L’Annonce de l’achat du Capitol: Une goutte d’eau de l’océan de décadence du cinéma en Haïti

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L’annonce médiatique de l’achat du Capitol par le Pasteur Gregory Toussaint vient de faire un écho considérable dans les milieux haïtiens dans plusieurs pays. Un acte qui suscite de l’intérêt pour avoir pointé un sujet important pour la société, le problème crucial de divertissement et du cinéma qui résulte de manques constants et innombrables. Alors, en lien au 17e Festival Haïti en Folie du lundi 24 au dimanche 30 juillet au Canada où le cinéma haïtien sera en valeur, il nous parait justifiable d’enrichir cette problématique en vue de soulever les questions que requiert sa compréhension.

Rappelons vite que nombre d’efforts individuels et isolés depuis quelques années, comme la réparation du Ciné Triomphe, ne fait figure que de l’arbre qui ne peut pas cacher la forêt. Nous ne voyons encore aujourd’hui aucune raison de douter de ce sort tragique du projet Capitol si l’on se fie à l’évolution et à la décadence du cinéma en Haïti. Au début, le cinéma haïtien s’était fait désirer depuis si longtemps qu’on ne l’espérait plus. Les premiers tentacules qui ont germé ont été vite disparus dans une nébuleuse de l’on ne sait quoi. Il nous serait d’une naïveté excessive et téméraire même, de croire que le cinéma en Haïti se livrait dans une léthargie sans raison aucune après une introduction à point dans le secteur, des essais jusque-là peu reprochables suivant la précarité technologique de l’époque, la prise en compte de la culture haïtienne et la langue créole dans les thématiques développées, etc. Les maillons qui devraient assurer l’enchainement semblent avoir manqué de consistances et subissent un dénivellement avec le temps. Cependant, tout était donc en place, et la conjoncture propice pendant les années 90 à 2000 depuis l’affiche de « Cap à la Une » pour voir rejaillir de l’espoir. Une réussite sans conteste qui s’est taillé une place considérable et privilégiée dans les milieux haïtiens. En Haïti particulièrement, la consommation de ces films haïtiens était intense et sa représentativité témoignait de l’avidité d’un public assoiffé de déguster ses acteurs et actrices préférés.es et surtout une histoire qui ne se maquille pas de violences vives.

 

Du moins, est-ce une affinité identitaire ou une manifestation de l’ethnocentrisme que nous avons cru pouvoir prêter à un succès particulièrement saillant du film haïtien ? Cette flambée n’aura-t-elle donc été qu’un feu de paille ? Comment décrypter et cerner les problèmes pour en trouver des solutions adéquates ? Questions embarrassantes si l’on tient compte des incessantes fluctuations auxquelles se voit soumis un art qui dépend presque entièrement du facteur économique. Bornons-nous à constater ce fléchissement en nous limitant dans le cadre de cette réflexion à plusieurs axes : l’aspect économique et social du film haïtien à travers les changements au niveau de la production et de la distribution des films ; une insécurité aujourd’hui sans précédente ; une tendance à la facilité de novices trop pressés à envahir les réseaux sociaux qui nous livrent souvent des spectacles assez amers à voir surtout en utilisant des enfants dans des courts métrages vraiment dérangeants pour leurs âges. Sans laisser de côté l’aspect sociolinguistique et la prise en compte de la thématique identitaire. Enfin de compte, nous nous proposons de voir dans quelle mesure serait-il possible d’aspirer, à partir du Projet Capitol, à un rétablissement du cinéma haïtien malgré le poids du social et de l’économie qui pèse lourd. 

 

  1. Une entreprise écartelée entre le social et l’économie

 

Le cinéma, comme toute œuvre d’art en Haïti, a connu un nombre imposant de difficultés sociales et économiques. La précarité de l’investissement est l’une des conditions importantes de sa décadence alors que l’insécurité généralisée et la pauvreté abjecte ont signé son arrêt de mort. Tout comme il doit être le portrait de la société dans ses multiples composants, il est bien évident que le cinéma haïtien est traversé par toutes les convulsions de la société.  Si les événements socio-politiques de 2004 l’ont rendu fébrile, le tremblement de terre de 2010 a été son arrêt cardiaque alors que la « gangstérisation » du pays a chanté ses funérailles. Tous les problèmes économiques et sociaux ont des incidences sur sa production et sur les consommateurs. Cerner, en l’occurrence, le panorama de la situation, c’est immanquablement égrener des faits sociaux et culturels en Haïti dans toute leur implacable cruauté. En Haïti, le secteur dit « bourgeois », seul détenteur de moyens de production, ne s’intéresse qu’à l’importation au lieu de développer la production nationale tout entière dont le cinéma haïtien. Donc, l’absence d’investissement dans ce domaine est toute une sclérose, une névralgie économique dont l’effritement s’enracine dans la difficulté des Haïtiens à prendre des risques économiques dans le long terme. A contrario, le projet Capitol du Pasteur Gregory Toussaint subit le fait que toute initiative économique personnelle est douteuse et l’haïtien s’y porte sceptique. N’étant pas alors assez ouverts au dynamisme économique mondial, nous restons fermés dans une économie de grappillage guidée par la crise du provisoire et l’absence d’une culture entrepreneuriale.

 

Du côté des exploitants, la déconfiture se traduit par la disparition à tour de rôle des salles privées terrassées par la faillite jusqu'à la dégringolade. Cette défaillance spectaculaire est due aussi à un manque de production de qualité du cinéma, un manque d’esprit de marketing et de stratégie de distribution et le manque de moyen des consommateurs, tous enrobés dans le problème économique. D’un autre côté, il n’est pas vil de penser qu’aller au cinéma peut être vecteur de construits sociaux si l’on considère que la prévalence juvénile à ce loisir n’est pas douteuse et que cette pratique peut subir les préjugés sexuels contraignants et prohibitifs qui s’installent dans notre société.

Toutefois, sans vouloir récuser les problèmes d’infrastructures, la généralisation de l’insécurité et la normalisation du rester-chez-soi, devient la crise aiguillonnée par des couches réprimées de la population, des minorités de miséreux qui s’érigent en maitres de la destinée de tout un peuple. Un autre problème majeur qui nous parait inconcevable et intolérable au plein XXIe siècle, n’est autre que le droit d’auteur. Au su et au vu de tout le monde, les CD et DVD décorent toutes les rues de nos villes. On frémit à l’idée de croire qu’il existe une loi et un bureau de droit d’auteur. Alors, dans la perspective de pouvoir juguler la percée et l’impact exécrable de ces situations sur la mutation régressive du cinéma haïtien, nous nous dérogeons le droit de questionner le poids et l’impact en Haïti de la goutte d’eau du Projet de Capitol. Cependant, les problèmes ne sont pas qu’extérieurs au cinéma. Il en découlait aussi bien d’une insuffisance thématique dressée dans un portrait banal de la société, trahie par la production langagière et des novices des réseaux sociaux qui prennent d’assaut le secteur sans être à la hauteur.

 

  1. Un martyr de la langue, une cible pour la culture

 

Parler du cinéma haïtien, c’est entrer déjà dans un discours culturel haïtien. Le cinéma est avant tout et surtout une reproduction résultante de tout un appareillage social, une représentation réaliste pragmatique ou une projection fictive du social. En effet, toute la configuration sociolinguistique haïtienne le traverse en le pourvoyant de préjugés linguistiques bien cadrés dans le discours épilinguistique haïtien. La diglossie, surtout le conflit dont témoigne cette situation en Haïti, mitigeait le cinéma haïtien et l’ancrait dans une profonde insécurité linguistique perçue et transmise à travers l’inadéquation des énoncés des, gestes et du sentiment qui aurait dû être émané d’une situation de communication. Jean-Paul Sartre nous dit « qu’un sentiment est une manière définie de vivre notre rapport au monde qui nous entoure et qu’il enveloppe une certaine compréhension de cet univers ». La problématique de la langue est une prérogative essentielle à l’évolution du cinéma haïtien. Il ne peut pas être réellement haïtien sans une prise en compte considérable de la culture haïtienne. Or, l’élément inhérent et fondamental même à toute culture est la langue. Cette dernière, étant une réalité globale nous dit Ferdinand de Saussure, véhicule toutes les formes d’expressions sociales et est la seule entité culturelle apte à traduire l’essence de l’imaginaire social. Tout comme, indiscutablement, le cinéma hollywoodien est considéré comme le premier vecteur de diffusion de la culture américaine à l’étranger. Il vend l’image américaine et impose sa vision du monde si bien que sa présence est aujourd’hui virtuellement ressentie dans beaucoup de pays. Il faudrait insister davantage sur le décalage constant qui sépare ce que l’acteur dit de ce qu’il voudrait dire et de ce qu’il laisse comprendre par le téléspectateur. Car, Jean-Paul Sartre soutient que « les mots sont des idées ». Défier la culture opprimée est un rocher qui s’érige devant nous, un obstacle qui s’impose à la production nationale dont le cinéma haïtien.  

