Rituels scolaires en Haïti : vers une désocialisation du cadre scolaire ou une redéfinition de ces rites ?

Introduction

Désigner l’école comme un espace fortement ritualisé, n’est ni nouveau, ni original (Filiod, 2007, pp.581-595). Alors, que faut-il entendre par rituels scolaires? ils renvoient à l’ensemble des activités codifiées et répétitives qui se font à l’école comme les rituels quotidiens de la vie scolaire (appel, mise en rang, collation) et les rituels d’évènements scolaires particuliers (rentrée scolaire, fête de fin d’année, etc.). Les rituels scolaires sont des séquences de comportements attendues dans la communauté scolaire de la part de ses acteurs. Ils ont un rôle décisif pour l’assimilation de dispositions scolaires (notamment pour les élèves) qui se construisent dans des cadres de travail particuliers. Autrement dit, les rituels réfèrent les professeurs et les élèves les uns aux autres, les lient dans un agir commun et créent une communauté scolaire où chacun sait ce que l’on attend de lui (Marchive, 2003, p.7).

Par ailleurs, Gebauer et Wulf (Gebauer G., Wulf C.,2022) ont montré que les élèves apprennent par des rites scolaires à contrôler leurs expressions corporelles, à intérioriser les normes scolaires, à s’adapter aux rythmes temporels de la classe et à respecter les séquences d’apprentissage. L’école remplit donc les fonctions sociales qui lui sont assignées (intégration, qualification, sélection) à travers des procédures de ritualisation, c’est-à-dire à travers des dispositifs scéniques qui ont pour particularité d’accomplir, dans le geste même de leur représentation, les actes d’instruction et d’éducation qui constituent l’objet spécifique de l’institution scolaire (Momberger, 2005, pp.79-85).

  1. Le métier d’élève est au mal en point en Haïti

Le métier d’élève (Perrenoud, 1994) renvoie aux ritualisations scolaires des élèves qui les poussent à contrôler leurs expressions corporelles, à tenir compte des séquences scolaires, du temps à intérioriser les valeurs et comportements à adopter à l’école.  En fait, la prise de parole en salle de classe, les pauses, les sanctions, le déplacement dans la classe et hors de la classe, les activités d’enseignement/ apprentissage, l’acte de communication entre les élèves et les professeurs, etc., sont ponctués de signes rituels et sont connus par tous les acteurs de la vie scolaire.  

À n’en point douter, le cadre scolaire induit des formes de ritualité qui lui sont propres parce que l’ordre scolaire est régi par des normes disciplinaires et des règles qui lui sont propres. (Denis, 2015). A l’école, les formes rituelles entretiennent et font perdurer l’ordre scolaire1. En effet, l’ordre scolaire fait référence à l’organisation symbolique de l’école (Ibid.).

Aujourd’hui, en Haïti, le constat est patent :  beaucoup d’écoles nationales ou privées ne mettent plus les élèves en rang pour la montée du drapeau. Les règlements intérieurs qui régissent le fonctionnement des écoles ne sont pas respectés ; la prise de parole et les déplacements au sein de l’espace scolaire, entre autres, ne sont pas régulés. Bref, l’élève haïtien semble ne fait aucune différence entre les sphères familiales et scolaires (Jean F., 2023). 

Les frontières symboliques se rétrécissent, se transforment et se recréent quotidiennement : l’élève est l’égal du maître, on ne parle pas d’une égalité d’intelligence dans le sens ranciérien2, mais de la relation quasi horizontale existant entre enseignants/élèves en termes de statuts et rôles sociaux.  Les comportements des élèves dans la salle de classe et hors de la salle laissent à désirer : ils font des allées et venues comme bon leur semble. Les administrateurs scolaires et les professeurs sont dépourvus de puissance et d’autorité, ils restent « bouche bée ». Cela dit, les élèves haïtiens semblent divorcer avec les dispositions scolaires et les rituels scolaires sont tout simplement en lambeaux. Pour reprendre une expression de Georges Lapassade (1993), l’indiscipline « ronge les dispositifs institutionnels ». Aussi, l’ordre scolaire est mis « en suspens » et l’école haïtienne rentre dans un processus de désinstitutionnalisation.

