La magistrature haïtienne est en train de brûler

La décision du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) de sanctionner certains juges ainsi que la réaction des organisations des droits humains sur ce grave incident ont porté le juriste et professeur de droit constitutionnel, Sonet Saint-Louis, à s’interroger sur la composition de cette institution étatique et sur la loi y relative avant de mettre en exergue son inconstitutionnalité.

Le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire (CSPJ) a décidé de ne pas certifier une trentaine de juges pour des raisons diverses.  La certification est un processus d'évaluation par lequel la Loi accorde au CSPJ le droit d'enquêter sur la vie privée, professionnelle et intellectuelle des citoyens voulant intégrer la fonction de juge. Une telle certification devrait être effectuée avant l'entrée du juge en fonction. La Loi  portant statut de la Magistrature la prévoyant fut votée le 27 novembre 2007 par le Parlement, et ce n’est que cinq ans après, en 2012, que cette instance étatique a été mise en place.  Ce texte prévoit aussi la certification des juges qui avaient intégré le système avant l’adoption de celle-ci. Étant investi d’un pouvoir de surveillance et de discipline sur les magistrats, cette loi autorise le Conseil à sanctionner les juges en fonction fautifs par le biais d’un comité ou d’un tribunal  disciplinaire, à l'exception de ceux de la Cour de cassation, lesquels sont justiciables  de la Haute Cour de Justice pour crime de forfaiture. (Art 184-1 de la Const).

Quels sont les actes de forfaiture dont un juge de la Cour de cassation se serait rendu coupable? Sont-ils des fonctionnaires publics ? Dans la liste des juges non certifiés, ne faudrait-il pas établir la différence entre ceux qui n’ont pas été certifiés à cause d’une évaluation négative et ceux qui font l’objet des plaintes, quelles que soient leur provenance? Il me semble que tous les cas ne sont pas similaires. Un traitement différentiel s’impose. L’article 65 de la Loi du 27 novembre 2007 parle  de la notion de faute disciplinaire en son article 67 et prévoit l’organe appelé à se prononcer ou connaître  cette faute. Qu’en est-il exactement de la procédure pour la saisine de cette instance disciplinaire? La décision de cette instance ne doit-elle pas être une condition pour la destitution ou la  suspension du juge? Les juges nommés par arrêté présidentiel peuvent-ils être destitués de leur fonction par une simple décision du ministère de la justice et sans une décision motivée de l’organe qui assure la discipline des juges ?

Les organisations des droits humains ayant délégué leur membre à cette instance étatique ont exprimé leur satisfaction relative à cette mesure. Certaines d'entre elles vont même jusqu’à exiger la poursuite des juges sanctionnés devant la justice. Ce qui a conduit certains à critiquer le manque de distance de ces organisations sur le dossier et ce faisant manipuleraient le CSPJ par l'intermédiaire de leur représentant. Une situation pour les organisations des droits humains est on ne peut plus embarrassante, car certains de leurs dirigeants sont des avocats en exercice. Les critiques se demandent comment des organisations de la société civile qui sont des groupes de pression travaillant pour ceux qu'elles représentent peuvent se retrouver dans une instance étatique dont le rôle est justement de protéger l’intérêt général. N’y a-t-il pas là conflit d’intérêts ? En tout cas, c’est la confusion générale.

 

La corruption, une préoccupation citoyenne

Sur cette liste en circulation, certains juges n'ont pas été certifiés pour absence de moralité, abus de confiance, suspicion de corruption, entre autres faits et actions. Que signifie juridiquement cette notion « absence d'intégrité morale »? Qu’implique le vocable de criminels notoires? Sont-ils des récidivistes?

La société veut savoir dans quel dossier de corruption ces derniers ont été impliqués. Un juge peut-il sanctionner pour une décision qu'il avait rendue dans la mesure où l'on ne décèle pas que celle-ci a été prise sur la base de la corruption ou en violation de la loi. Si cela est possible, que fait-on du principe de l'indépendance du juge dans le traitement du dossier qui a été soumis à son appréciation? Qui sont les certificateurs ? Qui certifie les certificateurs pour être eux-mêmes investis de la plus haute autorité morale de certifier les autres ?  Sont-ils une catégorie de citoyens à part ? S’il est vrai que l’article 70 de la Loi du 27 novembre 2007 et l’article 38 de celle du 13 novembre prévoient la certification des magistrats, il n’en demeure pas moins que la manière dont le CSPJ a procédé pour mener le processus n’est pas  transparente, se révèle  peu crédible et constitue une action qui attaque l'honneur et la dignité des juges, a souligné Me Guerilus Fanfan. 

