Le problème de l’instabilité politique chronique en Haïti

Haïti est un pays résolument abonné à l’instabilité politique depuis son avènement comme État en 1804. L’histoire d’Haïti est une histoire presque dramatique de turbulences politiques récurrentes aboutissant à un nombre anormalement élevé des successions de chefs d’État, d’émeutes à répétition, d’interventions militaires étrangères et à la déchéance continue du pays qui, selon les observateurs, s’écarte de plus en plus de la voie du développement économique. Aussi, c’est le découragement qui s’installe et de plus en plus de compatriotes se tournent manifestement vers l’extérieur dans l’espoir de pouvoir vivre plus dignement.

Nous vivons à l’heure d'une période particulièrement difficile qui pourrait, selon plus d’un aboutir à l’effondrement total du pays sans un appui extérieur.

L’objectif de ce texte est d’analyser de long en large les causes et les formes de l’instabilité politique ainsi que l’évolution de ce phénomène qui fait tant de mal au pays..

1. Les causes et les formes de l’instabilité politique dans le pays

1.1 Causes et prétextes de l’instabilité politique en Haïti

La tendance fondamentale depuis la création de la « nation haïtienne » est toujours pour les politiciens de provoquer le départ des présidents de la République avant le terme de leurs mandats et cela au mépris des prescrits de toutes les constitutions du pays. La cause principale de l’instabilité politique est la lutte permanente pour le pouvoir qui se déguise souvent sous divers prétextes parce que le pouvoir est la source principale d’enrichissement  dans un pays de plus en plus pauvre où tout un chacun s’accorde le droit à l’impunité une fois qu’il contrôle les arènes du pouvoir.

Prétexte de crise économique et financière comme à la fin du gouvernement d’Elie Lescot qui a été victime d’un coup d’État. Prétexte de violation de la Constitution quand Dumarsais Estimé avait voulu rempiler pour un second mandat ou encore quand Paul Eugene Magloire avait voulu rester au pouvoir au-delà du terme de son mandat en 1956 alors que, selon la Constitution, il devait partir depuis le 6 mai de la même année. Prétexte aussi de lutte de classes sous couvert de défense des noirs contre les mulâtres. Prétexte de mauvaise gouvernance sous Jovenel Moise. Parfois, il y avait aussi des prétextes plus « acceptables » quand les opposants dénonçaient l’autoritarisme de certains chefs d’État comme les démêlés d’Alexandre Pétion avec le Sénat.

 

 

1.2 Les formes de l’instabilité politique en Haïti

On dénombre entre 1804 et juillet 2021 un total de  82 personnalités ou groupes de personnalités a la tête de l’État, y compris des conseils qu’on avait appelés au début du 20e siècle, conseils de secrétaires d’État et puis plus tard chefs de conseil militaire de gouvernement. Mais, s’il faut prendre les choses dans le sens strict, la liste officielle des présidents de la République ne comportait que 52 noms jusqu’à Jovenel Moise.  

Ce pays a aussi à son actif des effectifs-records en termes d’assassinats, de renversements et de départs en exil  de chefs de l’État et de leurs proches. D’après une étude de Politichotech, 62% des présidents de la République ont été renversés ou assassinés au pouvoir.

Haïti est aussi un pays singulier en termes de gouvernements provisoires que l’on désigne de plus en plus par l’euphémisme de gouvernements de transition. Il est à noter que pendant certaines périodes ces gouvernements provisoires sont remplacés par d’autres gouvernements provisoires issus de coups d’État, qu’on avait l’habitude d’appeler gouvernements éphémères, notamment entre 1911 et 1915 et puis plus tard sous diverses autres appellations entre 1956 et 1957. On a aussi qualifié à travers l’histoire ces mouvements de désordre de « révolutions », qui ne sont des bis repetita des situations antérieures parce qu’ils sont toujours dévoyés par les politiciens qui les avaient dirigés, une fois qu’ils sont parvenus au pouvoir.

Pays singulier aussi en nombre de constitutions puis que selon les recherches on compte depuis la Constitution de 1805, qui a été adoptée sous Dessalines 24 lois-mères pour le pays. Sous François Duvalier qui était élu sous la bannière de la Constitution de 1957, il y a trois autres constitutions, en 1964, 1971 et 1983

Pays singulier aussi en termes de nombre de partis politiques qui, d’après Haïti Culture, atteindraient le chiffre astronomique de 103, se répartissant entre 73 partis enregistrés et reconnus et 100 partis enregistrés et non reconnus. Sans doute, un record mondial !

Pays singulier aussi en termes de successions de Premiers ministres souvent renversés par la procédure dite d’interpellation. 25 Premiers ministres se sont succédé en 1988 et 2022, dont plusieurs ne sont pas restés plus que trois mois à la tête du gouvernement

En dehors des assassinats et des renversements de chefs d’État, les hommes politiques avaient contracté très tôt l’habitude de former leurs propres « républiques » en divisant le territoire comme en 1888. Il y a eu aussi de nombreuses sécessions ou tentatives de sécession comme l’insurrection paysanne dirigée par Goman qui avait coupé la Grande-Anse du reste du pays entre 1807 et 1820. Parallèlement, le pays a été officiellement divisé en deux États, le royaume du Nord administré par Henri Christophe et la République de l’Ouest pendant la même période après la mort de Jean-Jacques Dessalines.

Haïti avait dû faire face aussi après 1844 à un autre mouvement séditieux important  après son indépendance : la révolte des Piquets qui était conduite par Jean Jacques Acaau.

On ne saurait oublier que sous l’Occupation américaine, les Cacos dont on estime le nombre à 40 000 et qui avaient formé dans le Plateau Central une république éphémère qui n’avait pas tenu sous la pression des luttes menées par l’armée américaine qui avait dû se renforcer par l’arrivée des troupes supplémentaires venant des États-Unis. 

2. L’évolution des pratiques de déstabilisation depuis le 19e siècle

2.1 Le 19e siècle, période des rébellions et de guerres civiles à répétition

Pendant tout le 19e siècle, les opposants, à travers leurs pratiques politiciennes, ont toujours guetté ou créé des occasions pour fomenter des troubles afin d’aboutir au renversement ou à l’assassinat des chefs de l’État. C’était de temps en temps le recours à des rébellions armées et de guerres civiles à répétition, mettant à contribution les désœuvrés du monde rural qui débarquaient à Port-au-Prince pour chasser les Présidents et parfois les parlementaires et installer un nouveau Président. Un président qui n’était autre qu’un général, chef de la rébellion et qui se faisait souvent élire par le Parlement à la pointe des baïonnettes des groupes armés qu’étaient les Piquets et les Cacos, tombeurs professionnels de chefs d’État jusqu’ à l’Occupation américaine.

Tout le 19e siècle a été une période de lutte où  les chefs d’État étaient des militaires qui se faisaient la guerre pour le pouvoir. Il a fallu attendre presque 110 ans pour voir le premier Président civil élu en Haïti le 4 mai 1913, qui était Michel Oreste et qui n’était resté au pouvoir que jusqu’au 27 janvier 1914. Le vent de l’instabilité politique que l’Occupation américaine avait éteint pendant 19 ans avait recommencé à souffler à partir de 1946 avec le coup d’État contre Elie Lescot.

En dehors des assassinats et des renversements de chefs d’État, les hommes politiques avaient contracté très tôt l’habitude de créer leurs propres « républiques » en divisant le territoire comme en 1888. Il y a eu aussi de nombreuses sécessions ou tentatives de sécession comme l’insurrection paysanne dirigée par Goman qui avait coupé la Grande-Anse du reste du pays entre 1807 et 1820. Parallèlement, le pays a été officiellement divisé en deux États, le royaume du Nord administré par Henri Christophe et la République de l’Ouest pendant la même période après la mort de Jean-Jacques Dessalines.

Le pays avait dû faire face aussi après 1844 à un autre mouvement séditieux important  après son indépendance : la révolte des Piquets qui était conduite par Jean Jacques Acaau.

On ne saurait oublier que sous l’Occupation américaine, les Cacos dont on estime le nombre à 40 000 et qui avaient formé dans le Plateau Central une république éphémère qui n’avait pas tenu sous la pression des luttes menées par l’armée américaine qui a été renforcée par l’arrivée des troupes supplémentaires venant des États-Unis. 

2.2 L’instabilité politique en lien avec les mandats des Premiers ministres et des hauts fonctionnaires

L’instabilité politique concerne aussi le mandat des Premiers ministres qui sont toujours obligés de se plier aux caprices des parlementaires pour leur intronisation et pour rester à la tête des gouvernements en leur accordant toutes sortes d’avantages. Que de Premiers ministres proposés par René Préval, par Michel Martelly et par Jovenel Moise n’ont pas pu monter sur la marche du podium à cause des chicanes des sénateurs et des députés ! Que de Premiers ministres ont été renversés aussi gratuitement pendant leur mandat pour cause de conflit entre les partis politiques.

Il en de même de hauts fonctionnaires comme les directeurs généraux de ministères ou de services déconcentrés de l’État  qui sont parfois éjectés de leurs postes pour des raisons purement partisanes.

2.3 Quid des périodes de stabilité politique et d’instabilité politique en Haïti ?

2.3.1 Les périodes de stabilité politique en Haïti

On peut distinguer quatre périodes de stabilité politique depuis l’indépendance du pays :

  • les 25 années de pouvoir de Jean-Pierre Boyer : 1818-1843 qui avait dû abandonner le pouvoir le 13 mars 1843 sous la pression Mouvement de Praslin  mené le parti de Rivière Hérard, son successeur.
  • La période de l’Occupation américaine jusqu’à la fin du gouvernement d’Elie Lescot qui a été renversé le 11 janvier 1946 par un coup d’État mené par le général Franck Lavaud.
  • La période des Duvalier qui avait duré 29 ans entre le 22 octobre 1957 et le 7 février 1986.
  • La période allant d’octobre 1994 au 7 juillet 2021 qui doit sa relative stabilité a la présence de plusieurs missions militaires étrangères.

