Le comportement des Haïtiens face à la montée vertigineuse de l’insécurité : entre résignation et fuite

« Toute conscience est conscience de quelque chose », nous dit Edmund Husserl (1929). En effet, ce quelque chose est parfois le construit même du corps de la réalité, laquelle nous impose une vérité irréfutable. ʺL’insécurité, voilà ce qui fait penserʺ, disait Albert Camus. En effet, le paradigme phénoménologique soutient l’idée que chaque personne perçoit le monde de manière différente, et affronte la réalité avec pleine conscience (Rogers :1984). Nous voici devant un fait dont l’interprétation littérale de celle-ci est quasi totalement similaire à tous les citoyens vivant sur le sol haïtien ces derniers temps : l’insécurité en Haïti remet en question la vie et l’avenir. Face à cette vague de terreur vertigineuse et généralisée, manifestée sous divers ordres et de formes, nombre d’analystes politiques, de spécialistes en relations internationales et aussi ceux qui œuvrent dans le domaine de la sécurité publique sont d’avis que l’impunité causée par la faiblesse de la justice, l’instabilité politique, la mauvaise gouvernance et l’absence d’une politique d’encadrement de la jeunesse haïtienne sont parmi les causes majeures qui déclenchent cette chasse à la paix d’esprit. Au regard d’une kyrielle d’explications portées à cette insécurité-sniper qui vise la tête des citoyens paisibles, ne serait-il pas judicieux de jeter aussi le dévolu sur ce peuple, comme étant l’un des complices de cet infernal vague d’insécurité ? 