La corruption implique rarement une seule personne. Pour qu'on marchande, il faut qu'on soit deux et l'acte illicite est à l'origine d'un avantage mutuel. Le commerce illicite de la justice implique deux ou plusieurs personnes. Les juges non certifiés seront renvoyés chez eux dans le déshonneur et l'infamie la plus totale, car ils perdent déjà la bataille au niveau de l’opinion publique. On ne peut pas s’empêcher de demander où sont les corrupteurs qui sont les justiciables qui sollicitent les faveurs du juge ? Où sont les avocats, les arrangeurs de cas, courtiers impénitents de juges, les puissants hommes d'affaires, les hommes de pouvoir qui convoquent les juges chez eux pour décider favorablement en leur faveur avant que le cas soit entendu au tribunal ? Ils sont pléthore ces avocats sans verbe et sans écriture, qui se gargarisent d'être des professionnels du droit réussis, à avoir bénéficié de la corruption de notre système judiciaire et ce pendant longtemps? Mais quels dossiers judiciaires les a rendus si prospères? Leurs honoraires s’élèvent à quel montant? Combien ont-ils payé et déclaré annuellement à la direction générale des impôts? 

Il en est de même du secteur politique. Des gens s’autoproclamant leaders politiques n'ayant aucune entreprise, ne travaillant ni dans le secteur public ni privé, mais qui trouvent assez d'argent pour prendre soin de leur famille ici et ailleurs. À chaque déclaration définitive d'impôt, ils déclarent "néant". Ceux-là veulent tous devenir président, sénateurs, ministres, députés, maires parce que l'argent de l'État est une cible récurrente qui attire tant les hommes du secteur public que privé. C’est pourquoi la lutte contre la corruption doit être une préoccupation citoyenne, au centre de tous les combats présents et futurs.

 

Un coup de balai nécessaire

La corruption est partout dans notre société. Il est évident que les actes malhonnêtes des gardiens de la loi peuvent amener à la déconsidération de la justice. C'est pourquoi il est important de sanctionner les juges qui passent à côté de leur fonction. Le coup de balai était plus que nécessaire sans pourtant donner une prime à l'arbitraire, aux vengeances personnelles et aux règlements de comptes. La force de la justice réside dans la confiance que les citoyens investissent dans les juges. Cette confiance doit être garantie et surtout méritée. Le citoyen doit avoir la certitude que son cas sera entendu de manière équitable lorsqu’il se représente devant le juge. Cette confiance doit à chaque moment renouvelée. Comme le pouvoir judiciaire appartient au peuple, on ne peut pas laisser à certains juges malhonnêtes  la possibilité de la conduire sur la voie de la dégradation morale.

La société dans son ensemble souhaite que ces enquêtes s'étendent aux détenteurs des autres pouvoirs, notamment les parlementaires qui n'ont pas presque de compte à rendre. Il n'est pas normal que dans un État de droit que les détenteurs d'un pouvoir d'État soient irresponsables. Il n' y a pas de pouvoir sans responsabilité. Le droit est une affaire de contrôle et les institutions de contrôle doivent être fermes à l'égard de tous ceux qui veulent entraîner la société dans un état de perversion.

Ce coup de balai opéré au sein de l’appareil judiciaire ne laisse personne indifférent parce que ceux qui en sont touchés sont des professionnels du droit, les auxiliaires privilégiés de la justice. Mais pour le simple citoyen victime de la corruption du système judiciaire haïtien, le CSPJ vient de faire un bon coup et espère trouver dans ce nettoyage au sein de la magistrature haïtienne un immense soulagement aux maux qui rongent l'appareil judiciaire haïtien. C'est compréhensible! Plus que le citoyen ordinaire, ceux qui ont intérêt à l'indépendance de la justice, à la distribution d'une justice saine et équitable, à une bonne administration de la justice, ce sont les juges eux-mêmes, les arbitres de la loi. Nul n'a le droit de faire promotion de la corruption ni d’encourager un système judiciaire qui ne favorise pas l'efficacité de la loi, l'égalité des citoyens devant les tribunaux et les charges publiques. La corruption tue les potentialités, crée les conflits, constitue un obstacle à la paix et gâche les rêves des futures générations.

