Nouvelles dispositions du secteur privé haïtien: diversion ou processus d’un changement

La publication de la note de presse des associations du secteur privé visant à changer la situation du pays a provoqué pas mal de réactions sur le forum Agora des professeurs de l’Université d’État d’Haïti (UEH). La plupart des professeurs en profitent pour se demander si concrètement le secteur privé haïtien qui a tiré la sonnette d'alarme le 8 décembre 2022 en annonçant des dispositions à prendre en vue de redresser la barque nationale est réellement convaincu des exigences de ces dispositions. Les lignes qui suivent témoignent de ce débat tout en dégageant des lignes de force ancrées dans une perspective libérale qui veut trouver du sens dans la démarche du secteur privé et entend dans la même occasion souligner les réquisits.

D’après l’économiste Jean Poincy, qui prenait part lui aussi au débat, ces dispositions peuvent être résumées en 4 points dont :

1. Faire des activités économiques locales le pivot de la nouvelle Haïti. Ces activités doivent être conduites dans la concurrence loyale, le respect des lois et principes les régissant à la lumière d’un partenariat public-privé via un système fiscal transparent et la lutte contre la corruption et l’impunité.

2. Prendre des dispositions concernant toujours des activités économiques,  lesquelles soutiennent le volet production pour la création des richesses et d’emplois par l’investissement direct étranger et national moyennant l’élaboration d’un plan de développement économique et social, et l’accès inclusif aux services de base de qualité.

3. Promettre un appui aux profondes réformes des institutions publiques afin de garantir le fonctionnement d’une économie de marché libre dans la concurrence, et promouvoir la croissance économique et l’inclusion sociale.

4. S’engager à investir dans les collectivités et zones vulnérables après un retour à la stabilité et l’implémentation du Plan stratégique de développement économique et social (Psdes). Il compte inviter la communauté internationale à transformer nos coopérations en un partenariat gagnant-gagnant au profit d’un développement durable (fin de résumé).

En lien avec ces dispositions, est-ce que les 21 associations du secteur privé qui ont signé la Note de presse savent que la mise en place de ces dispositions revendique un plan néolibéral formel ? Comprenant que le plan néolibéral inclut le programme d’ajustement structurel ou le partenariat public-privé (New Public Management, NPM), le secteur privé peut considérer qu'il sera le partenaire clé de l’État. Le plan néolibéral a été ouvertement introduit en 1980, lequel marque l’importance du recours à la concurrence en vue de faciliter la croissance dans diverses sphères de l’activité économique d’un pays (Faulks, 2000 ; Loriot, 1992; Ostry, Loungani & Furceri, 2016). La question revient à se demander si le secteur privé haïtien dispose actuellement du recul théorique et de la vision idéologique propres à l’inscrire au cœur d’une gouvernance néolibérale qui semble nécessaire au développement économique du monde actuel mentionné.

Un métaquestionnement a parcouru tous les échanges sur le forum. Certains ont remis en question le plan néolibéral et même la vision libérale qui la fonde. D’autres questionnent fermement la perspective d’une ascendance des facteurs économiques dans la décision politique. D’aucuns plaident pour la nécessité que des mesures ou restrictions protectionnistes puissent être appliquées dans le strict respect des intérêts nationaux. Plusieurs attirent l’attention sur les contradictions, sinon les méfaits du libre-échange dans certains pays.

Il y a lieu à présent de faire une mise au point. Il faudrait toute réticence mise à part poser comme vraie l’hypothèse que le secteur privé haïtien possède la capacité à investir économiquement dans l’État, à faciliter une gestion efficace des ressources étatiques et d’aider en conséquence à contrôler la corruption. Où en est le secteur privé sous le rapport des ces exigences qui reviennent depuis les années 1980 ? Une évidence n’est pas moins tenace. Le secteur haïtien ne fait qu’accaparer et bénéficier de quelques entreprises publiques par suite de la politique de privatisation imposée par le Fonds Monétaire International (FMI) sans même investir largement dans l’État.

Maintenant, ces dispositions veulent nous faire comprendre que le secteur privé est vraiment inquiet de la détérioration du pays et de la violence des gangs qui ont mis à genoux la Police nationale d’Haïti (PNH) dont l’effectif est de 13,000 policiers, soit un ratio de 1 policier pour 1000 habitants considéré très insuffisant. En 2022, au moins 1400 morts, dont 54 policiers, sont enregistrés dans cette violence et plus de 1000 personnes enlevées (ONU, 2022, citée dans La Presse, 2022). Les gangs contrôlent plus de 60 % de la région métropolitaine de Port-au-Prince.  La sécurité de tout un chacun est menacée.

Cette situation de violence des gangs est développée à travers des crises socioéconomiques qui sont aggravées après le séisme du 12 janvier 2010 suivant : « 1. La pénurie alimentaire avec 48% des ménages en milieu urbain souffrant de la faim (CNSA & World Food Program, 2016) et ; 2. Une crise de logement avec des gens vivant dans la précarité des bâtis et avec une rareté de 300,000 unités se situant largement dans la zone métropolitaine » (Grand-Pierre, 2010, cité dans Orisma, 2022).

En addition à cela, voyons que « par manque de produits agricoles ou de matières premières, aucun investissement sérieux n’est possible dans le secteur de manufacture et d’agro-industrie pour développer des emplois et réduire les 40% du taux de chômage urbain. Cette situation contribue au 22% de la pauvreté de la région métropolitaine, à une transition démographique rapide ou une concentration de 22% de la population du pays dans ladite région, à la migration vers les pays étrangers, etc. » (MPCE, NPES & World Bank, 2012, & IHSI, 2012, cités dans  Orisma, 2022).

Considéré comme un meilleur gestionnaire que l’État et un vrai producteur de biens (Faulks, 2000), le secteur privé doit aussi influencer l’État à prendre des dispositions nécessaires pour le changement socioéconomique du pays, lequel peut s’établir sur une gestion efficace des ressources agricoles ou rurales (grandes plantations, production animale ou élevage industriel) et urbaines (infrastructures, structures ou développement immobilier, équipements sociaux). De surcroît, il peut aider à contrôler l'insécurité en  investissant dans les structures de sécurité qui est le premier bien public que l'État doit produire pour créer un climat politique favorable, délivrer la santé, l'éducation, etc. (Rotberg, 2014, cité dans Moritz, 2013).

La seule idée de création d’emploi évoquée dans la note n’est pas une mince affaire. Certains contributeurs au débat sur l’Agora rappellent que cette disposition demande à elle seule un ensemble de stratégies, sans négligence ou préjudice pour un programme agricole orienté vers le développement agro-industriel. Dans le modèle d’idée, la création d’emplois ne va pas sans repenser nos infrastructures urbaines, ni mettre en place un nouveau plan immobilier pour le développement des affaires ou le respect de l’environnement, du tourisme et du patrimoine.

Le secteur privé doit dans ce cas avoir de fermes convictions et volontés de travailler avec l’État qui de son côté n’a aucune vision fiable compte tenu du fait qu'il n'a pas su pendant longtemps créer un roadmap ou feuille de route compréhensible avec laquelle il pouvait inviter ou persuader le secteur privé à œuvrer ensemble pour un développement national et durable. Ainsi, le pays est graduellement dégénéré suivant lequel le secteur privé partage aussi une très grande responsabilité.

Comprenons en effet que ce secteur en partie membre de la bourgeoisie locale reste toujours de par son égoïsme à l’écart dans la quête du bien-être du pays et ne participe pas à la construction de l’État ou aucune politique visant l'amélioration sociale de la population.  L'on croit en conséquence qu’il ne fait qu’exploiter le pays d’une manière à outrance même et ne donne rien en retour. Il est en conséquence  traité par des propos malsains de toute sorte, des menaces et violences horribles. À chaque revendication ou manifestation majeure, les zones commerciales sont souvent saccagées et pillées. 

Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Il est bon temps pour la plupart des membres de la classe propriétaire ou de la bourgeoisie d'avoir cette conscience de l’état actuel du pays et de se dédouaner des menaces qui pèsent toujours sur eux en ne s’impliquant dans le changement social de la communauté. Que ces dispositions prises dans la note de presse du 8 décembre 2022 de la part du secteur privé ne soient pas du « Voye Monte » ou de fausses spéculations pour nous divertir comme il a été le cas de celles de mars 2010 conçues à New York, USA. Voyons-les en des termes présentés dans le suivant paragraphe.

Réuni alors à New York après le séisme du 12  janvier de 2010 ayant fait plus de 220,000 morts et 300,000 blessés, endommagé et détruit 313,000 maisons, et causé 1,500,000 de sans-abris (PNDA, 2010), le secteur privé a  "proposé, à la mi-mars 2010, un plan quinquennal particulier conçu pour : créer un accès aux technologies d'engrais, de semences et de micro-irrigation, et des subventions pour l'agriculture ; créer un million d'emplois dans la construction, l'agriculture, le tourisme ; fournir 400,000 unités de logement permanentes et développer un programme éducatif visant à atteindre un taux d'inscription de 100% des élèves dans les écoles primaires" (Government of Haiti, 2010 & Private Sector Economic Forum, 2010 cités dans Orisma, 2020).

Jusqu’à présent l'on ne sait le devenir de cette proposition. La négligence dont victime cette proposition contribue aussi largement à l'aggravation de la crise sismique après 2010. En revanche, la diligence du secteur privé pouvait bien depuis 2010 aider à renverser cette crise des plus déroutantes du pays. 

Les deux premières dispositions du résumé susmentionné réclament la modernisation du pays. Comme Max Weber le croit, pas d’économie moderne sans une ville moderne, vice-versa (Ritzer, 1988). Si le secteur privé veut faire quelque chose de sérieux afin que le pays et nos enfants puissent  réellement en bénéficier, après l'effectivité d’un programme agricole basée sur de grandes plantations et l’élevage moderne, qu'il se soucie avec l’État du problème de réaménagement standard des villes majeures incluant celles côtières en priorité pour attirer de nouveaux investissements et des touristes ou contribuer au renforcement du processus de décentralisation et de l'intercommunalité (FCM, 2014; OCDE, 2021).

À espérer est l'idée de redéfinir en effet les trames urbaines ou remapper les villes pour créer plus de lisibilité à travers l’espace, rénover ou reconstruire les maisons, contrôler la construction de nouvelles maisons à louer ou à vendre afin d’éviter la prolifération des bidonvilles. Ensuite, mettre en place de nouveaux équipements sociaux comprenant les hôpitaux, cliniques et soins médicaux (santé), les écoles et formations professionnelles (éducation), etc.

Ces programmes qui visent la production d’un cadre de vie décent et l’amélioration de l’image de nos villes requièrent des politiques publiques adaptées et un investissement conséquent du secteur privé. Un scénario pour se représenter cette coopération, ce serait pour l’immobilier, par exemple, que l’État établisse préalablement les infrastructures et que par le truchement des banques financières et commerciales, le secteur privé accorde les crédits immobiliers. Finalement, il conviendra de renforcer le tissu entrepreneurial, de créer des emplois, de développer le tourisme, etc.

L’environnement deviendra viable et fiable. Il fera bon de vivre à toutes et à tous. Le changement social sera possible une fois que chaque individu de la population aura accès à l’alimentation, au logement décent, à la santé, à l’éducation et autres. Un nouveau développement de consommation de proximité s’ensuit soit par l’arrivée de nouveaux migrants, soit par le mouvement des touristes locaux et étrangers. Ainsi, l’essor de nouvelles activités socioéconomiques tiendra lieu ou une nouvelle économie prendra essor.

Le pays est à nous autres, donc c’est à nous qu’il appartient de le reconstruire en ne négligeant aucun aspect d’importance. La mission de l’élite, c’est carrément d’appuyer cette perspective. Wright Mills (1959)  dans The Power Elite souligne qu’une élite n’a pas à recevoir des ordres ni à s’en remettre aux bonnes œuvres de l’étranger, elle doit commander et faire le nécessaire pour son pays. En aucune façon elle ne doit se comporter en parasite.

Toutes les grandes avancées en matière économique et sociale ont exigé une vision partagée et des sacrifices de la part des forces vives de la nation. L’enjeu majeur, c’est que le secteur privé doté de leadership et d’une conscience aiguë des problèmes, voire d’une identité retrouvée, fasse faisceau avec la classe moyenne et les masses autour d’un projet commun ancré dans une vision commune. Ce miracle s’est produit à différents moments de l’histoire, notamment aux États-Unis et dans d’autres pays du centre à partir des années 1950 dans une perspective carrément postmoderne (Kharkhordin, 2005). Il faut escompter d’un tel mouvement moins de luttes intestines, moins de violence urbaine et plus de stabilité.

Dans la poursuite des dispositions en question, les secteurs public et privé peuvent avoir besoin des ressources humaines appropriées. Ces ressources peuvent également inclure les cadres des universités et de l’UEH en particulier en vue de définir des plans d’action, analyser et lancer certains programmes, « monitorer »  le changement à l’aide de grilles structuralistes, fonctionnalistes et culturalistes, faciliter des ajustements, etc. Ce serait un avantage pour les acteurs d'utiliser ces cadres. La participation de ces derniers peut être sur certains points plus charitable que d’autres.

 

Rhodner J. Orisma, PhD

 

(professeur Nixon Calixte a contribué à cet article)

Département de Sciences politiques, Ierah-Iserss

Urbanisation et Aménagement du Territoire, Urbater, FDS

Université d’État d’Haïti

rhodner.orisma@ueh.edu.ht


Références

1. AlterPresse. (2022, déc. 8). Haïti-Crise : Le secteur privé lance une « alliance pour le changement », au lendemain des premières sanctions internationales frappant des hommes d’affaires. https://www.alterpresse.org/spip.php?article28882 (Consulté le 7 janvier 2023).

2. Faulks, K. (2000). Political Sociology: A Critical Introduction. New York University Press.

3. FCM. (2014). Gouverner et développer en intercommunalité : Etude de cas. www.fcm.ca (Consulté le 13 janvier 2023).

4. Kharkhordin, O. (2005, oct. 12). Postmodern Ghosts in Sociology, http://lucy.ukc.ac.uk/ csacpub/ russian/oleg.html (consulté le 10 janvier 2023).

5. Loriot, G. (1992). Pouvoir, Idéologies et Régimes Politiques . Québec: Beauchemin, 1992.

6. Moritz, J. (2013). The Concept of “State Failure” and Contemporary Security and Development Challenges. http://www.e-ir.info/2013/10/10/state-failure-and-its-use-for-understanding-contemporary-security-and-development-challenges/ (consulté le 11 janvier 2023).

7. OCDE. (2021). Examens de l'OCDE sur la gouvernance publique : Haïti - Renforcer l'administration pour une gouvernance publique résiliente et durable. https://www.oecd-ilibrary.org/sites/5a7398e2-fr/index.html?itemId=/content/component/5a7398e2-fr (consulté le13 janvier 2023).

8. Orisma, R.J. (2020). From Revolution to Chaos in Haiti, 1804-2019 : Urban Problems and Redevelopment Strategies. Philadelphie : USA, Xlibris.

9. Orisma, R.J. (2022, jan. 28 ). Sous-capitalisation des espaces agricole et urbain en Haïti et la théorie du capital de De Soto. https : le nouvelliste,com/article/233590/sous-capitalisation-des-espaces-agricole-et-urbain-en-haiti-et-la-theorie-de-mystere-du-capital-de-soto (consulté le 10 janvier 2023),

10. Ostry, J., Loungani, P., Furceri, D. (2016). Le néolibéralisme est-il surfait? Https://www.imf.org>ostry.pdf (consulté le 13 janvier 2023).

11. PDNA. (2010). Assessment of damage, losses general and sectoral needs. Haiti PDNA.

12. Presse (La). (2022, déc. 9). Haïti | Plus de 1400 morts dans les violences en 2022. https://www.lapresse.ca/international/caraibes/2022-12-09/haiti/plus-de-1400-morts-dans-les-violences-en-2022.php (consulté le 10 janvier 2023).

13. Ritzer, G. (1988). Sociological Theory. 2nd ed. New York: Alfred A. Knopf.

14. Mills, C.W. (1959). The Power Elite. New York: Oxford University Press.

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