Quand l’académiciste blâme l’autodidacte : un interminable conflit

L’université est un espace académique où l’on enseigne un savoir universel et général. Elle permet aux apprenants de développer leur cogitatio critica, de remettre en question les connaissances populaires. Alors que certains n’ont pas besoin d’un espace universitaire pour acquérir un certain savoir, d’autres, une fois l’avoir obtenu, se réjouissent tellement qu’ils en viennent à développer bien souvent un sentiment de supériorité. En effet, il y a lieu de s’interroger sur l’origine d’une telle disposition d’esprit. Entre ces deux catégories bouillonnent de grands conflits qui déchirent ceux qui s’adonnent à des activités de réflexivité. Nous tentons dans ces lignes de mettre à nu quelques points caractéristiques chez l’académiciste et l’autodidacte. Nous citerons des noms qui, à notre avis, sont pris par l’académicisme en citant quelques propos de leur discours, d’une part ; et d’autre part, analyserons la faiblesse de l’autodidaxie en terminant sur la question de titre. Précisons au prime abord quelques points terminologiques pour éviter toute confusion éventuelle.

 

J’entends par académiciste [1] celui/celle qui a tendance à utiliser son niveau académique pour se faire voir ; il s’en sert comme argument dans des discussions. A ses yeux, ceux qui n’ont pas de diplômes doivent se taire, pour toute raison que ce soit.  Quant à l’autodidacte, du grec ancien « αύτοδίδακτος » (autodidaktos) signifiant « qui s’est instruit soi-même », alors c’est « toute personne qui s’est instruite par elle-même, sans maître » (www.cnrtl.fr). Pour ce qui concerne l’autodidacte, j’identifie deux catégories : i) l’autodidacte du 1er degré, qui n’a fait aucune étude supérieure ; ii) l’autodidacte du 2nd degré, qui se contente d’une étude de 1er cycle et qui continue à se former tout seul. Mes propos ici ne concernent pas la 1re catégorie.

L’illettré est réputé arrogant. Il s’attache beaucoup à ce qu’il croit savoir, il croit avoir toujours raison, il ne prend pas de conseil, etc. Mais ce que l’on oublie souvent c’est que même celui qui a un niveau de connaissance avancé est pris aussi dans l’arrogance. Certains diront qu’il ne s’agit pas de la même arrogance ; je dirais plutôt qu’il s’agit de la même, mais manifestée différemment. En effet l’académiciste est arrogant, il ne respecte pas celui qui est plus grand que lui en matière de savoir en se basant uniquement sur son niveau académique. On peut dire que l’auteur de Vamonos : pour une migration choisie paru dans les colonnes du Nouvelliste est un bon exemple. Il suffit seulement d’écouter l’émission « Moman verite » pour vérifier son académicisme. En voici un petit extrait pour donner une idée : « Ou gen dwa pa dakò avè m, m gen dwa pa dakò avè w men pa vin fè m la leçon, ou pa ka fè m leson akademik » dit-il [2]. Mais le Dr Josué Pierre-Louis n’a pa tenu sa langue : « nan domѐn sa m ka fè l, sou le plan jiridik ou se elèv mwen… nan domѐn dwa », lui riposte-il [3]. Mais Dr Dorvilier ne manque pas de prendre son niveau académique comme argument : « W ap pale a yon pòsdoktè an philosophie du droit. Non Monchè m pa ka panike devan nou la, bon nou gen yon posdòk anfas nou la » [4]. Mais le Dr J. Pierre-Louis lui signale que le CV n’est pas la compétence : « Pwofesè Dorvilier si w ap melanje CV m pa kwè nan moun ki la yo m pa kwè se ou k ap nan top klasman an. E CV bay kalifikasyon, li pa bay konpetans. Konpetans lan sa vle di ke fò w travay nan domѐn nan, fò w ekri nan plizyè revi syantifik. » [5]

 