Le pouvoir judiciaire appartient au peuple haïtien qui l’exerce par l'intermédiaire de ses représentants élus selon la procédure constitutionnelle établie, même si on assiste à un détournement de celle-ci dans but d'écarter les masses paysannes des décisions qui concernent l’avenir de leur pays. Quelles sont les raisons du peu d'intérêt pour l’organisation des élections indirectes?  Pourquoi ce choix par nos différents gouvernements qui se sont succédé (à l'exception de la première administration Préval où on a eu une initiative de constituer les Assemblées territoriales) ? Et pourquoi les organisations des droits humains si aptes à défendre les droits des citoyens n’y voient-elles aucun intérêt? Le peuple constitué de citoyens égaux en droit et en dignité est la source des pouvoirs dans notre démocratie naissante. Il n'y a pas de citoyenneté à moitié. Celle-ci se réalise dans la jouissance et l’exercice par l'individu de ses droits et l'accomplissement de ses devoirs envers la société. Donc, le principe de l'individualité du citoyen est carrément posé en démocratie. Il s'ensuit donc que personne ou aucune loi ne peut revendiquer moins de démocratie dans la justice. L'article 1er de la Constitution de 1987 définit Haïti comme une république démocratique. Si notre pays est une démocratie, il s'agit donc de se demander comment les pouvoirs sont délégués dans la constitution de 1987? Est-ce dans l'état actuel des choses, est-ce que nos juges en tant que membres d'un pouvoir d’État exercent un pouvoir délégué ou consenti issu du suffrage universel ?

Au-delà d'une certaine satisfaction ressentie au niveau de la collectivité suite à la décision du CSPJ de ne pas certifier certains juges et officiers du parquet, le problème du pouvoir judiciaire reste entier. La Constitution de 1987 a posé les bases d'une justice refondatrice. Elle élimine le palier hiérarchique de la démocratie qui existait avant entre les pouvoirs. On considérait que le pouvoir législatif était plus démocratique que le Judiciaire parce que celui-ci était issu du suffrage universel. Aujourd’hui toutes les instances étatiques instituées par la Constitution sont légitimes et démocratiques.

 

La Justice est un pouvoir

Pourtant, contrairement à ce que prescrit la Loi-mère, la justice est loin d'être un pouvoir légitime de la démocratie. La raison est que le cadre théorique posé par la Constitution pour la refondation du pouvoir judiciaire n'est pas maîtrisé tant par les acteurs nationaux qu'internationaux qui interviennent dans le champ judiciaire haïtien. Ce point de vue est aussi exprimé par l'éminent juriste Me Camille Leblanc, ancien garde des Sceaux de la république. À la lecture approfondie des deux textes régissant le fonctionnement de la magistrature haïtienne - la Loi du 27 novembre 2007 portant statut de la magistrature et celui du 13 novembre portant création du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire -, on constate qu'ils ont sapé la base démocratique du pouvoir judiciaire en éliminant les compétences dévolues aux Assemblées par la Charte fondamentale dans le choix des juges au profit de l'école de la magistrature comme voie d'accès directe à la magistrature haïtienne. Cependant, quelle que soit la qualité de l’enseignement qui y est dispensé, elle ne résout pas la question constitutionnelle du droit de proposition dévolu aux Assemblées, a souligné Dr Mirlande H. Manigat, Professeure de droit constitutionnel. On peut bien s’interroger sur la capacité de ces organes territoriaux à choisir les plus capables et les plus honnêtes pour remplir la fonction de juge, mais il est un fait que la Constitution confère aux assemblées cette compétence, on n’a qu'à la respecter.

En transposant les institutions françaises et les concepts développés dans le droit français dans le contexte haïtien sans tenir compte de l'esprit qui traverse la Constitution de 1987, on brouille et menace la cohérence du système juridique national.

En France, la justice est incluse dans le pouvoir exécutif. Elle est considérée comme une autorité. Elle fait partie de la mission du pouvoir exécutif. Par contre, en Haïti, elle est un pouvoir légitime de la démocratie. Deux conceptions différentes de la justice inspirées par l’histoire et la philosophie. C'est le cas de dire que la France n'est pas Haïti. Bien que la réalité de ces pays soit différente, la rationalité française a été imposée à Haïti. On la voit à travers la création de l’École de la magistrature haïtienne et dans la Loi du  du 27 novembre 2007 qui rabaissent le pouvoir judiciaire haïtien au rang d'autorité juridictionnelle. Ce qui explique que cette loi soit traversée par tant d'incohérences et de stupidités. Les gens qui l’ont rédigée, les parlementaires qui l’ont votée et l'exécutif qui l’a publiée n’ont pas relevé cette différence notable à la base de ces deux réalités opposées. Docteur Josué Pierre-Louis l'a bien expliqué dans son dernier ouvrage à succès intitulé    La modernisation du droit haïtien : un défi pour l’avenir en montrant que la réception ou la transposition du droit dans certains pays anciennement colonisés est la manifestation de la persistance du colonialisme culturel. L’occidentalisation n’est pas la modernisation. Le véritable droit est local, tout le reste est suspect, a-t-il conclu l’ancien garde des sceaux de la république.