Rapport entre l’Être et espace social

Il existe toujours une relation étroite entre espace, pensée et action qui nous définissent au sein du corps social. Ce qui passe autour de nous et qui nous affecte va promptement occuper une place imposante dans notre pensée. En effet, une thèse soutient qu’il y a toujours des rapports internes entre la conscience et le contexte social (Fanon, 1952 : 17). L’homme cherche à façonner l’environnement qui le façonne lui-même, disait l’auteur du concept de la ʺrésilienceʺ, le Psychiatre Boris Cyrulnik. Il y a, depuis toujours, des rapports entre l’humain et son environnement dans un contexte sociopolitique. L’espace où nous évoluons bénéficie ou victime de la gestion dont nous en faisons ; cet espace prend aussi la forme de nos actions et incarne les décisions (matures ou immatures) prises au quotidien. L’interdépendance qui existe entre l’homme et l’environnement s’explique en un rapport d’action et de rétroaction. Et le fameux discours du personnage bien-aimé, décrit dans l’ouvrage de ʺGouverneur de la roséeʺ illustre bien la question : « ce n’est pas Dieu qui abandonne le nègre, c’est le nègre qui abandonne la terre et il reçoit sa punition : la sécheresse, la misère et la désolation. » (Roumain,1907 : 35). Entre l’homme et son milieu existe toujours un déterminisme réciproque. 
L’insécurité est un fait préoccupant. Elle est surgie par le laxisme des autorités, l’ingérence de la chose publique sur toutes ses formes, mais surtout le comportement affiché à son égard, qui est beaucoup plus préoccupant. Un peuple agenouillé, incarcéré dans la prison des colons modernisés. Un peuple qui possède en main la clef de sa propre cellule pour se libérer. Mais malheureusement ! On lui a donné un virus qui provoque chez lui le syndrome de la résignation, injecté à travers les seringues des politiques traditionnelles et internationales ; et on le contrôle par des techniques de conditionnement, au sens pavlovien du terme (Pavlov :1903). 
Réaction pathologique ou normale ?
Dans une perspective pathologique, quand la réalité est devenue trop dépressive, jusqu’à chambarder les mécanismes de défense psychique, l’individu finit par tomber dans les gouffres de toutes sortes de perturbations mentales. Des recherches en psychanalyse nous apprennent que l’humain qui affronte les turpitudes de la vie quotidienne n’est pas exempt à toute une panoplie de pathologies (Freud : 1901). Toujours dans ses réflexions sur les pathologies de la vie quotidienne, l’auteur soutient que l’individu malade pourrait avoir différentes formes de perceptions : la psychose coupe le pont avec la réalité, la névrose se montre en revanche obsédée par la réalité. En fait, si l’on part par cette considération théorique, la réalité, aussi terrifiante et préoccupante qu’elle pût être, peut n’avoir aucun impact sur le sens de l’humanité d’un individu ou d’un groupe de personnes. Entre insensibilité et préoccupation émerge donc un fait, lequel pourrait servir de laboratoire ou de piste d’analyse à d’autres disciplines scientifiques. 
La montée de la vague d’insécurité développe des réactions individualistes chez beaucoup de citoyens haïtiens ces derniers temps. Jadis, le moindre cri de détresse exprimé par un citoyen amène automatiquement à l’action d’épauler ou de voler au secours de l’autre. Force est de constater depuis des lustres que nous assistons à une insensibilité humaine, où des réactions s’activent automatiquement pour fuir l’autre ayant besoin de lui prêter la main, afin de s’échapper à un danger qui pourrait lui couter la vie. L’histoire de l’individualisme nous apprend que l’individu est désormais appelé à se réaliser lui-même de plus en plus au détriment des réseaux de solidarité (Laurent, 1993). Exprimer un individualisme insensible à la vie humaine, n’est-elle pas une réaction anormale en termes de construction d’un problème social en pathologie, au sens la pensée de Jacob Amnon Suissa (2005) ?  
Ajouté à cette insensibilité pour la vie humaine, ainsi a-t-on constaté une réduction quasi totale de liberté des citoyens pour s’évacuer librement à leur activité quotidienne, à cause des cas de kidnapping, de restriction des zones de non-droit. Le choix rationnel pour affronter cette réalité traumatique serait donc de rester chez soi si l’on voulait ajouter quelques heures à sa durée de vie. Partout dans les recoins du pays et surtout à Port-au-Prince, ce slogan s’impose et devient omniprésent à l’esprit des gens : ʺla vie dure 24 heures renouvelable en Haïtiʺ.
Le philosophe et sociologue allemand, Axel Honneth (2006) travers ses réflexions, soutien que ʺla réduction de liberté qui est propre à l’idée de « société malade », consiste en ceci que les solutions institutionnelles de différentes sphères sociales se bloquent mutuellement en empêchant un épanouissement fructueux des individusʺ. De ce point de vue peut naître la question de savoir quels sont les différents symptômes des sociétés malades. La réduction de liberté qui en est un parmi tant d’autres, s’exprime grandement par cette vague d’insécurité généralisée, où nombre de citoyens sont contraints à se confiner chez eux, avec pleine conscience de rapprocher le royaume de la mort quand l’urgence frappe à leurs portes pour traverser les routes nationales abandonnées quasi totalement par les autorités légales, ayant la responsabilité de garantir la protection des citoyens. 
L’insécurité actuelle, susceptible de provoquer un choc psychologique monstrueux à quiconque victime, pourrait faire l’objet de prédiction d’une panoplie de troubles mentaux. Un tel fait peut servir d’outil en vue de la diagnostique d’un peuple qui, face à un danger imminent, se repli sur soi et se laisse gouverné par un petit groupe qui se ravitaille dans l’infernal, absorbant quasi totalement l’énergie révolutionnaire des citoyens, soit par résignation ou par complicité inconsciente. Celui qui cautionne la bassesse politique n’est pas opportuniste, il est complice, affirme Salim Boudiaf. 
 La passivité et la non-solidarité des citoyens, sont-elles parmi les facteurs explicatifs de cette insécurité généralisée en Haïti ?
Ce peuple, quoique victime de l’insécurité exprimée sur toutes ses formes, est un complice pour certains. Victime-coupable il le semblerait, au sens de la pensée de Jean Paul Sartre pour aborder la cause de la négritude. Peuple souverain, peuple fort, peuple révolutionnaire, les mots sont de divers ordres et de formes pour qualifier cette pauvre nation qui se laisse ivre par ces flatteries, qui accepte de vivre dans toutes les conditions infrahumaines que même les animaux domestiques de certains pays occidentaux n’ont jamais vécu. Ce faisant, on lui a pris dans un piège psychologique relatif à des conditionnements, et en lui faisant croire à sa grandeur du passé, à ses exploits séculaires pour stopper sa fureur. Pauvre peuple ! Tout ce travail occidentalisé et réfléchi le désarme de sa puissance tissée dans la solidarité, son automatisme révolutionnaire, ses spécificités possédées comme qualité en tant que peuple, qu’il a malheureusement perdu depuis belle lurette.
Ce peuple, il fut un temps, était caractérisé par la bravoure et l’entraide. Ainsi avons-nous abandonné cet adage : « vwazinay se dra blan ». Cela dit, l’applicabilité de cette valeur au contexte haïtien signifie que la cause d’un citoyen en difficulté est celle de tous les citoyens de la cité. Les faits sont saillants ! L’individualité s’exprime cependant sur toutes ses formes. Nombre de scènes criantes sont observées dans les faubourgs de la capitale haïtienne, où des citoyens se montrent indifférents face à leurs confrères en danger de mort, ayant seulement besoin d’une minuscule d’aide pour s’en sortir. L’empressement pour la capture d’image cannibale, détruisant la vie sacrée, remplace la sensibilité humaine. On oserait de dire que ce peuple devient pour lui-même sa propre insécurité, en abandonnant ses qualificatifs relatifs à la solidarité sociale, à l’automatisme révolutionnaire. Une nation qui, après avoir accouché la liberté pour les peuples noirs, fut traversée par un sentiment d’invincibilité, sensible à prendre le chemin de la révolte pour la moindre cause susceptible de bouleverser son bien-être, est zombifié depuis des lustres. 
L’aphorisme souvent attribué à Bergson (1859-1941) nous dit que « le problème bien posé est à moitié résolu ». Aussi complexe soit-il, pour penser à résoudre la vague d’insécurité, ce peuple doit savoir qu’il est lui-même une partie des causes ayant engendré l’incertitude totale à la vie en Haïti. ʺSi vous ne trouvez pas de solution à votre problème, c’est que vous faites partie du problèmeʺ, a dit Nadir El Garrab (1948). Pour aller vers une véritable perspective de solution du problème de l’insécurité, ce peuple doit être conscient qu’il l’acteur principal capable de changer le coup des choses, par la planification d’une action mature et réfléchie, sans se laisser emporter par des intérêts individuels et possibles stratégies de désensibilisation graduelle venant des puissances impérialistes. Cela pourrait conduire à sa propre libération. 

Servitère Toussaint
-Licence en Psychologie
-Étude de maitrise en science du développement
Phone : (+509) 3827-0724/ 4172-9628
Email : toussaintservitere@yahoo.fr

Bibliographie
-Fanon Frantz, Peau noire Masques Blancs, Québec, Les classiques des sciences sociales, 1952
-Freud Sigmund, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Edition du groupe « Ebooks libres et gratuits, 1901
- Roumain Jacques, gouverneur de la Rosée, Port-au-Prince, les Editions Fardin, 2007
- Karen Huffman, Marc Vernoy & Judith Vernoy, Psychologie en Direct, Québec, 2ème Edition, 2000
-Jacob Amnon Suissa. La construction d’un problème social en pathologie Le cas des jeux de hasard et d’argent (gambling). Nouvelles pratiques sociales, 2005, volume 18, numéro 1, 12 pages 

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