Être chercheur, professeur à l’université est une profession très prestigieuse. Le discours traditionnel veut que pour jouir de ce prestige, il faut être détenteur d’au moins d’un diplôme de master ou de doctorat. Mon camarade Chetiny Dorsainvil est un fanatique farouche de ce traditionalisme. Il ridiculise toujours ceux qui n’ont pas respecté ce critère. Je crois que cette position est encore tenue. Mais le problème c’est que l’histoire n’a pas toujours donné raison aux tenants de cette position. Roland Barthes, Pierre Bourdieu et tant d’autres n’avaient pas eu de thèse de doctorat, mais ils ont été membres de jury de soutenance de thèse de doctorat. Chez nous, l’écrivain L. Trouillot, P. Buteau – pour ne citer que ceux-là – sont professeurs à l’université sans avoir de master. Est-ce que cela a réduit de leur niveau professoral ? En effet, il faut établir la différence entre le qualifié et le compétent.

 

Le débat qualifié vs compétent ne date pas d’aujourd’hui. Le qualifié, pour certains, est celui qui reste au niveau de diplôme ; le compétent, celui qui donne du résultat. Parfois l’un emporte sur l’autre. La tendance vulgaire tente à séparer les deux ; mais le qualifié ne peut-il pas être compétent ? Ou encore le compétent a-t-il besoin d’être qualifié ? Si l’académiciste mise sur son niveau académique dans ses dires, l’autodidacte, par contre, utilise pour ainsi dire sa faiblesse académique pour montrer les lacunes des autres. L’animateur de l’émission des livres et vous, que je qualifie à tort d’autodidacte du 2nd degré – puisqu’il n’a pas même bouclé l’étude du 1er cycle –, s’apprête toujours à jeter des pierres sur des étudiants qu’il qualifie de « cuistres et fumistes » : « Ce prétentieux qui après 4 années d’études en linguistique, il va se faire appeler linguiste. Ce prétentieux qui [est] en 3e année d’étude en sociologie, il va se faire appeler sociologue » [6]. Il s’en prend aussi aux professeurs, « Les professeurs, beaucoup d’entre eux, ont à peine un master 1, un mater 2. Dans les pays sérieux quand vous avez un master 2 vous êtes à peine un prof de TD en 1re année, on n’ose pas vous donner des étudiants, mais à la faculté des sciences humaines, à la faculté d’ethnologie master 2 te voici prof en 4e année » [7].

Ces propos ont l’air menaçant. La menace n’est pas à mon avis dans l’énoncé ni dans l’énonciation, mais dans l’énonciateur. Le type s’en prend à tous… pourtant, lui, il n’a pas même une attestation de 2e année d’université. Ah ! Le messager est plus important que le message ! Alors qu’il critique la cuistrerie et le fumisme, il en est la victime la plus représentée. Le coordonnateur général de l’association culturelle café philo Haïti n’a pas avalé les propos du prétentieux. « Dangelo pale souvan, m konnen nou nan televizyon. M pa panse l fasil pou yon moun ou pa janm enterese suiv kou menm anba bouch pwofesè Dorestal […] epi pou w voye inivèsite a anlè w pa atrap li konsa […] » lui riposte-t-il [8]. Mais tout cela ne lui a rien enlevé. D’ailleurs, en dépit de sa non-qualification et sa non-expérience, sa bibliophilie ne fait-elle pas de lui le dirigeant du plus grand patrimoine intellectuel et littéraire haïtien ? Dans les premières lignes de sa lettre ouverte, la doctorante en Histoire de l’art à la Sorbonne a fait les mêmes remarques [9].