J'ai souvent souligné les problèmes de ces lois, mais on n’a jamais pris mes réflexions en considération parce que la pensée coloniale est une doctrine, une idéologie et le savoir de l’ancien colon est intouchable pour certains juristes et intellectuels en provenance des pays sous-développés. C’est à travers eux que toute la mise en place de la stratégie néocoloniale a été rendue possible. Il y a donc la difficulté chez les Haïtiens à produire un savoir propre qui tiendrait compte de nos sensibilités culturelles. Partisan de la théorie de la déconstruction, je crois que la sensibilité culturelle trace la voie à la connaissance. Elle assure sur le plan pratique son effectivité par son respect de la réalité du milieu. Ne prenant pas en compte notre propre vision de la justice, la Loi du 27 novembre 2007 nous entraîne dans une perte du sentiment collectif. Elle introduit une construction nouvelle qui est étrangère à la rationalité haïtienne. 

Quoi qu'il en soit, il apparaît évident que l'ignorance ou le manque de maîtrise du cadre théorique ou conceptuel à la base de notre loi mère conduit les acteurs haïtiens à proposer des textes incohérents comme solution satisfaisante à l'affranchissement du pouvoir judiciaire tel que consacré par la Charte de 1987. La Loi du 13 novembre 2007 portant création du CSPJ est une œuvre de délégitimation du pouvoir judiciaire. On a même vu un cadre du CSPJ passer des instructions au Doyen du Tribunal civil de Port-au-Prince.

Il se trouve un décalage entre les deux textes mentionnés plus haut : il se manifeste dans la justice dans sa réalité, c'est-à-dire dans son organisation et son fonctionnement, tels que définis par  ces deux lois et la vision démocratique exprimée par la Constitution de 1987. Ce décalage restreint le sens donné à l'expression de la souveraineté nationale dont le peuple est le dépositaire exclusif. La Loi du 27 novembre 2007 ainsi que celle du 13 novembre 2007 font de la justice un pouvoir secondaire, davantage une autorité qu’un pouvoir. Car le peuple qui en est son origine est écarté dans sa mise en place en violation de l’article 175 de la Constitution prévoyant les mécanismes en termes démocratique. En effet, l’article 175 prévoit que « les juges de la Cour de cassation sont nommés par le président de la République sur une liste de trois personnes par siège soumise par le Sénat. Ceux des cours d’appel et les tribunaux de première instance le sont sur une liste soumise par l'Assemblée départementale concernée; les juges de paix sur une liste proposée par les Assemblées communales. »

Sans mandat populaire, ai-je souligné dans un article précédent, la justice haïtienne perd sa légitimité, donc de son caractère démocratique. On ne saurait retrouver dans les officines d'une loi les modes d'accession ou de désignation les membres d'un pouvoir d’État dans une république qui  se définit comme démocratique. Par exemple, il est précisé dans la Constitution que le Président de la République est élu au suffrage universel direct (art 134) et les  Sénateurs et députés au suffrage universel, selon les articles 94, 90.

Si la justice est un pouvoir, c'est la constitution qui doit prévoir les conditions pour y accéder, comme de fait elle indique la voie pour y arriver. Contrairement à ce que prévoit la Constitution, l’article 22 de la Loi du 27 novembre 2007 autorise les Assemblées départementales et communales à présenter au président de la République en vue de leur nomination uniquement les juges des troisième et quatrième grades. Ce qui est totalement contraire à l’article 175 de la Constitution. Soulignons toutefois que c’est la consécration populaire qui confère la légitimité aux détenteurs des pouvoirs publics.

 

L’élection des juges

Le mode d'accession au pouvoir judiciaire indiquée par la loi du 27 novembre 2007 n’est ni constitutionnel ni démocratique. Dans la Constitution, à l'instar des deux autres pouvoirs, c’est la participation aux élections qui y est prescrite. En ce qui concerne la Cour de cassation, cette compétence est attribuée au Sénat, les juges des autres cours et tribunaux  sont choisis par des Assemblées territoriales lors d’élections au second degré. C’est la condition définie par la Constitution pour qu’ils puissent exercer le pouvoir judiciaire et décider « au nom de la république », selon la formule officielle consacrée en Haïti. Soulignons toutefois que, hormis les juges de notre Cour suprême dont la nomination avait respecté la procédure constitutionnelle, tout le reste de la magistrature se trouvait dans une situation d'illégalité et d'illégitimité. Aujourd'hui la situation est chaotique, car Haïti est le seul pays qui se démocratique qui n’ait pas d'élus. La république est par terre. Le CSPJ a été mis en place par le régime de facto actuel. Comment cette instance étatique peut-elle être légale et légitime si le pouvoir qui l’a  institué ne l’est pas?

À cause de tous ces manquements constatés sur le plan théorique, la solution proposée comme satisfaisante par la loi du 13 novembre 2007 pour renforcer l'indépendance du pouvoir judiciaire se révèle plutôt insatisfaisante. Nous allons le démontrer.

La Constitution du 29 mars 1987 confie l'administration et le contrôle du pouvoir judiciaire au CSPJ. À cet effet, il dispose d'un pouvoir général d'information et de recommandation sur l'état de la magistrature par l'exercice d'un droit de surveillance et de discipline (art 184.2.) Qu’implique juridiquement ce droit de surveillance et ce pouvoir de recommandation? Qui devrait en réalité faire partie du CSPJ? Notons toutefois que là cette disposition constitutionnelle est le fruit de l'amendement de 2011. En d’autres termes, cet article n’existe pas dans le texte original de 1987, mais pourtant il était déjà incorporé  dans la loi du 13 novembre 2007. On a amendé la Constitution pour s’adapter à une loi ou pour répondre au vœu de la loi. Le cas de parler d’une opération juridique acrobatique.

Le droit de surveillance dans le droit français vise surtout à prévenir le risque d'activités jugées graves et dangereuses qui peuvent toucher plusieurs domaines, notamment la criminalité. Qu'en est-il exactement du droit de recommandation? Les recommandations données par le CSPJ sont soumises au ministère de la Justice. Mais pour quelle finalité ? Qu’elle en est donc la valeur juridique? Ont-elles une force obligatoire? Le ministère de la Justice est-il obligé de renvoyer les juges non certifiés? Sur quels critères juridiques? De quels moyens juridiques dispose le Conseil supérieur du pouvoir judiciaire pour exercer son contrôle sur les juges? On se demande enfin que représente l'avis de la CSPJ sur le plan du droit? Autant de questions sur lesquelles le monde juridique national devra se pencher pour y voir clair.

Le ministre de la justice, membre du pouvoir exécutif, a-t-il le dernier mot en ce qui concerne le maintien ou le renvoi des juges non certifiés? Dans l'un ou dans l'autre cas, quelle sera la base juridique de sa décision? Il est précisé à l’article 177 de la Constitution que « les juges de la Cour de cassation, ceux des cours d’appel et des tribunaux de première instance sont inamovibles. Ils ne peuvent être destitués que pour forfaiture légalement prononcée ou suspendus qu'à la suite d’une inculpation ». Au regard de cette disposition, le CSPJ ou le ministère de la Justice peut-il destituer le juge sans une décision motivée de la justice ou le suspendre de sa fonction sans être inculpé? Le juge non certifié n’a-t-il pas droit à une défense pleine et entière ? Son cas sera-t-il plaidé contradictoirement et entendu équitablement devant un tribunal neutre, impartial et indépendant ? Devons-nous cautionner de telles dérives ou alors prendre position pour le respect des principes de l’État de droit?

 

Confusions dans la loi de 2007

La magistrature haïtienne brûle. Le feu y est déjà mis avec cette loi lacunaire sur le CSPJ que certains considèrent comme déjà un progrès ou un pas dans la bonne direction dans le cadre de la lutte pour l'indépendance du pouvoir judiciaire. Cependant cette loi est truffée d’amalgames et de confusions dus à des erreurs d'ordre théorique et conceptuel dans lesquelles nous sommes empêtrés à cause des emprunts mal adaptés. Celles-ci ne peuvent pas ne pas capter l'attention d'un bon juriste, et piquer l'intérêt d'un professeur de droit, des chercheurs et formateurs universitaires. Nous en relevons plus d'une dizaine.

Confusion entre les vocables « magistrat » et « juge ». Tout juriste doit se demander si ces termes sont synonymes, au point d'utiliser l'un à la place de l'autre ou sont-ils antinomiques au point de s'exclure? On doit toutefois faire remarquer que la Constitution de 1987 n'utilise pas le vocable magistrat pour désigner un juge. Terme générique, magistrat ne veut pas dire juge. On appelle magistrat maire de la ville. On dit que le Président de la République est le premier magistrat de la nation. La Constitution de 1987 parle de “juge” et des “officiers du ministère public” (voir les articles 175, 176, 177, 178-1, 179, 184-1). En Haïti, historiquement le juge est un avocat en compatibilité fonctionnant dans la sphère publique. Cette situation est celle de beaucoup de juges qui, à la fin de leur fonction, intègrent la profession d’avocat.

Si un avocat ne peut être désigné comme juge à la Cour de cassation, un magistrat  n’a pas non plus la possibilité d’intégrer le barreau après qu’il n’est plus juge, puisque le magistrat n’est pas un avocat. Or, ce qui existe historiquement en Haïti, ce sont les professions juridiques. Les licenciés en droit peuvent  choisir de donner leurs services dans le public : c’est le cas des juges et des commissaires du gouvernement et dans le privé, c’est la situation des avocats et des notaires. Ils sont tous considérés comme des professionnels du droit. Cette approche, nous la devons au  réalisme juridique, ce courant épistémologique développé dans le système juridique nord-américain. Ce qui fait qu’aux États-Unis et au Canada, il n’y a pas d'École de la magistrature. De manière méthodologique, on ne déplace pas les concepts comme on le souhaite, d’une théorie à l’autre : il en est de même d’une conception philosophique, d’une institution. Chaque théorie définit ses propres concepts.

La Loi du 27 novembre 2007 fait du magistrat un métier. C'est dans ce sens que les diplômés de l'EMA se nomment magistrats professionnels. Le juge est une fonction inscrite dans la souveraineté nationale (articles 179 et 59 de la Constitution). Le juge n'exerce pas un métier, mais une fonction. Il est membre d'un pouvoir d’État. Le juge en Haïti n'est pas celui qui est diplômé de l’École de la magistrature, mais quelqu'un qui exerce un pouvoir délégué par le peuple ayant utilisé sa souveraineté par le biais du suffrage universel. Le pouvoir judiciaire dont la fonction est inscrite dans la souveraineté nationale assure avec les deux autres pouvoirs - l’Exécutif et le législatif - l'unité de la souveraineté nationale, a écrit très justement Dr Josué Pierre-Louis.

Comme je viens de le noter, avec les deux autres pouvoirs, le pouvoir judiciaire assure l'unité de la souveraineté. Ce qui signifie, aucun d’eux ne possède une portion de souveraineté plus élevée que l’autre. Le concept de magistrat de métier ou professionnel, copié dans le droit français, ne colle pas avec la réalité constitutionnelle haïtienne. Il est donc inacceptable que les juges membres d'un pouvoir d’État se regroupent en association,  comme le permet la loi du 27 novembre 2007 en son article 54. Il est constitutionnellement impropre de syndicaliser un pouvoir d’État qui détient une portion de la souveraineté nationale. Le concept de pouvoir implique l'exercice d'une autorité suprême. “Pouvoir et autorité” ne sont pas synonymes. Par exemple, la police exerce une autorité, mais pas le pouvoir au sens constitutionnel. Le pouvoir n'a pas de supérieur et il ne peut être soumis à une autre direction interne ou externe.

Le but d'une association, c'est de défendre les intérêts de ses membres. Les associations de magistrats se constituent en syndicats pour défendre les intérêts de leurs membres, notamment devant une instance étatique. Or, le pouvoir judiciaire n'appartient pas aux juges, mais au peuple. En plus, l’article 33 de la Loi du 27 novembre précise de façon nette et claire que les juges sont indépendants tant à l'égard du pouvoir exécutif que du pouvoir législatif.  Cet article ne fait que reprendre le principe de l'indépendance des pouvoirs consacré à l’article 60 de la Constitution de 1987. Le pouvoir judiciaire n’a pas de doléances à soumettre aux deux autres pouvoirs. L’État d’Haïti est un État unitaire et décentralisé. Le budget de l’État est celui des trois pouvoirs, les collectivités territoriales et les organismes sociaux. Je me demande si les membres des deux autres pouvoirs, l'exécutif et le législatif, plus précisément les députés, sénateurs et ministres peuvent-ils se regrouper en associations, à l'instar des juges? Est-ce qu’on veut un pouvoir judiciaire indépendant ou une justice reléguée au rang d'autorité, comme c’est le cas en France? De toute manière, le débat doit être fait pour éviter cette confusion actuelle.

