Souveraineté et ingérence internationale : De l’objection de la Constitution haïtienne à la réponse du droit international contemporain

Partie 2/2

2- L’ingérence comme réponse conforme au droit international

S’il est vrai que l’Etat haïtien est souverain, c’est –à-dire que sa souveraineté se trouve protégée tant par la Constitution que par le droit international classique en rejetant le principe par le principe de non ingérence dans les affaires intérieures et celui de respect du domaine qui lui est exclusivement réservé, il faut reconnaitre, cependant, qu’il se trouve dans l'incapacité d’assurer ses fonctions régaliennes. En effet, l’une des fonctions fondamentales d’un État, c’est d’assurer la protection des droits fondamentaux des citoyens et de l’ordre public. Or, l’État haïtien se relève comme étant un État défaillant qui n’est pas en mesure de faire face au climat insécurité qui sévit dans le pays. La société se criminalise complètement. Les gangs armés sont comme des entités exerçant leur puissance singulière sur l’État et s’imposent également comme de véritables acteurs politiques puisque leur discours doivent être en pris en considération. Certaines fois, ils peuvent même orienter des décisions politiques. Les droits de l’homme ne sont pas garantis. Des concerts d’armes automatiques sont entendus quotidiennement. Les gens quittent chez eux pour aller se réfugier d’autre part. Aucune opération de qualité de la police n’a pu avoir lieu. Des groupes armés, avec des intérêts divers, s’affrontent. C’est en quelque sorte une description très alarmante d’une situation de fait qui fait appel à la remise en question de l’essence même la puissance publique. 

Dans cet ordre d’idées, faisant déférence à la description de la réalité société haïtienne, dans un rapport produit le 13 octobre 2022 par le représentant de l’ONU à l’Assemblée générale de l’ONU, il est précisé que « la situation actuelle en Haïti démontre à quel point le volet politique, les questions de sécurité et de développement et les aspects humanitaires sont imbriqués et se renforcent mutuellement. Elle a offert un terrain propice aux bandes armées, qui ont gagné en force et en influence[1]. » Toujours dans ce même rapport, entre le premier juin et le 30 septembre 2022, dans le cadre des affrontements des groupes armés, 1377 personnes ont été tuées[2]. Malgré le fait que ce rapport soit daté d’octobre 2022, la situation ne fait que s’aggraver. Curieusement, les groupes armés se révèlent comme une entité supérieure à l’État. Ils contrôlent tout et créent à la fois un sentiment de panique psychologique et de désespérance absolue.

Dans cette perspective, le Haut Commissaire aux droits de l’homme déclare sans ambages :   « Des gens sont tués par armes à feu, ils meurent parce qu'ils n'ont pas accès à l'eau potable, à la nourriture, aux soins de santé, les femmes sont violées collectivement en toute impunité. Les niveaux d'insécurité et la situation humanitaire désastreuse ont été dévastateurs pour le peuple haïtien[3]. »  Cette situation de crise – alimentée par la violence des groupes armés – est, dans une certaine mesure, la pire des crises humanitaires que vit le pays depuis son existence. En effet, cela s’explique par une défaillance manifeste de la part de l’État à protéger les populations. En d’autres termes, l’État, sur le plan interne, perd son autorité souveraine, puisqu’il n’est plus en mesure d’exercer sa puissance de protection au bénéfice des citoyens. À ce propos, T. Hobbes affirme : « L’obligation qu’ont les sujets envers le souverain est réputée durer aussi longtemps, et pas plus, que le pouvoir par lequel celui-ci est apte à les protéger[4]» Dans cette même perspective, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer apporte une analyse très édifiante et évocatrice lorsqu’il dit : « Des lorsqu’il [le souverain] n’est plus capable de les protéger, il perd sa souveraineté[5] ». Cette faillite de l’État haïtien sape le fondement de son autorité sur les citoyens. C’est-à-dire que le lien de croyance – fondement de sa légitimité et de la soumission à son autorité – existant entre l’État et les citoyens s’effondre.