  1. La désinstitutionnalisation de l’école en Haïti ?

L’institution scolaire haïtienne n’est plus contraignante.  Elle n’est plus l’incarnation d’une loi sociale qui imposerait aux élèves d’intérioriser valeurs et normes communes. Elle est plutôt minée par la montée de l’individualisme et le dessaisissement de l’ordre moral. Par conséquent, l’école ne peut se servir « d’arrangements rituels » entre maîtres, élèves, personnels scolaires et parents.

En réalité, c’est par le caractère répétitif des rituels scolaires que les attentes de l’institution s’ancrent dans les corps des élèves dès la maternelle : rester dans un groupe, être attentifs, ne pas bouger. Autrement dit, c’est à travers l’école que le travail de la civilisation du corps et des mœurs se fait. L’école haïtienne semble ne pas être en mesure de canaliser et de réguler anthropologiquement les passions de ces élèves. Elle ne peut plus exiger de ces derniers de sacrifier leur spontanéité et l’immédiateté de leurs émotions.

En outre, les élèves semblent ne pas croire à l’illusio3 (Alpe Y., 2007, p.150) du jeu scolaire, c’est-à-dire, ils ne croient pas aux règles qui devraient réguler le champ scolaire comme peuvent en témoigner les violences qui ont lieu quotidiennement dans les milieux scolaires. Ce qui implique que les rituels scolaires sont incapables de répondre à leur vocation qui est de résoudre des conflits ou du moins contenir les tensions inhérentes à l’organisation de l’école. Alors, on est en droit de se demander si l’on n’assiste pas à un nouveau phénomène social : l’école tente d’instruire sans socialiser, à défaut de pouvoir faire les deux.

  1. Vers une désocialisation du cadre scolaire en Haïti ?

Les rituels sont constitutifs du lien social.  Ils font écho à l’importance des sens, des affects, des émotions, de l’imaginaire de nos vies. Ils immergent l’individu dans le mouvement incessant du social. A cet égard, Mary Douglas définit l’homme comme un « animal rituel ». Selon elle, « Les rites sociaux sont plus importants pour la société que les mots pour la pensée. » (Douglas, 1971). 

Tout laisse croire que les élèves haïtiens ne saisissent pas vraiment le sens des rituels scolaires. Par ailleurs, certains responsables d’écoles ne contribuent pas à la reproduction de ces rites, qu’ils jugent insignifiants, chronophages et vidés de tout sens symbolique. Par conséquent, nous assistons subrepticement à une désocialisation du milieu scolaire où l’on tente d’instruire sans éduquer. Or, l’école a toujours eu cette lourde responsabilité de socialiser, voire de corriger les vices et de resserrer les liens sociaux et politiques entre les citoyens d’une cité.

De nos jours, l’école haïtienne paraît tout simplement se défaire de cette tâche. Les ambitions de celle-ci semblent ne pas dépasser le cadre matériel, le symbolique est mis en « sursis », noyé dans les problèmes existentiels et quotidiens de la société. Une société dans laquelle presque tous les statuts sociaux et fonctions sociales sont brouillés. En conséquence, les actes de violence et d’intolérance sont appelés à perpétuer, car tous les verrous traditionnels sont brisés. Il ne faut pas se tromper, l’école haïtienne n’est plus aujourd’hui une utopie nécessaire. Celle-ci n’est pas le reflet de la société méliorative que nous souhaitons. En revanche, elle incarne indubitablement la société sui generis.

Pas de société sans institution, donc, sans rituels qui témoignent de leurs valeurs, expriment les principes qui permettent de les incarner et soutiennent les efforts des personnes pour s’y « faire société ». On ne respecte en effet des rituels que lorsqu’on adhère aux principes et valeurs qu’ils incarnent, ou bien parce que l’on craint une sanction, or c’est précisément les deux choses qui manquent à l’école. Donc, la performativité des rituels scolaires n’est plus.