Le fait est que les rédacteurs de cette loi ignorent pas les vocables de république, démocratie, pouvoir, autorité. souveraineté ainsi que la théorie de la démocratie représentative dans laquelle s'inscrit le régime politique défini par la Constitution de 1987. Du premier article jusqu'au 26ème article de la Loi du 27 novembre 2007, il n'y a que confusion et incohérence.

Constitutionnellement seuls les juges peuvent faire partie du CSPJ. Seul un juge peut sanctionner un juge. La gouvernance du pouvoir judiciaire ne peut être assurée que par les juges détenteurs de la légitimité démocratique. La démocratie qui fonctionne dans les organisations de la société civile n’est pas celle qu’on retrouve au sein de l’État. Elle a ses modalités propres. Un cadre technique au niveau du CSPJ quelque soit son grade ou son rang ne peut passer des instructions à un juge  dont la fonction est inscrite dans la souveraineté nationale. « Il ne peut pas subir l’interrogatoire d’un enquêteur public ou privé, ce serait une suprême offense à l'autorité sacrée du magistrat », a écrit Dr Guerilus Fanfan.  Un citoyen ordinaire ou un membre d’une organisation de la société civile ne peut pas participer à une séance organisée par le Parlement pour enlever l'immunité d’un parlementaire. Si tel incident se produirait, ce serait un scandale. Alors pourquoi on peut le faire dans le pouvoir judiciaire ? Pour intégrer cette structure de pouvoir, la personne doit être munie d'un mandat. En démocratie, on n'exerce pas le pouvoir sans un mandat populaire. De qui les représentants de la fédération des barreaux, des organisations des droits humains, de la société civile, le commissaire du gouvernement ont-ils reçu mandat pour siéger au sein du CSPJ ? Est-il faisable de confier la discipline des magistrats à des activistes de la société civile qui défendent leurs propres intérêts de groupes ou de clans? C’est la privatisation du pouvoir judiciaire, du moins le CSPJ est une structure hybride, mixte mi-public mi-privé. On peut tout espérer, y compris trafic d'influence, sauf une bonne gouvernance de la justice. Quelle étonnante innovation haïtienne! C’est pour cela qu’il nous faut revoir en droit les théories, les concepts, les attributs et même les catégories.

 

Respect de nos sensibilités culturelles

Pour revenir aux juges sanctionnés, force est de demander s’ils disposent d’un droit de recours? À quelle instance judiciaire doivent-ils recourir pour se défendre? Les propositions du Dr Guerdy Blaise, expert en droit pénal, méritent d'être prises en considération, dans le sens du respect du droit à la défense, un principe témoin de l’État de droit? Deux principes fondamentaux sont à la base de la procédure pénale moderne: le principe de la présomption d'innocence et celui de la réputation de l'accusé. Les juges indexés doivent avoir un lieu pour présenter leur défense où leur cas sera équitablement entendu, sinon on n’est pas dans un État de droit. Ceux qui rédigent l'avis ne doivent pas se trouver dans une position avantageuse par rapport à ceux qu'ils ont indexés. Les deux parties doivent être sur le même pied d'égalité dans un face à face judiciaire. C'est de cette façon qu'on construit un État de droit, qu'on évite des abus et qu’on contre l'arbitraire de ceux qui ont le pouvoir de décider.

En conclusion, on ne peut ne pas se demander pourquoi la procédure de nomination des juges à la Cour de cassation depuis 1987 a été plus ou moins respectée, alors que celle qui concerne les  Cours d'appel et tribunaux a été bafouée? Pourquoi la voie directe inscrite dans la Loi du 27 novembre 2007 sur la magistrature est privilégiée sur les attributions dévolues aux Assemblées territoriales par la Constitution dans le choix des juges de nos Cours et tribunaux, à l'exception de ceux de la Cour de cassation dont le choix est confié au Sénat de la république. Ce n’est pas le président de la république qui garantit l'indépendance du pouvoir judiciaire, comme on l’a indiqué à l'article du décret de 1995 relatif à l'organisation judiciaire (amendement de la Loi du 18 septembre 1985 sur l’organisation judiciaire adoptée sous la dictature des Duvalier). En effet, la conception de la justice dans une dictature n’est pas celle qui prévaut dans une démocratie. Ce qui garantit l'indépendance de la justice, c’est le respect de la procédure constitutionnelle et légale pour la désignation  des juges, a écrit mon ancien professeur  de droit constitutionnel avancé, professeur à l'académie de droit international, et ancien ministre  aux études supérieures et ancien ministre de l'éducation au Québec, Jacques Yvan Morin.