2.3.2 Les périodes d’instabilité politique en Haïti

  • Michel Hector avait distingué quatre grandes périodes qui caractérisent l’instabilité politique d’Haïti qu’il avait appelées « quatre grandes crises systémiques » auxquelles il faut ajouter les moments de soubresauts dont le premier était marqué par la rivalité entre Alexandre Pétion et Henri Christophe.
  • -  la période 1843-1848 ;
  • - la période 1867-1870;
  • - la période 1908-1915;
  • - la période 1986-1994.

3. L’instabilité politique depuis 2015 

Depuis 2015 qui marquait la fin du mandat de Joseph Martelly, le pays était en proie à de graves turbulences politiques qui s’étaient prolongées sous toute la présidence de Jovenel Moïse et qui se sont poursuivies sous Ariel Henry.

3.1 L’instabilité politique sous Jovenel Moise

Pendant la période récente et actuelle, différentes luttes menées par des opposants sous  des couleurs tantôt « nationalistes », tantôt  « noiristes en guerre contre les mulâtres » et plus récemment de « groupes de gauche », qui ont toujours su entraîner des foules énormes à travers des manifestations de rue, des grèves syndicales, et depuis peu la mise en place de barricades généralisées dans les rues.

Avec le temps, les luttes politiques ont pris des formes de plus en plus radicales comme les attaques armées par des activistes dits militants, de véritables professionnels à la pointe des « mouvements de colère » contre les gouvernements en place ou contre tout le « système », sur fond d’une culture de chaos. 

Sous Jovenel Moise, les manœuvres de déstabilisation avaient pris une forme tout à fait nouvelle avec les mouvements répétés de « pays lock entre juillet de 2018 et mai 2021. ». Il s’agit, comme on le sait, de blocage quasi total des activités du pays pendant des périodes pouvant aller jusqu’à trois mois, appuyée par des manifestations violentes, l’érection de barricades, de pillages d’entreprises, de destruction des biens divers dont des biens de l’État et diverses autres actions dites « déchoucages »

C’est à la faveur de ces « locks » que les groupes armés avaient pu monter en puissance et finalement s’imposer comme des acteurs incontournables dans la vie du pays, mélangeant kidnappings, assassinats, blocages de routes, détournements de véhicules de transports de passagers et de marchandises et autres activités criminelles.

3.2 L’aggravation de l’instabilité politique sous Ariel Henry

Ariel Henry, a la tête de l’État haïtien depuis le 19 juillet 2021, cumulant les fonctions de  Premier ministre et officieusement de Président de la République, a déjà dû faire face à deux « locks » en lien avec les blocages de la distribution de produits pétroliers, respectivement en septembre-octobre-novembre 2021 et septembre-octobre 2022, est de surcroit fragilisé depuis les évènements du jeudi 26 janvier 2023.

Désormais, les caractéristiques de l’instabilité politique en Haïti sont passées a la vitesse supérieure en raison de la toute-puissance des groupes armés qui contrôleraient actuellement, selon les estimations des organismes internationaux,70% de l’aire métropolitaine de Port-au-Prince et peut-être 60% de l’espace national avec presque la maitrise totale du Bas-Artibonite. Tout ceci avec pour conséquence des déplacements de plus de 100 000 personnes fuyant les zones de guerres entre les groupes armes ou des zones qui se trouvent sous le contrôle des gangs, comme plusieurs quartiers de Cité Soleil, de la Croix-des-Bouquets, de Martissant, de Pernier, de Laboule, de Thomassin, de Fermathe, etc.

Il apparait de nos jours que les manifestations qui étaient la forme de protestation la plus courante sous Jovenel Moise ont cessé, laissant leur place aux menées extrêmement violentes des groupes armés qui, non seulement arrivent à bloquer les grandes voies de circulation, mais également a deux reprises tout le système national de distribution des produits pétroliers pendant plus de deux mois.              

 

Conclusion

Cette étude a montré que l’instabilité politique est le fléau d’Haïti depuis sa création. En dehors de quatre périodes exceptionnelles, ce mal a donné lieu à diverses perturbations graves dans le fonctionnement du pays qui est toujours confronté à des assassinats, des renversements et des départs en exil de chefs de l’État et de départs forcés de Premiers ministres sans compter des morts et des déplacements internes de plus en plus considérables de population. L’instabilité politique est aussi un phénomène aux conséquences économiques négatives énormes pour le pays dont l’économie s’enfonce régulièrement au détriment des conditions de vie de ses habitants. Il importe que les Haïtiens finissent par comprendre qu’ils n’ont rien à gagner avec ce jeu de suicide collectif et qu’ils n’ont pas d’autre choix que de s’entendre pour construire le pays qui a déjà pris plus de deux siècles de retard avant de perdre toutes les chances d’un aller mieux du pays..

 

                                                                               Jean SAINT-VIL

jeanssaint_vil@yahoo.fr

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