  1.  La déritualisation anomique à l’école haïtienne ?

Même si les rites sont associés à l’idée de tradition et d’identité, et donc à une certaine immuabilité, les rituels sont le produit des temporalités spécifiques, qui les voient éclore, se transformer, disparaître et parfois ressurgir (Segalen, 2017, p.65). Alors, sommes-nous en face d’une déritualisation anomique à l’école, corrélative à une fragilisation totale de la société haïtienne ? L’inobservance des rituels scolaires au sein des établissements scolaires est-il un signe pour nous dire que l’école n’est plus la même ? Doit-on s’attendre à une autre école, donc à de nouveaux rituels scolaires ? Peut-on s’attendre à un resurgissement de ces rites à l’école ? Ou est-ce qu’on se dirige vers un processus de redéfinition de ces rites si l’on tient compte de la descriptibilité4 des actions vécues5 en milieu scolaire ?

  1. En guise de conclusion 

L’école n’est pas un sanctuaire. Elle est traversée de part en part par la longue et grave crise haïtienne contemporaine qui travaille en profondeur la société telle que décrite par le professeur Leslie François Manigat dans son livre, la crise haïtienne contemporaine : une lecture d’historien-politologue6 (Manigat,1995). Autrement dit, l’école comme lieu du lien social et de la socialisation est porteuse d’enjeux sociaux, politiques et culturels.

En ce moment où l’on parle de crise du civisme et de la citoyenneté, surtout chez les jeunes, il est important de capitaliser sur les rituels scolaires, car si on veut construire l’haïtien de demain, il faut le faire, en partie, dans et à travers l’institution scolaire par le biais de rituels bien déterminés pouvant mettre l’accent sur le civisme et la citoyenneté comme le respect de tous les symboles républicains et de la patrie. Les rituels scolaires pourraient recoudre les tissus sociaux déchirés et joindre l’ordre symbolique fissuré. Ils pourraient participer donc, au vivre-ensemble.

Par ailleurs, d’un point de vue mémoriel, s’il faut réconcilier les mémoires et rendre possible un récit national susceptible de fonder une politique qui ne soit pas celle d’un groupe, il faut également miser sur les rituels scolaires, car ils peuvent participer activement au rassemblement de tous les acteurs sociaux et renforcer les sentiments d’appartenance collective à un ordre moral supérieur. Bref, pour le dire comme Jean Paul Sartre (1964) : « Quand beaucoup d’hommes sont ensemble, il faut les séparer par des rites, ou bien ils se massacrent. ».

A cet effet, une politique publique sur les rituels scolaires en Haïti définira la finalité, les buts généraux et les objectifs et standards à atteindre à travers des formations spécifiques et des programmes d’études destinés aux normaliens, enseignants, professeurs et personnels scolaires, entre autres. Dans cette perspective, le Ministère de l’Education nationale et de la Formation Professionnelle (MENFP) pourrait inventorier les rituels scolaires en cours dans nos écoles, voire inventer des rituels éducatifs qui se basent sur la structuration du collectif, où celui-ci se donne à voir dans sa diversité et sa cohérence à la fois, à l’image de la République que nous voulons.

Pour conclure, la ritualisation de l’espace scolaire doit être envisagée selon une quadruple perspective : primo, c’est un procès d’insertion socio-culturelle des élèves dans un groupe restreint de pairs en occurrence la salle de classe ; secundo, c’est aussi en même temps un processus d’inclusion  sociale  et culturelle dans un ensemble relativement stable à savoir l’institution scolaire ; tertio, c’est un processus d’apprentissage des règles républicaines et politiques à l’école ; quarto, c’est un processus d’intégration culturelle au sein de la société tout entière.

 

Bibliographie 

Alain Marchive, (2003). « Ethnographie d’une rentrée en salle de cours préparatoire. Comment s’instaurent les règles de la vie scolaire ». In: Revue française de Pédagogie, 142, pp.21-32.

Alpe Yves et all., (2007). Lexique de sociologie (2e éd.), Paris, éd. Dalloz.

Amigues R., et Zerbato-Poudou, M.-T., (2009). Comment l'enfant devient élève. Les apprentissages à l'école maternelle (2ème éd.), Paris, Retz.