L’académiciste, quand il prend la parole, cite son titre de temps à autre pour intimider ses interlocuteurs, il est autoréférentiel. Il croit que les critiques de ceux-là qui ne sont pas de son niveau académique ne sont pas tenues.  Dès qu’il prend la parole ‘je suis docteur en’, comme si le syntagme ‘docteur en’ fera taire à toute éventuelle critique. L’auteur de Haïti : Miroir d’une société en décomposition avancée ne semble pas s’être éloigné de cette tendance. Il se trompe dans la mesure où cela se vérifie ! Car la critique de Jean-Mario MICHEL de son livre, dont je relève ici seulement la faiblesse méthodologique, a bien sa place : « D’un côté, il est facile de rendre compte qu’il s’agit d’un ouvrage publié avec précipitation. C’est un travail de compilation réalisé à la va-vite. […] [c’] est une pochade, un brouillon. D’un autre côté, l’auteur dresse un bilan du protestantisme constitué de redites et d’analyses superficielles qui couvrent 17 pages. Soit 6% du livre. Alors qu’il nous fait planer dans des futilités, des détails qui ne font pas avancer son argumentation, mais destinés sans doute à remplir le vide, grossir le volume et le prix du livre [10]. Alors on n’a pas besoin d’être docteur pour critiquer un docteur. (Bien qu’il faille prendre la critique du pasteur-évangélique cum grano salis !) Soulignons toutefois que certains autodidactes en outre s’apprêtent à porter des critiques sur les travaux des académicistes sans en maitriser les moindres contenus conceptuels. Ils critiquent alors qu’ils ne comprennent pas : primum intellegere, deinde reprehendere. Croire comprendre n’est pas encore com-prendre ! Cependant l’autodidacte n’a pas besoin d’avoir le même niveau académique que l’académiciste pour le critiquer : suffit-il qu’il maitrise le domaine. Aussi la question de titre entre eux est-elle devenue très conflictuelle.

La question de titre est très courante chez nous, mais, me semble-il, cela cache quelque chose derrière. Certains en sont fiers, d’autres en font des usurpations. Mais la question est de dire quand on est digne d’en porter un. Nous sommes dans le domaine universitaire. Académiquement dès que l’on met un terme à son étude. Ainsi celui ayant bouclé ses études en science politique est politologue, en sociologie sociologue. Pourtant les académistes vont plus loin pour dire qu’il faut passer l’étape de 2e ou 3e cycle universitaire. Mais il semble que cette problématique est beaucoup plus compliquée en philosophie.

En effet, la vieille question se pose toujours : à savoir qui est philosophe et qui ne l’est pas. Sans faire une grande littérature sur la question, disons tout simplement le philosophe est celui qui cherche à comprendre les grandes questions de l’existence. Toutefois il n’y a pas que cela. Depuis la fin du XIXe siècle, il faut entendre le ‘philosophe’ de deux manières : celui qui possède un système philosophique propre, comme Platon, Aristote… ; et un spécialiste de la philosophie pouvant parler d’un philosophe [11]. Mais la 2e acception semble être incongrue aux yeux de Gilbert Boss. Pour Boss (1990 : 5) [12] dans la 2e acception, il ne s’agit pas de philosophe, mais plutôt d’un ‘interprète’ : « le philosophe étudie la réalité, tandis que l’interprète étudie la théorie que le premier a produite. C’est pourquoi il existe entre eux un rapport de subordination : il faut que le philosophe ait déjà produit une théorie pour que l’interprète puisse en découvrir son objet ». On peut voir qu’il y a une vraie hiérarchie entre les deux catégories puisque l’un produit une réflexion à propos du réel (c’est moi qui souligne) et l’autre s’en fait une inférence. Mais l’auteur ne s’arrête pas là. « L’interprète, ajoute-t-il, vient donc en second dans un double sens : premièrement parce que son objet est le produit du philosophe étudié, et ensuite parce que son but est de restituer la pensée du philosophe étudié avec la plus grande fidélité possible, tandis que le but du philosophe était de reconnaitre la vérité. […] On peut dire que le philosophe vise la vérité et l’interprète le sens du texte » (loc. cit.). Considérant cette approche, on peut remettre en question le titre de certains philosophes, chez nous en particulier.