 Face à cette situation de crise, la communauté internationale a une responsabilité de protéger. La prise en charge de celle-ci participe, bien évidemment, d’une redéfinition de la notion de souveraineté présentant, dans la rhétorique du droit international traditionnel, comme étant absolue. À ce titre, la question de l’ingérence dans les affaires intérieures de l’État n’est plus protégée, mais elle devient une nécessité pour rétablir l’ordre public international en protégeant les populations. Or, il est évident que la République d’Haïti a conclu des traités internationaux en matière des droits de l’homme qui font naitre des obligations, en aucun cas, la souveraineté nationale ne saurait être avancée pour exonérer l’État haïtien de ses obligations internationales. À ce propos, dans le cadre d’une résolution adoptée en septembre 1989 dans sa session de Saint- Jacques de Compostelle par l’institut de droit international sur la protection des droits de l’homme et le principe de non-intervention dans les affaires internes de l’État, il a été affirmé dans l’article 2 paragraphe premier qu’aucun État « ne peut se soustraire à sa responsabilité internationale en prétendant que ce domaine relève essentiellement de sa compétence nationale[6]. »

Force est d’admettre qu’en cette matière, l’ONU a une obligation d’établir la paix au titre de son article 39 de sa Charte, lorsqu’il y a une situation qui inquiète la communauté internationale. D’où la légitimité de la doctrine du devoir d’ingérence pour se fonde sur l’obligation morale de protéger la population dont la survie est en menace, et non la souveraineté. Car celle-ci ne saurait être une justification pour un Etat de ne pas respecter les droits de l’homme. Par contre, pour ce faire, le Conseil de sécurité, organe de l’ONU peut, sur la demande, bien évidemment, des autorités gouvernementales du pays, doit intervenir pour rétablir l’ordre.

 

En guide de conclusion

Nous avons pu montrer, à la lumière de ce qui vient d’être précédemment dit, par tradition constitutionnelle,  qu’il y a un certain rejet catégorique de l’homme blanc sur le territoire national. En effet, cette tradition se perpétue au point d’être, dans une certaine mesure, intégrée dans la Constitution en vigueur aux termes de son article 263, premier alinéa. Cette disposition constitutionnelle formule une sorte d’objection à toute intervention des forces armées étrangères sur le sol national. Dans cette perspective, la demande formulée par le gouvernement haïtien, en date du 6 octobre 2022, consistant à une intervention des forces étrangères en vue de rétablir un climat sécuritaire dans le pays, miné totalement par la violence des groupes armés, se révèle inconstitutionnelle.

Cependant, il y a une nécessite de dépasser l’ordre constitutionnel haïtien. Le développement des théories du droit international contemporain a provoqué une véritable révolution en désacralisant la conception classique qui fait de la souveraineté quelque chose d’absolu. C’est dire que cette conception est révolue. Si l’intimité de l’État a été protégée de manière stricte par le droit international classique, il faut admettre, cependant, que cette précaution relative au respect de cette intimité s’effrite. Lorsque dans un pays, la violation des droits de l’homme rythme la quotidienneté des citoyens, cela représente une menace pour l’ordre public international. À ce titre, la souveraineté de l’État ne saurait être avancée à titre de justification de ces violations. Les dirigeants dirigent non pas pour eux-mêmes, mais ils ont des responsabilités envers ceux-là qui leur ont donné mandat.  Nul ne doute que l’État haïtien n’a pas, de nos jours, la capacité de respecter ses engagements internationaux, nés de la ratification des Conventions internationales en matière des droits de l’homme. Tout semble donc traduire, bien évidemment, que Léviathan haïtien est frappée par une défaillance absolue qui paralyse toute sa capacité d’exercice de ses fonctions régaliennes de base. L’on est en droit de se questionner sur la réalité de son existence. Toutes les institutions démocratiques et régaliennes sont effondrées. La police nationale d’Haïti – comme l’une des forces devant assurer la sécurité des citoyens – souffre d’un déficit éthique et d’un manque de moyens pour mener des opérations de qualité. La justice n’est qu’un leurre en Haïti. Ces derniers, elle n’a fait preuve d’aucune capacité de mener des enquêtes sérieuses sur un dossier d’importance. Il s’agit d’une justice qui n’a aucune légitimité d’action tellement elle est décriée. Elle occasionne beaucoup plus de violations des droits de l’homme qu’elle en endigue la multiplication. Or, en règle générale, la justice devrait être le dernier rempart de la démocratie. La nécessite d’une intervention étrangère se doit de dépasser les confins du nationalisme desséchant, misérabiliste et aveugle de l’homme haïtien. Toutefois, l’enjeu reste à savoir si le devoir de protéger comme étant un devoir d’ingérence dans les affaires intérieures de l’État ne s’inscrit pas dans la dynamique de déstabilisation des petits pays en vue de pérenniser ou de reproduire la dynamique de l’impérialisme occidental. Il faut noter que l’on a connu en Haïti plusieurs interventions étrangères de cette nature, malheureusement elles ne font que plonger le pays dans la crise absolue.

