La gestion collective des enjeux collectifs

Il faut s’appuyer davantage sur les embryons de petites structures sociales à vocation technique qui émergent actuellement. En leur donnant des moyens d’action accrus, on pourra faciliter l’émergence d’enjeux collectifs nouveaux tels que l’eau, la santé, la route, l’école, la conservation des sols. Aucun de ces domaines ne relève en premier lieu, de solutions techniques complexes ; tous supposent en revanche, une prise en charge collective préalable de la problématique sociale correspondante.


Beaucoup de développeurs, en effet, obsédés par la supériorité apparente de leur langage technique, tendent surtout à valoriser leur propre existence et à justifier leur rôle, en réalisant le miracle technique qui va, selon eux, imposer leur prestige aux yeux des paysans.
Non seulement une telle approche est puérile, mais elle est dangereuse dans la mesure où elle remet dans la main des populations rurales des instruments dont l’utilisation rationnelle présuppose l’existence d’une structure collective de décision et de gestion.
Mais de cela, ils n’ont cure et les résultats de ce gâchis sont visibles partout : sources taries, fontaines sèches, routes à l’abandon, écoles vides, dispensaires fermés, ateliers déserts, etc. Sans vergogne, ils partent alors à la recherche de terrains vierges disponibles pour leurs nouvelles démonstrations et leurs nouvelles prouesses techniques.

Il est temps d’arrêter ces réducteurs de culture et ces destructeurs de groupes. Il est temps de comprendre qu’il y a une demande paysanne pour l’organisation, mais que celle-ci ne se fera ni autour des slogans politiques, ni autour des discours et encore moins autour des projets artificiellement implantés depuis l’extérieur. Elle se fera autour de la gestion collective de l’eau, de la santé, de l’école, de la route ou de l’environnement (bassins versants.)
La structuration sociale actuellement en voie d’émergence ne peut se faire qu’autour de la prise en charge concrète de services collectifs précis et non comme les structures traditionnelles autour du seul échange de services individuels (combite). L’école de la démocratie, l’école de la gestion future des services publics passe par la réponse adéquate donnée à toutes ces initiatives qui, à l’heure actuelle, émergent de tous côtés à travers le pays.

C’est pourquoi les projets d’intervention, qui sous forme de microréalisation tentent à l’heure actuelle de répondre à ce mouvement et à l’accompagner, doivent accorder dans leur intervention, une priorité absolue à la prise en charge collective de l’action.
Une source c’est une quantité d’eau limitée confrontée à un besoin potentiel illimité. Comme telle, elle demande donc une réglementation, une volonté collective permanente de maintien et d’entretien, des sanctions contre les abus, un contrôle sur les utilisateurs et enfin une utilisation souple de la distribution en fonction des variations de la demande et de la disponibilité en eau. Si tout cela n’est pas compris, accepté, et pris en charge, collectivement, il est à peu près sûr que tôt ou tard, le captage périclitera.

Les succès des politiques actuelles, fondées sur les microprojets s’appuyant sur les initiatives locales, prouvent bien qu’il s’agit là d’une mode d’intervention très adaptée à la richesse du système individualiste haïtien (même s’il est corrigé quelque peu à cette occasion) et beaucoup plus efficace que ne le seront jamais les monstres technocratiques du type des grands projets régionaux.
L’ouverture sur le monde
La liste des atouts disponibles ne s’arrête pas là. En effet, ce qui est considéré trop souvent comme la preuve ultime de l’échec du système, à savoir l’émigration, peut se révéler et se révèle en fait comme un facteur très puissant d’évolution.

Ce rapport permanent à l’extérieur qui caractérise la plupart des sociétés caraïbes et notamment celle-ci est, nous l’avons vu, un élément inhérent au système d’autorégulation. Il est en même temps, en raison du flux permanent d’échanges avec l’extérieur qu’il suscite, une source de modifications nombreuses. Ainsi en milieu rural, l’habitat tend actuellement à se stabiliser et à se durcir dans des structures bétonnées en raison des exigences propres aux constructions financées par les émigrés, pour euxmêmes ou pour leur famille.

Quand un citoyen sur six se trouve à l’extérieur. Quand en permanence circulent les madan Sara à travers le Bassin Caraïbe et même jusqu’à New York, quand les familles ont, toutes, une parenté à l’étranger, il se crée un mouvement naturel d’échanges qu’il faut bien considérer aussi comme un atout et qu’il faut tenter d’utiliser de façon plus systématique. Des actions combinées associant par exemple l’État aux communautés nationales et extérieures permettraient de gérer au mieux les retombées positives de l’émigration. En effet un système éclaté à l’intérieur, comme le système haïtien, ne se définit en tant que système et ne prend conscience de son existence collective que dans son rapport à l’extérieur, que dans le contact avec tout ce qui n’est pas lui. Il n’est pas étonnant dans ces conditions que les deux grands moments de « sauts qualitatifs » correspondent aux deux grands conflits de 1804 et de 1915.

Si ces sociétés, laissées à elles-mêmes, sont normalement statiques dans leur gestion interne, en revanche, elles se trouvent dynamisées par leurs rapports conflictuels avec l’extérieur, rapport qu’instinctivement, elles cherchent à utiliser. Ce n’est pas là un nationalisme enfermé sur son refus, mais un nationalisme ouvert à la confrontation avec l’étranger, qui ne doit pas être nécessairement violente pour pouvoir déclencher ces mutations. Ainsi, une « nouvelle société nationale extensive » est peut-être en train de se forger actuellement sous nos yeux à chaque arrivée d’un avion de la Eastern ou de la American Airlines à Port-au-Prince.

À la lumière de ces différents exemples pris dans des différents domaines, on voit assez bien se dessiner les contours d’un avenir possible qui ne soit pas forcément celui de la catastrophe perpétuellement annoncée.

Mais il reste encore à trouver le ressort qui pourra mettre en marche ces différents mécanismes et qui permettra de transformer en avantages ce que, trop vite, on a voulu considérer surtout comme des tares ou des freins.

Gérard Barthélemy,
 extraits de Le Pays en dehors. 1989

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