Les médias : quatrième ou un contre-pouvoir ?

Quel type de pouvoir peut véritablement exercer le paysage médiatique sur les institutions démocratiques ? Les médias sont-ils le « quatrième pouvoir » ou un contre-pouvoir ? Dans ce débat controversé, nous partons de l’hypothèse selon laquelle les médias ne possèdent pas un pouvoir décisionnel étiqueté le « quatrième pouvoir ». Pour ce faire, nous structurons notre travail en trois phases : d’abord, nous exposons le problème ; ensuite, nous présentons l’approche théorique en nous inspirant des travaux de certains chercheurs comme Dominique Wolton, Patrick Eveno et Éric Maigret ; enfin, nous analysons les données collectées par la recherche documentaire pour ensuite aboutir à la conclusion.

 

1.  L’exposé du problème

Depuis plus de deux siècles, les recherches menées sur les pouvoirs des médias ne cessent de dominer le champ des sciences humaines et sociales. Selon Philippe Breton et Serge Proulx[1], la communication médiatique joue un rôle crucial dans la reconstruction démocratique d’une société dont les fondements sont ébranlés par l’industrialisation, l’urbanisation, les mouvements de migration et les conséquences de la Première Guerre mondiale.  

Les médias exercent une très grande influence sur les pouvoirs de l’État. Grâce aux révélations et aux enquêtes, ils bouleversent le monde de la politique en permettant de découvrir ce que les autorités étatiques veulent cacher. Les médias pèsent lourd sur le monde social, culturel et politique et la question de leur pouvoir soulève beaucoup de débats. Pour certains, c’est le quatrième pouvoir qui, pour reprendre Blaise Magnin et Henri Maler [2], exerce un pouvoir quasi-institutionnel sur le fonctionnement démocratique. Pour d’autres, les investigations menées par les médias n’ont aucun pouvoir réel. En d’autres termes, il s’agit, pour eux, d’un contre-pouvoir. L'objectif de cet article est d’identifier le vrai type de pouvoir dont disposent les médias. Pour ce faire, une synthèse des travaux de Patrick Eveno, d’Éric Maigret et de Dominique Wolton, trois spécialistes des médias, nous permettra de définir le concept des médias, de préciser leur rôle et de faire un parallèle entre la théorie de la séparation des pouvoirs et la notion du contre-pouvoir.

 

1.1. Essai de définitions du concept média

Selon Éric Maigret [3], le mot média (l’expression anglaise qui est au pluriel, mais sans s) désigne la mise en relation à distance, sans possibilité majeure d’interaction entre le récepteur et l’émetteur. Il s’agit, explique-t-il, d’un type de communication interindividuelle et de la communication organisationnelle en petits groupes où le récepteur a une faible capacité de réponse à l’émetteur. Appelée aussi médias de masse, médias ou moyen de communication de masse, l’expression média renvoie « aux techniques de communication à grande échelle (presse, cinéma, télévision…) mettant en relation les individus » [4].

Dominique Wolton [5] souligne que les médias remplissent un rôle très positif dans les sociétés démocratiques. Selon lui, ils possèdent une capacité de faire remonter dans l'espace politique les problèmes sociaux qui émergent. Pour parapher Éric Maigret [6], les médias remplissent au moins trois fonctions : rendre possible et rapide une action concertée ; maintenir la communauté en fournissant des références communes aux citoyens ; garantir la liberté en mettant à nu les ressorts secrets de la politique.

 

2. Le pouvoir des médias vu par des sociologues et des historiens

Si nous tenons compte de la dernière fonction dont parle Éric Maigret, les professionnels et les spécialistes des médias hissent les entreprises médiatiques au même niveau que les institutions judiciaires et parlementaires, comme Blaise Magnin et Henri Maler [7] l’ont souligné. Se faisant appeler « chiens de garde de la démocratie », les journalistes s’arrogent, dans ce cas, plusieurs rôles : garant de la bonne marche des institutions étatiques ; protecteur de la liberté d’expression ; rempart contre les dérives des dirigeants. Mais la révélation des scandales par les journalistes sur la gestion de la chose publique leur attribue-t-elle l’étiquette d’un contre-pouvoir ou du quatrième pouvoir ? Qu’entend-on par un contre-pouvoir ?

Selon Patrick Eveno [8], un contre-pouvoir est un moyen par lequel des institutions alimentent l’action du pouvoir judiciaire et du législatif. Il comprend l’opinion publique, les syndicats, les associations, les corporations, la presse, etc. À en croire Eveno, les journalistes se sont imposés comme un contre-pouvoir depuis la Révolution française. En France, il remonte à 1824 où les frères Bertin, propriétaires du plus important quotidien « Le Journal des débats », soutenaient les libéraux, notamment Chateaubriand contre Villèle. Rapporté par Eveno, Louis-François Bertin, dit Bertin de Veaux, s’adressait à la Chambre au Ministre de Charles X, Joseph de Villèle comme suit : « Souvenez-vous que les débats ont renversé les ministères Decazes et Richelieu » [9].

Comme un contre-pouvoir, Jean-Marie Charon précise que les journalistes développent un sens critique face aux autres pouvoirs. Selon lui, ils ont une grande capacité afin d’être présents, chaque jour, dans tous les foyers. En conséquence, nous retenons ce qui suit : « Les médias et les journalistes sont des enjeux de pouvoir pour tous ceux qui entendent diriger le pays, les entreprises ou le monde des arts [10] ». Pour illustrer les propos de Charon, voici un ensemble de faits non exhaustifs par lesquels les journalistes ont alimenté les pouvoirs législatif et judiciaire à l’échelle planétaire.

 

3. Les enquêtes journalistiques, une source d’alimentation du pouvoir judiciaire

Après environs dix ans d’enquête menée par le journal Mediapart, le « Parquet national financier a requis, en décembre 2020, quatre ans de prison, dont deux avec sursis, à l'encontre de l'ancien président français Nicolas Sarkozy, jugé pour corruption et trafic d'influence » [11]. L’affaire, précise France 24, porte sur le financement présumé illicite de sa campagne de 2012 grâce à un système de fausses facturations qui a permis au candidat-président de dépenser près de 50 millions d’euros pour sa campagne.

Selon une enquête du quotidien britannique « The Guardian » publiée en avril 2020, la justice interne de la Fédération internationale de football association (FIFA) a suspendu à vie Yves Jean-Bart, qui a dirigé la Fédération haïtienne de Football (FHF), depuis 20 ans, de toutes les activités liées au football, au niveau national et international. La chambre de jugement de l'instance du football mondial, qui avait récupéré le dossier après la phase d'instruction, a reconnu Yves Jean-Bart coupable d'avoir "abusé de sa position" pour « harceler sexuellement et agresser plusieurs joueuses, y compris des mineures », lit-on dans cet article [12].

À la suite d'une autre enquête réalisée par le journaliste indépendant Théo Englebert pour Mediapart [13], Aloys Ntiwiragabo, chef des renseignements militaires pendant le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, a fait l'objet d'un mandat de recherche international émis par la justice rwandaise. Même si pour certains ce sont les autorités françaises qui l'ont protégé, mais ce qui est certain la justice internationale l'a recherché en vain, depuis plus de 20 ans, pour son rôle dans le génocide des Tutsis du Rwanda à l'époque. Et c’est grâce à Mediapart qu’il a été retrouvé et identifié dans la banlieue d’Orléans en France.

Par ces enquêtes, nous constatons que la justice a agi après que les journalistes aient mis à jour la corruption et les abus des gouvernants. Autrement dit, ces travaux d’investigations alimentent le pouvoir judiciaire afin d’exercer le pouvoir réel qu’elle possède. Certes, les journalistes peuvent dévoiler les scandales de corruption, les abus et les injustices. Mais ce sont le Parlement et le pouvoir judiciaire qui ont la responsabilité de faire les suivis. Cela dit, après s’être emparé des révélations des médias, c’est à la justice de condamner et/ou de sanctionner. Cependant, une enquête journalistique peut faire tomber un dirigeant soupçonné de corruption comme celle des journalistes Carl Bernstein et Robert Woodward du Washington Post, appelée « le scandale du Watergate », qui a entraîné, le 8 août 1974, la démission du président républicain Richard Nixon.