Baranger P. (dir.), (1999). Cadres, règles et rituels dans l’institution scolaire, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, collection « Questions d’éducation et de formation ».

Christine Delory Momberger, (2005). « Espaces et figures de la ritualisation scolaire ». In: Hermès, La Revue, 43 (3), pp.79-85.

Dennis, J., (2013). « Rites scolaires et identité d'élève ». In: Formation et profession, 21 (1), pp.50-63.

Denis J., (2015). « Le sens des rites scolaires ». In: Recherches en éducation [en ligne], HSB| 2015, mis en ligne le 01 septembre 2015, consulté le 20 novembre 2022.

Douglas M., (1971).  De la souillure. Essais sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Maspéro.

Feland J., (2023).  « Représentations sociales des rituels scolaires en Haïti: étude exploratoire auprès d’élèves de la fin du Secondaire de la zone métropolitaine de Port-au-Prince », Université d’Etat d’Haïti, Faculté d’Ethnologie, mémoire de maîtrise en anthropologie sociale, Port-au-Prince.  

Gebauer G., Wulf C., (2004). Jeux, rituels, gestes. Les fondements mimétiques de l’action sociale, Paris, Anthropos. Traduit de l’allemand par C. Roger.

Goffman E. (1974). Les rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit.

ISAMBERT François- André, (1979). Rite et efficacité symbolique, Paris, Les éditions du Cerf.

Jean Paul Satre, (1964). Les mots, Paris, Gallimard.

Jean Paul Filiod, (2007). « Anthropologie de l’école. Perspectives ». In: Ethnologie française, 37 (4), pp.581-595.

Lapassade Georges, (1993). Guerre et paix dans la classe, Paris, Armand Colin.

Leslie François Manigat, (1995). La crise haïtienne contemporaine: une lecture d’historien-politologue, Port-au-Prince, Ed. Des Antilles.

Perrenoud Philippe, (1994). Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, Seuil.

Segalen M., (2017).  Rites et rituels contemporaines, Paris, Armand Colin.

Viard Bruno, (2006). « Une école sans rites ni symboles. Crise de l’école et crise de la pensée ». In: Revue du MAUSS, 28 (2), pp.305-312.

Notes 

1 – L’ordre scolaire est fondamentalement caractérisé par une stricte organisation de l’espace et du temps et une définition précise des rôles et des places de chacun.

2- Dans son livre le maître ignorant, Jacques Rancière a développé une théorie radicale fondée sur le postulat de l’égalité des intelligences entre maîtres et élèves. Le maître ignorant est celui qui révèle à l’autre sa capacité de progresser par sa seule intelligence dans la connaissance.   

3- L’illusio, selon Pierre Bourdieu, c’est la croyance des agents dans les règles en vigueur à l’intérieur d’un champ.  

4 – Dans la crise haïtienne contemporaine, le professeur Leslie François Manigat avance avec sa théorie des trois crises : selon lui, la crise haïtienne contemporaine correspond à une crise générale à trois composantes majeures enchevêtrées. D’abord, c’est la crise issue du processus de libéralisation-démocratisation : la crise de transition ne correspond pas à une nouvelle société en déficit démocratique, mais à une démocratie en difficulté de naître. C’est ensuite, la crise du déclin terminal de la société traditionnelle, c’est-à-dire une crise de modernisation sur les ruines d’une société traditionnelle moribonde, mais coriace à s’en aller.  Enfin, une crise de survie.

5- Descriptibilité : Selon les ethnométhodologues, la descriptibilité est une caractéristique de l’action sociale qui fait que, en même temps qu’elle se produit, elle donne à voir sa signification.

6- Par actions vécues, nous faisons référence aux observations et enquêtes ethnographiques menées sur les représentations sociales des rituels scolaires (auprès des élèves du Secondaire de la zone métropolitaine de Port-au-Prince) en 2022. Globalement, les résultats ont révélé que la plupart des rituels scolaires ne sont pas respectés par les élèves et qu’ils sont dépourvus de leur caractère symbolique et utilitaire.

FELAND JEAN

Sociologue | Spécialiste en éducation | MSc. Anthropologie sociale | Professeur à l’UEH

Email : felandjean89@gmail.com

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