Bien que le constituant originaire fasse du président de la République “le principal gardien de son œuvre” aux termes de l’article 136 de la Constitution, il ne lui donne pas cependant le pouvoir de correction en cas de défaillance des institutions légitimes et démocratiques. Il ne peut pas dissoudre le parlement ni révoquer les juges comme bon lui semble. Le président n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribue la Constitution. (Art 150 de la const.)

Il n’y a pas d’autre voie pour accéder à la fonction de juge que celle indiquée par la Constitution. Toutes les autres voies sont périlleuses et inconstitutionnelles. On ne peut pas nier le bien fondé d’une École de la Magistrature haïtienne destinée à la formation continue des juges. En même temps, on doit admettre que malgré l’importance de cette institution, ce n’est pas le lieu pour où l’on doit apprendre le droit et ses perturbations et les changements dus à la mondialisation d’essence libérale. Les règles changent en permanence. La question qui surgit est celle-ci: quel est donc le bon droit? D'où la nécessité de repenser l’enseignement du droit en Haïti qui est donc un préalable à la réforme du droit et de la justice. Il est donc nécessaire de regarder nos lois, nos codes au regard des grands principes développés dans le droit moderne contemporain.

Au regard de toutes ces considérations, on se demande qui doit avoir la suprématie: la Constitution ou ces  piteuses lois concoctées contre l’intérêt de la justice et du peuple? Quelle instance étatique détient le pouvoir d'assurer la suprématie de la Constitution et de la règle de droit? Et pourquoi la Cour de cassation à qui la Constitution avait donné cette compétence n'avait-elle pas réagi? Pourquoi cette loi évacue les citoyens issus de la paysannerie dans les décisions concernant l’avenir de leur pays? Pourquoi ce traitement discriminatoire à l'égard des masses rurales et urbaines? L'amendement du texte constitutionnel de 2011 sous l'ère Préval a été adopté justement pour écarter les masses paysannes dans le choix des membres du Conseil électoral. Quelqu'un qui est issu de la matrice populaire ne peut cautionner une telle loi. Elle signifie l'exclusion et le rejet des pays et à travers ce choix, on sent tous les préjugés que les élites nationales rétrogrades et aliénées ont toujours cultivés à l’égard des masses populaires.

La loi du 27 novembre 2007 comme celle du 13 novembre 2007 qui avaient bénéficié de l'expertise de beaucoup d’étrangers pour sa rédaction constituent un véritable gâchis au regard de la science du droit. Les deux textes de loi auxquels nous faisons référence dans cette démarche et le décret de mars 1995 portent en eux les germes de la contradiction. Nous devons entreprendre d’abord un travail “d’harmonisation” à partir d’une réflexion froide et mûrie pour supprimer les contradictions et rassembler les éléments pertinents de ces trois textes dans un ensemble cohérent. Je n’ai pas la prétention de tout résoudre dans cet article et je doute fort que toutes les questions aient été analysées en profondeur. Certaines d’entre elles demeurent sans réponse. Elles ont le mérite d'être soulevées. L’exercice était utile, car il fallait répondre aux nombreuses interrogations de mes étudiants en sciences juridiques.

Ce texte ne vise qu'à donner ma toute petite contribution dans ce débat qui devient récurrent. Il est loin d'être un réquisitoire complet, rigoureux et implacable. Au contraire, dans ma quête d’explication, j'ai même demandé à un coopérant français pourquoi on nous a donné ce texte truffé d'erreurs grossières et il a répondu que lorsqu'on demande quelque chose à une personne, elle lui donne ce qu'elle veut. Et, c'est ça la coopération internationale! Si Haïti veut avoir de bons textes techniquement bien rédigés, elle doit mobiliser ses moyens humains, matériels et financiers. Mais avant tout, il faut que nos juristes et intellectuels cessent de faire copy paste des textes français, des institutions étrangères, des idées éprouvées dans d'autres contextes qui n'ont rien à voir avec la réalité haïtienne. Autrement dit, nous devons produire un savoir haïtien qui tient compte de l'universel qui soit à la fois humain, mais respectueux des principes et de nos sensibilités culturelles.

 

Sonet Saint-Louis av

Professeur de droit constitutionnel et de méthodologie de la recherche juridique 

Faculté de droit et des sciences économiques de l' Université d’État d’Haïti.

Faculté de droit, Port-au-Prince, 21 janvier 2023

 

sonet.saintlouis@gmail.com

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