 

Clément NOEL

Professeur de droit international public et de droit international des droits de l'homme, Clément NOEL est détenteur d'un diplôme de l'école de la Magistrature (EMA), avocat en incompatibilité au Barreau de Port-au-Prince. Il est aussi titulaire d'un Master de spécialisation en droits de l'homme de L'université Saint-Louis, Namur et Catholique de Louvain, en Belgique.

Domaines de recherche : Droit international public, Droit international des droits de l’homme, Droit constitutionnel.

 

Note bibliographique

  1. Aurélien Bambé, La théorie de la souveraineté, Mis en ligne le13 aout 2016
  2. Beatrice Pouligny- Morgant, « L’intervention de l’ONU dans l’histoire politique récente d’Haïti », Pouvoirs dans la Caraïbe [En ligne], 10/ 1998, mis en ligne le 09 mars 2011, consulté le 17 novembre 2022. URL : http : //journals.openedition.org/pic/576
  3. Clément Noel, « De l’inexistence de l’État à la négation des droits de l’homme en Haïti : La dynamique d’une réalité objective intenable », Mis en ligne le 10-11 novembre 2022. URL : http : //www.lenational.org
  4. Dantès Bellegarde, L’occupation américaine d’Haïti, ses conséquences morales et économiques, Port-au-Prince, Les édition Fardin, 2013
  5. Eric Saury, Le premier constitutionnalisme haïtien (1801-1816) : Commissionnaires contre commettants in : Les Amériques, des constitutions aux démocraties : philosophie du droit des Amériques[En ligne], Paris : éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2015. URL : http://books.openedition.org/editionsmsh/10686
  6. Hauke Brunkhorst, droits de l’homme et souveraineté – un dilemme ?
  7. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, La responsabilité de protéger, Paris, Puf, 2015, 125 p.
  8. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Les turbulences de l’ordre mondial. Une lecture critique du world ordrer de Henry Kissenger, In Revue française de science politique, 2015/1( Vol. 65), p. 111- 125
  9. Jean Combacau et Serge Sur, Droit international public, Paris, 13edition, édition LGDJ, 2019, 882 p.
  10. Jean Jacques Rousseau, Du contrat social, livre II, chapitre I, in œuvres complètes, III, Paris, Editions Gallimard (« Bibliothèque de la Pléiade »). p. 368
  11. Jean J. Rousseau, Lettres écrites de la montagne, Œuvres complètes, T. III, Paris, 1817, p. 177
  12. Jean-François Kervegan, Souveraineté et représentation chez Hegel, In Revue Française d’histoire des idées politiques, 2001/2(No. 14), p. 321 à 336
  13. Juan A. Carrillo Salcedo, Souveraineté des Etats et droits de l’homme en droit international contemporain, Paris, édition Dalloz, 2016, 202 p.
  14. Kerstin Odendall, La notion de menace contre la paix selon l’article 39 de la Charte des Nations Unies : La pratique du Conseil de sécurité, Editions A. Pedone, 2006, p. 81
  15. Lionel Ponton, Hegel et Aristote. La souveraineté de l’État, volume 52. Laval théologique et philosophique, Université Laval, Volume 52, N. 1, février 1996. URI : https://id.erudit.or/iderudit/400976ar
  16. Louis le Fur, Etat fédéral et confédération d’Etats [thèse de doctorat, Université de Paris- Panthéon- Assas, 1896], Paris, 2000, Coll. Introuvables, 872 p.
  17. Olivier Beaud, La puissance de l’Etat, Paris, Puf, coll. «  Léviathan », 1994, 512 p.
  18. Patient Mpunga Biayi, Le Conseil de sécurité des Nations Unies et les droits de l’homme, Revue québécoise de droit international, Volume 32, No. 2, 2019, p. 173-201. URI : https://id.erudit.org/iderudit/107517ar
  19. S. Rials, La puissance étatique et le droit dans l’ordre international ; éléments d’une critique de la notion externe de la souveraineté externe, APD, 1987- 1932, p. 189-209
  20. Vesselin Popovski, La souveraineté comme devoir pour protéger les droits de l’homme. URL : https://www.un.org

Notes

[1] - Voir le rapport du Bureau Intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH), 13 octobre 2022, p. 1

2- Ibid., p. 8

3 - Voir la déclaration de Volker  Turk, le Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, 3 novembre 2022

4 - Thomas Hobbes cité par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, La responsabilité de protéger, Paris, Puf, 2015, p. 8-9

5- Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Op.cit., p. 9

6- Voir J. A. Carrillo Salcedo, Souveraineté des Etats et droits de l’homme en droit international contemporain, op.cit., p. 35

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