Ce problème linguistique débouchait sur une insuffisance dans la représentation des acteurs lors de la description des réalités socioculturelles. C’est bien souvent émaillé de dégoûts de présenter une scène dans laquelle un acteur haïtien s’énerve en français sans recourir à des calques incompréhensibles même si normalement, tout acteur ferait un effort d’adaptation mimétique à cette situation. L’utilisation de la langue française empêchait de puiser dans le panorama des réalités haïtiennes les thèmes culturels haïtiens. C’est pour cela que Jean-Paul Sartre soutient encore que « les traits spécifiques d’une société correspondent exactement aux locutions intraduisibles de son langage ». Cependant, il faut remarquer que les productions de courts métrages sur les réseaux sociaux ont pris la relève et ont un peu évincé ce problème linguistique que nous venons de traiter pour avoir une grande prise en compte du créole et de la culture haïtienne. Cependant, ce virage du cinéma haïtien manque terriblement en qualité. Nous assistons aujourd’hui à une médiocrité écrasante de ce que nous appelons à tort cinéma haïtien sur les réseaux sociaux. Exclusion faite, bien sûr, à des coups de maitre comme « Freda » qui ont su nous redonner l’espoir.

 

En guise de conclusion, il parait aujourd’hui une nécessité pressante de reconstituer le cinéma haïtien de la production à la distribution, les télévisions et les salles jusqu'à la consommation. On est tous d’accord que chaque effort compte. Mais aussi tout effort isolé et volatil risque de ne faire œuvre que de feu de paille, car la problématique tel que démontré, est beaucoup plus importante. Il faut de nouvelles visions et d’actions qui doivent obligatoirement passer par la technologie, la maitrise du secteur, l’innovation et la prise en compte de la culture tout en continuant à encourager les efforts et les initiatives dans l’international comme le Festival Haïti en Folie, du lundi 24 au dimanche 30 juillet 2023.

 

Toute la montée apparente du cinéma haïtien à laquelle nous avons assisté n’était qu’une digestion au niveau national. Il a été produit un cinéma auquel chaque haïtien s’identifiait alors qu’il aurait pu être hissé à la consommation internationale. Il y a été décelé un problème économique, social et linguistique majeur. Si la déception des films haïtiens sur les réseaux sociaux de cette nouvelle génération est préoccupante, il sera tout aussi déraisonnable de se livrer dans un pessimisme radical.

 

Vernet Etienne, MSc Ed

Gestion des Systèmes éducatifs,

Ingénierie et Conseil en Formation

   

                                                                                                   

Textes consultés

Jean casimir, La culture opprimée, imp. media-texte P-au-P, juin 2006

Jean Paul Sartre, Orphée noir, presses universitaires, 1948 (Intro à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Léopold S. Senghor.

Theodore Louis, jean Pigeon, Le cinéma américain d’aujourd’hui, éd. Seghers, 1975

Baylon Christian, sociolinguistique, société, langue et discours, éd. Nathan université 2002

Dejean Yves, Dilemme en Haïti : Français en péril ou péril français, éd Les connaissances d’Haïti, Montréal 1975.

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