Toutefois, un dirigeant qui, par des révélations journalistiques, est impliqué dans des scandales d’État peut décider de faire la sourde oreille. À titre d’exemple, l’ancien président de la République d’Haïti, Jovenel Moïse a été reconnu par la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSC/CA) d’avoir participé à la dilapidation des fonds PetroCaribe. Pourtant, il restait attaché au pouvoir, malgré les vagues de contestations des contre-pouvoirs haïtiens, dont l’opinion publique, les syndicats et les associations, jusqu’à son assassinat en juillet 2021.

Considérer les médias comme le quatrième pouvoir, c’est qu’ils sont placés au cœur de la théorie de la séparation des pouvoirs élaborée par John Locke et Montesquieu. Sur ce, ils exerceraient un pouvoir décisionnel, c'est-à-dire de contrôle et de sanction des actions des gouvernants. Or, d’après cette théorie, les pouvoirs de l'État ne sont qu’au nombre de trois : le pouvoir législatif qui édicte les lois, le pouvoir exécutif qui veille à leur exécution et le pouvoir judiciaire qui règle les litiges et les conflits. Mettre à nu, à travers les travaux d'investigations, les malversations des gouvernants ne fait pas du journalisme le quatrième pouvoir.

 

Conclusion  

De tout ce qui précède, nous pouvons en déduire que les médias ne constituent pas le quatrième pouvoir. Ils ne le seront jamais. Appelés chevaliers blancs de la démocratie, pour reprendre l'expression de Wolton [14], les journalistes ont, certes, la responsabilité d’informer, de critiquer et d’investiguer. Mais en aucun cas, ces responsabilités ne leur confèrent l’étiquette du quatrième pouvoir, c’est-à-dire un pouvoir à travers lequel ils peuvent décider, sanctionner, etc. Cette étiquette est fausse. En d’autres mots, il s’agit, selon Dominique Wolton, d’un sentiment faux. Par contre, en alimentant la justice, les médias restent l’épine dorsale des sociétés démocratiques

Wilner Jean

Licencié en communication sociale

Étudiant à la maîtrise en Histoire, Mémoire et Patrimoine

jeanhaitiwilner@gmail.com

 

Notes bibliographiques

[1] Breton, P. & Proulx, S. (2012). L’explosion de la communication. Introduction aux théories et aux pratiques de la communication, Paris, La Découverte.

[2] Magnin, B. & Maler, H. (2018). « Le pouvoir des médias : entre fantasmes, déni et réalité », [en ligne], https://www.acrimed.org/Le-pouvoir-des-medias-entre-fantasmes-deni-et (consulté le 14 février 2023).

[3] Maigret, É. (2015). La sociologie de la communication et des médias, Paris, Armand Colin, 3e éd., p. 24.

[4] Maigret, É. La sociologie de la communication et des médias, op. cit., p. 25.

[5] Wolton, D. (1989). « Les médias, maillon faible de la communication politique », in Hermès, no. 4, pp. 165-179.

[6] Maigret, É. La sociologie de la communication et des médias, op. cit., p. 33.

[7] Magnin, B. & Maler, H. « Le pouvoir des médias : entre fantasmes, déni et réalité », op. cit., p. 1.

[8] Eveno, P. (2018). « Le journalisme, quatrième pouvoir ? », in Cahiers français, s. n., pp. 28-35, pp. 28-29.

[9] Eveno, P., idem.

[10] Charon, J-M. (2007). Le Journalisme, Toulouse, Édition Milan, p. 29.

[11] « Affaire des "écoutes" : quatre ans de prison, dont deux avec sursis, requis contre Nicolas Sarkozy », [document Internet], https://www.france24.com/fr/france/20201208-affaire-des-%C3%A9coutes-4-ans-de-prison-dont-2-avec-sursis-requis-contre-nicolas-sarkozy (consulté le 14 février 2023).

[12] Molina, R. et al. (2020). « Haiti FA president accused of sexually abusing young female footballers », [en ligne], https://www.theguardian.com/football/2020/apr/30/haiti-fa-president-accused-of-sexually-abusing-young-female-footballers (consulté le 14 février 2023).

[13] Englebert, T. (2020). « Aloys Ntiwiragabo, pilier présumé du génocide des Tutsis, se terre en France », [en ligne], https://www.mediapart.fr/journal/international/240720/aloys-ntiwiragabo-pilier-presume-du-genocide-des-tutsis-se-terre-en-france (consulté le 14 février 2023).

[14] Wolton, D. (2005). Sauver la communication, Paris, Éditions Flammarion, p. 107.

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