 D’autant plus, nombreux qui ont étudié dans un domaine sans être dignes de porter le titre alors qu’il y en a d’autres dont l’histoire a tenu les noms sans avoir fait des études. Prenons le cas de Edgar Morin. Il a étudié l’Histoire-Géographie et le droit au niveau de licence (www.franceculture.com). Pourtant son titre de sociologue et de philosophe est indiscutable. « Je suis un autodidacte, a-t-il déclaré, mais j’ai toujours eu besoin des œuvres d’autrui pour me former ». – Alors qu’il est connu comme penseur de la ‘complexité’, parfois il fait des approches très superficielles dans des disciplines scientifiques, remarquent certains chercheurs. Qu’en est-il de Marx ? Il n’a pas étudié l’économie pourtant ses ouvrages ne manquent pas de faire parler les plus éminents économistes ; c’est ce qui a échappé au professeur Dorvilier, mais le professeur J. Pierre-Louis le lui a bien appris (Cf. Supra).

Le sentiment de supériorité développé chez l’académiciste s’explique par le fait qu’il passe beaucoup de temps pour construire son savoir, du coup il s’assure de la pertinence d’un propos avant qu’il n’exprime son adhésion. Pour avoir une certaine vue de ce qu’il est, il est obligé de se prendre comme référence. Mais ce qu’il ignore c’est que l’autodidacte a pris aussi du temps pour construire son savoir en dépit des lacunes préliminaires conceptuelles. Pour ce qui concerne la problématique du titre, je crois, pour ma part, qu’il ne soit nullement nécessaire d’avoir un master ou un doctorat en sociologie, encore moins en philosophie – n’en déplaise aux philosophes de formation ! – pour devenir sociologue ou philosophe. Car l’on peut bien avoir tout cela sans le devenir dans la mesure où l’on se contente de répéter les travaux des autres chercheurs sans essayer de les critiquer pour porter sa propre contribution dans la discipline qu’on évolue. Toutefois, il est important de se doter des bases nécessaires en tant que ύποκɛίμɛνον (Hupokeimenon) pour continuer ses propres travaux pour ne pas tomber dans le ‘Méta-basisme’, pour reprendre l’auteur de la poétique de la terre.

 

Francklyn DORCÉ

 

 

Notes

  • [1] Le terme ‘académiste’ fait référence à i) personne qui étudie dans une académie, ii) personne qui, dans une académie d’équitation, d’armes, de danse ou de gymnastique, apprend ses exercices (www.lalanguefrancaise.com, consulté le 02/10/2020). En vue d’une nouvelle conceptualisation, je parle de préférence d’‘académiciste’ dans le sens que je l’entends (Cf. Supra).
  • [2] Moman verite sur radio signal FM (90.5) avec Dr Fritz Dorvilier, Dr Jean Eugène Pierre-Louis et Dr Josué Pierre-Louis autour du thème ‘Affaire TOTO CONSTANT – NOUVÈL KONSITISYON’, diffusé et publié le 27/06/2020.
  • [3] Ibid.
  • [4] Ibid.
  • [5] Ibid.
  • [6] Café philo Haïti avec Yves Dorestal, « la crise de l’université : problèmes structurels et conjoncturels », le 03/11/2015, publié le 19/06/2016.
  • [7] Ibid.
  • [8] Ibid.
  • [9] Marie Claudine Paul, « Lettre ouverte à monsieur Dangelo Néard, directeur général de la bibliothèque national d’Haïti », le 31/05/2020.
  • [10] Jean-Mario MICHEL, « Critique du livre de ‘‘200 ans de zombification massive – les églises évangéliques en Haïti, le temps des bilans’’ de Jean Fils-Aimé », Le Nouvelliste, le 11/12/2018.
  • [11] Jostein Gaarder, « Sofies verden », Oslo, 1991, trad. de Helene Hervieu et Martine Laffon, « Le monde de Sophie », Edition du seuil, 1995.
  • [12] Gilbert Boss, « Qu’est-ce que la philosophie ? », cours enseigné au niveau de 2e et 3e cycle à l’université de Québec à Montréal, 1990-2000.

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES