui veut dire que cette indépendance n’a pas détruit le système esclavagiste d’alors dans son entièreté. Les premiers actes posés par les dirigeants haïtiens étaient marqués par une haine viscérale contre les Français et la crainte d’envoi d’une nouvelle expédition pour reconquérir l’ancienne colonie. C’est sur cette vision que se fonde le massacre des Français qui se trouvaient en Haïti. Dans cet ordre des choses, S. P. Etienne est très clair en affirmant qu’au moment de la proclamation de l’indépendance Haïti, la colonisation et l’esclavage étaient des éléments essentiels de ce système[25]. Puisque, toujours selon Pierre Etienne, l’État postcolonial haïtien ne bénéficiait donc d’aucune forme de légalité, de légitimité sur le plan international[26]. Jean J. Dessalines a su saisir l’enjeu que représentait cette indépendance pour avoir fait émerger, bien évidement, sous autre forme, une haine implacable contre le pays, d’autant qu’elle a provoqué une redéfinition l’homme noir dans ses rapports avec l’homme blanc en secouant toutes les racines du système anti humain et anti nègre. D’ailleurs, dans son discours prononcé le premier janvier 1804, le Père de la patrie s’est attelé à la consolidation de la souveraineté du pays, lorsqu’il a dit que : « […] de renoncer à jamais à la France, de mourir plutôt que de vivre sous sa domination, et de combattre jusqu’au dernier soupir pour l’indépendance ». Il a pu même recourir à une sorte de stratégie dite kamikaze – révélatrice d’une conviction profonde pour la sauvegarde de la souveraineté du pays en énonçant : « Je vous ferai tous sauter si vous laissez des français pénétrer dans ce fort ». Parallèlement, il a mis également en place une stratégie géopolitique en contribuant à permettre à d’autres pays de l’Amérique latine dans la proclamation de leur indépendance[27]. Ainsi, il a libéré la voie pour qu’il puisse entretenir des relations extérieures avec d’autres pays – une stratégie formidable, dotée d’une grande intelligence ayant entrainé une conséquence géopolitique très intéressent – malgré la persistance d’une hypocrisie énorme de la part des gardiens du système. Mais, cela a pu amener des pays, notamment les États unis à reconnaitre l’indépendance Haïti.

La question de la souveraineté, portée dans sa dimension internationale, fait, elle aussi, l’objet d’une protection fondamentale. Cette protection trouve à s’appliquer, en grande partie, dans la mise en exergue de l’intimité de l’État ou des affaires intérieures de l’État. C’est ce souci qui irrigue toutes les démarches théoriques en droit international traditionnel. En effet, le principe de l’indépendance – qui renvoie à celui de l’autodétermination – est revêtu d’un caractère fondamental en matière des relations internationales. Elle implique aussi le principe de non-intervention dans les affaires intérieures de l’État, qui dérive de la conception absolue de la souveraineté de l’État, telle que comprise par J. Bodin. Cette inadmissibilité de l’intervention d’une entité extérieure dans « les affaires intérieures de l’État[28] » – s’inscrivant dans la logique du principe de l’égalité souveraine des Etats[29] et dans la protection de la souveraineté de ces derniers – n’est pas permise par le droit international dans le but de garantir le respect de l’ordre public international tant dans la Charte de l’ONU que dans les différentes résolutions adoptées par celle-ci en la matière. Ainsi, il est énoncé à la charge des Etats dans la Charte de l’Organisation des Nations Unies(ONU), dans son article 7.2, qu’aucune disposition de la Charte n’autorise aux Nations unies d’intervenir dans les affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État[30]. Ce souci de protection de l’intimité de l’État dans l’exercice de sa souveraineté, la disposition de l’article précité se trouve renforcé fondamentalement par la Résolution 2131(xx) de l’ONU sur l’inadmissibilité de l’intervention dans les affaires intérieures de l’État et la protection de leur indépendance et de leur souveraineté qui proclame clairement que « Aucun État n’a le droit d’intervenir, directement ou indirectement, pour quelque raison que ce soit, dans les affaires intérieures ou extérieures d’un autre État. En conséquence, non seulement l’intervention armée, mais aussi toute autre forme d’ingérence ou toute menace, dirigées contre la personnalité d’un État ou contre ses éléments politiques, économiques et culturels, sont condamnées[31]. »  Cette même position a été exprimée également dans la Résolution 2625 ( xxv) de l’Assemblée Générale de l’ONU portant sur la Déclaration relative aux principes du droit international touchant les relations amicales et la coopération entre États du 24 octobre 1970, lorsqu’elle affirme « le devoir des États de ne pas intervenir dans les affaires relevant de la compétence nationale d’un État. » Ce principe a une valeur foncièrement coutumière qui a été reconnue par la CIJ, dans l’arrêt du 27 juin 1986[32]. » Ce souci de préserver l’intimité de l’État face à l’immixtion des tiers se justifie par le principe selon lequel celui-ci dispose seul de pouvoirs opérationnels sur son territoire[33].

En dépit du fait que la souveraineté de l’État fasse l’objet d’une véritable protection tant dans l’ordre interne que dans l’ordre externe, mais il faut se rendre à l’évidence que la question d’une ingérence licite dans l’intimité de l’État, née de l’importance des droits de l’homme, constitue un tournant fondamental.

 

  1. Le droit international et la question d'ingérence au regard de la souveraineté de l'État

La question de l’ingérence dans les affaires intérieures de l’État était préalablement très un sujet tabou et sensible, en raison du fait les États étaient jaloux de leur souveraineté. Car, dans la tradition westphalienne – axée sur le principe de la non-ingérence, de l’égalité des États et de la souveraineté étatique – il y avait une inimitié capitale entre celle-ci et les droits de l’homme. Cependant, avec le développement du droit international des droits de l’homme provocant une certaine révolution en droit international traditionnel(1), l’ingérence n’est plus vue comme étant une menace à la souveraineté des états, dans la mesure où elle se réalise dans des conditions prévues par le droit international, lorsqu’il existe une situation objective de nature à casser l’ordre public international. Dans le cas d’Haïti, pour contrer la situation de crise humanitaire poussant l’État au bout de ses échéances, c'est-à-dire au bout de sa capacité à exercer ses compétences fondamentales de souveraineté de base. Et donc face à l’exacerbation de cette crise entraine les violations des droits fondamentaux, l’ingérence s’impose(2).

 

  1. Les normes en matière des doits de l’homme comme une perspective révolutionnaire du droit international traditionnel dans la question de la souveraineté de l’État

S’il est vrai que comme cela a été précédemment indiqué la souveraineté de l’État est jalousement protégée par le droit international aux fins de garantir l’ordre public international, il nous semble, cependant, pertinent d’observer que la souveraineté de l’État se trouve ébréchée par la question de l’internationalisation des droits de l’homme. Ce qui a provoqué une véritable révolution copernicienne dans le paysage théorique du droit international.

En effet, le développement des théories du droit international contemporain octroie un statut protecteur particulier à la dignité, à la liberté de l’individu. À ce sujet, la création du tribunal de Nuremberg 1945 est considérée comme étant l’acte fondateur du droit international pénal, appelé à organiser un procès pour punir certaines personnes pour crime contre humanité. Et la création de ce tribunal constitue aussi, dans cette logique, le premier pas vers une humanité protégée juridiquement. Ce procès a marqué la propulsion de la responsabilité internationale de personnes accusées de crimes de droit international. Par cela, comme le souligne fort bien Vesselin Popovski, le respect des droits de l’homme devient une valeur caractérisant essentiellement ce dernier[34]. Concrètement, avec l’adoption de la Charte de l’ONU, la protection des droits de l’homme est un élément conditionnant l’acceptabilité des normes de droit internationales comme étant légitimes. En d’autres termes, l’adoption de ladite charte a entrainé une transformation radicale de la nature du droit international en y instituant de nouveaux principes devant inscrire dans l’ordre constitutionnel des États membres de l’ONU, notamment celui des droits de l’homme.

À ce propos, la question des droits de l’homme a une importance fondamentale sur la souveraineté des États. Elle a aussi un impact sur les relations internationales, dans la mesure où elle peut être considérée comme étant un élément de conditionnalité de la conclusion d’un traité ou d’un accord international. Elle est même une base de revendication de souveraineté. À cet égard, Stanley Hoffman affirme «  l’État qui revendique sa souveraineté ne mérite le respect que s’il protège les droits de base de ses citoyens[35] ». Dans la même lignée, Walter précise que « lorsqu’il les viole, la présomption de consentement entre le gouvernement et les gouvernés disparait et le droit a la souveraineté disparait en même temps[36]. »

Avec ce principe des droits de l’homme, comme dit Salcedo, l’individu est devenu un objet de droit international contemporain. Curieusement, si la question de la nationalité était, dans le droit international traditionnel, une question exclusive de la compétence personnelle de l’État, dorénavant, le droit international contemporain a un regard vigilant sur cet aspect, en ce sens, il peut s’inviter à se prononcer sur une question d’importance internationale. À titre d’illustration, la Cour Constitutionnelle a rendu le 23 septembre 2013, l’Arrêt 168- 13 ayant dénié la nationalité dominicaine à bon nombre d’hommes et femmes d’origine haïtienne. Par cette décision, la République dominicaine se soustrait délibérément à ses obligations internationales, nées de la ratification des conventions internationales en matière des droits de l’homme, notamment la Convention de 1954 sur le statut des apatrides. Or, selon l’article 15 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, « tout individu a droit à une nationalité ». À cet égard, devenue une préoccupation internationale, au titre des conséquences qu’elle est de nature à entrainer, la Commission interaméricaine des Droits de l’Homme(CIDH) a réalisé des enquêtes pour dénoncer l’arbitrarité de la décision prise par la Cour Constitutionnelle dominicaine. Cette Commission considère que cet arrêt de la Cour constitutionnelle conduit a une privation arbitraire de la nationalité […][37]. Même s’il s’agit d’une question relevant de la souveraine interne de l’État dominicain qui a la compétence de déterminer qui sont ses nationaux ou pas.  Cette intervention de la cour a été une réponse de droit international contemporain qui vient doser l’exercice des compétences de souveraineté de l’État, en fonction des engagements contractes en matière des droits de l’homme.

La protection des droits de l’homme – envisagée comme principe constitutionnel du droit international – est très essentielle dans les relations entre les États. Elle participe dans l’ordre public international. En ce sens, sa violation peut être de nature à provoquer une indignation légitime dans l’opinion publique. Au titre de cet aspect, la question des droits de l’homme fait naitre un sentiment de solidarité ou un devoir de protéger non pas la souveraineté des États, mais les gouvernés dans leur vulnérabilité face à la violation de leurs droits fondamentaux. Dans cette perspective, Vesselin Popovski a écrit que « lorsque les gouvernements ne réussissent pas à protéger les droits de l’homme, lorsqu’ils adoptent sciemment des politiques qui donnent lieu à des crimes contre l’humanité ou a des violations massives des droits de l’homme, la communauté internationale doit intervenir et le devoir de protéger les personnes en danger dans un autre pays[38]. » Sur cette base, au titre de son chapitre VII, l’article 39 de la Charte confère à l’ONU le droit de prendre des mesures pour rétablir la paix, lorsqu’il y a une menace contre la paix. La violation massive des droits de l’homme peut, à elle seule, menace l’ordre public international. De là, la communauté internationale a une responsabilité de protéger la population, prisonnière d’une situation ou ses droits fondamentaux, notamment sa sécurité n’est pas assurée par la puissance publique[39].

Dans cet ordre des choses, la consécration juridique des droits de l’homme à partir de la Charte des Nations Unies, comme l’a dit Salcedo : « Le droit international s’introduit progressivement dans le cœur même de la souveraineté, c’est à dire, dans les relations entre Etat et les personnes qui se trouvent sous sa juridiction, y compris ses nationaux ; c’est pourquoi la souveraineté est transformée et remodelée[40]. » Par conséquent, si l’on s’en tient à une conception absolutiste de la souveraineté – priorisant le principe de la non intervention dans les affaires intérieures de l’État – on ne peut pas arriver à protéger les droits de l’homme. Pour assurer cette protection par rapport au devoir de protéger incombé à la communauté internationale, il faut absolument opérer une ingérence licite dans les affaires intérieures de l’État qui se trouve légitimée par les cas de violations systématiques des droits de l’homme. Car ces droits n’appartiennent plus à la catégorie des affaires relevant essentiellement de la juridiction interne des États[41], si l’on interprète l’article 2 paragraphe 7 de la Charte de l’ONU.

 

Clément NOËL

 

Notes

[1] - Vessin Popovski, La souveraineté comme devoir de protéger les droits de l’homme. https://www.un.org

2 - Voir Beatrice Pouligny- Morgant, « L’intervention de l’ONU dans l’histoire politique récente d’Haïti », Pouvoirs dans la Caraïbe [En ligne], 10/ 1998, mis en ligne le 09 mars 2011, consulté le 17 novembre 2022. URL : http : //journals.openedition.org/pic/576

3 - La Mission des Nations Unies en Haïti(MINUHA) a été déployée en Haïti âpres avoir obtenu du Conseil du Conseil de Sécurité des Nations Unies l’autorisation le 15 mars 1995. Il faut noter que bien avant cette intervention, 16.000 soldats américains étaient déjà présents en Haïti. Sous la pression des États-Unis, cette autorisation a été obtenue du Gouvernement haïtien légitime d’alors, après une résolution adoptée par l’ONU juillet 1994. À ce propos, V. Beatrice Pouligny- Morgant, Op.cit.

4 - La Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti du 1er juin 2004- 15 octobre 2017, crée par la Résolution 1542 du Conseil de Sécurité de l’ONU. Cette mission a été déployée en Haïti, après avoir obtenu le consentement du Président Provisoire, Boniface Alexandre, en raison de la situation en Haïti qui apparait comme une menace à la paix et, a sécurité dans la région.

5 - Voir Dantès Bellegarde, L’occupation américaine d’Haïti, ses conséquences morales et économiques, Port-au-Prince, Les édition Fardin, 2013

6 - Sur ce sujet, Voir. 9159E Séance-Matin. CS/ 15073/ 21 octobre 2022. Cette décision a été par le Conseil de Sécurité de l’ONU, agissant au titre du Chapitre VII de la Charte, par la Résolution 2653(2022) du 21 octobre 2022

7 - Sur ce sujet, Voir mon article, « De l’inexistence de l’État à la négation des droits de l’homme en Haïti : La dynamique d’une réalité objective intenable », Mis en ligne le 10-11 novembre 2022. URL : https : //www.lenational.org

8 - J. A. Carrillo Salcedo, Souveraineté des États et droits de l’homme en droit international contemporain, Paris, Editions Dalloz, 2016, p. 6

9 - Ce principe est consacré dans l’article 26 de la Convention de Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 : « Tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi »

10 - Voir Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Les turbulences de l’ordre mondial. Une lecture critique du world ordrer de Henry Kissenger, In Revue française de science politique, 2015/1(Vol. 65), p. 111- 125

11 - Voir Jean Jacques Rousseau, Du contrat social, livre II, chapitre I, dans ouvre complètes, III, Paris, Editions Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »). p. 368

12 - Voir Lionel Ponton, Hegel et Aristote. La souveraineté de l’État, volume 52. Laval théologique et philosophique, Université Laval, Volume 52, N. 1, février 1996. URI : https://id.erudit.or/iderudit/400976ar

13- Voir Jean-François Kervegan, Souveraineté et représentation chez Hegel, In Revue Française d’histoire des idées politiques, 2001/2(No. 14), p. 321 à 336

14- Ibid.

15- Max Weber, Economie et Société, Paris, Plon, 1971, p. 58-59, cité par J.F. Kervegan, In Souveraineté et représentation chez Hegel, Op.cit.

16 - Sur ce sujet, voir mon article, Clément Noel, op.cit.

17- Voir Aurélien Bambé, La théorie de la souveraineté, [mise en ligne] le 13 aout 2016

18- Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, La responsabilité de protéger, Paris, Puf, 2015, p. 8

19- Voir Jean J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne, Œuvres complètes, T. III, Paris, 1817, p. 177

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