Le droit effectif à l’éducation : Une nécessité pour le développement socio-économique d’Haïti

Eduquer son peuple est le premier devoir de tout État responsable voulant atteindre un certain progrès technique et scientifique, car l’éducation élève l’homme à la dignité de son être, dit-on,  et lui permet de s’assumer et de travailler au bien-être du collectif auquel il appartient.  La mission première de l’éducation est de rendre libre afin que, utilisant son potentiel intellectuel au maximum, il oriente sa vie et celle de sa communauté vers les sommets les plus hauts (J-B Aristide : 1999). Pour Edouard Francisque, un pays qui ne sait pas lire est une pépinière où poussent des semences sauvages qui étouffent la promesse des moissons. De plus, le capital humain constitue  la meilleure ressource  de tout pays. Mais un pays dont une bonne partie des citoyens n’a pas accès à l’éducation voire à une éducation de qualité se prive aujourd’hui de l’essentiel de son progrès. En effet, la question de l’accès à l’éducation et à l’information est au cœur de toute démarche socialement inclusive (Sabine Manigat : 2010).  

L’éducation des citoyen-s-nes permet l’exercice d’une citoyenneté éclairée et le développement d’une attitude citoyenne au quotidien (Josué Mérilien : 2018). En effet, sans éducation, la notion de citoyenneté est vide de contenu (J-B Aristide : Op.cit.). L’alphabétisation de masse, le développement de l’enseignement supérieur et de la formation scientifique ont été à la base du progrès de toutes les sociétés humaines (FRED DOURA : 2001). C’est en ce sens que les pays développés et émergents ont cru bon d’investir dans l’éducation et de faciliter un égal accès à l’éducation à tous en vue de constituer un capital humain compétitif pouvant leur permettre d’attirer des investissements étrangers et de sortir leur pays dans le bourbier du sous-développement ou rester au premier rang de l’économie mondiale. Les résultats dans les deux cas sur le développement économique sont visibles et les expériences de ces pays peuvent être servies de modèle pour les pays en voie de développement (FRED DOURA : Ibid.).

L’éducation est un droit humain fondamental, donc lié à la nature humaine. Ce droit est indispensable à l’exercice et au respect de tous les autres droits civils et politique. Il est également une condition essentielle de développement des peuples ainsi que la paix et la stabilité dans le monde.  De plus, l’éducation constitue la condition nécessaire et obligée de l’émancipation et du civisme, et est également le socle du bien-être, l’outil principal permettant à l’individu socialement et économiquement marginalisé de se forger un demain meilleur dans une spatialité ambiguë et contradictoire (Moise Jean : 2016). En définitive, la finalité de l’éducation est la libération de l’homme de toutes sortes de contraintes aliénantes, de la peur, de l’angoisse, de l’injustice et de la misère.

Le libre accès à l’éducation est présenté comme une des libertés politiques et sociales qui, avec la liberté de participation ou d’expression et le droit à la santé, sont des éléments constitutifs du développement.  Toutes les Constitutions haïtiennes ont fait de la gratuité de l’éducation une obligation, mais il y a eu toujours entre le dire constitutionnel et le faire une contradiction flagrante. Le ministère de l’instruction publique a vu le jour avec la Constitution de 1843 et la véritable loi sur l’éducation a été promulguée en 1848 (Mildred Aristide : 2003).

Pour certains critiques dont le Dr Augustin Nelson, c’est  avec l’arrivée au pouvoir de Fabre Nicolas Geffrard que la vision d’une éducation inclusive se dégage. De nombreux investissements ont été faits dans la création de nouveaux établissements pour faciliter l’égal accès à l’éducation pour tous. D’après les  recherches de  Pierre Enocque François citées par Augustin Nelson, sous le règne de Geffrard, le nombre d’écoles passe de 54 à 232, le nombre de bénéficiaires passe de 9000 à 415427 élèves (Augustin Nelson : 2015).

L’égal accès à l’éducation dépasse le cadre d’une quelconque politique publique éducative, mais rentre plutôt dans ce qu’on pourrait appeler un projet global de société.  D’autant que toutes les constitutions haïtiennes et particulièrement celle de 1987 dispose en son article 32 : « l’État garantit le droit à l’éducation. Il veille à la formation physique, intellectuelle, morale, professionnelle, sociale et civique de la population ». Depuis la loi  du  18 octobre 1901, l’instruction primaire pour les enfants de 5 à 14 aurait dû être obligatoire. L’article 32-3 de la Constitution de 1987 prescrit également que l’enseignement fondamental est obligatoire.  Il revient à l’État tout mettre en œuvre pour garantir la gratuité de l’enseignement. Donc, on peut dire que l’effectivité de ces dispositions légales et constitutionnelles relève jusqu’à présent de l’illusion et ce refus de la part de l’État haïtien  de respecter la Constitution et les conventions internationales par lui signées et ratifiées nous permettent de confirmer que depuis la genèse du pays l’État haïtien avait toujours posé des actes qui allaient à l’encontre des intérêts de la nation. De plus, le respect du droit à l’éducation, comme tous les autres droits fondamentaux, passe par une volonté politique des gouvernants qui doivent prendre des mesures permettant à tout un chacun de jouir de ces droits fondamentaux.

Éduquer les citoyens particulièrement les masses paysannes n’a pas été au centre des projets politiques de ceux qui nous ont dirigés depuis la genèse de la nation haïtienne jusqu’à aujourd’hui. Ils les ont tenues à l’écart des avancées sociales, techniques et économiques dans l’ultime objectif de mieux profiter de leur ignorance au moment des campagnes électorales et autres activités politiques nécessitant la participation des laissés pour compte. Alors qu’éduquer tous les citoyen-s-nes est l’une des missions essentielles et impératives de la société en générale et de l’État en particulier. D’autant que l’accès à l’éducation est un élément essentiel de la structure de base et est indispensable pour développer  chez les plus défavorisés le respect de soi-même considéré par  Rawls comme le bien premier le plus important (Jacques Poirot : 2005).

 Le système éducatif, selon Pierre Bourdieu, est l’institution créée par l’État et qui est chargée d’instruire, de transmettre des valeurs culturelles, morales et sociales aux enfants de génération en génération afin de favoriser leur socialisation, c’est-à-dire leur intégration dans le système social et leur implication dans la vie politique, économique et sociale de la communauté dans laquelle ils vivent.  Pour  John Rawls, l’éducation est un des fondements majeurs de la société, en particulier avec l’éducation morale qui est garante de la cohésion sociale (Jacques Poirot : Ibid.).  D’autant que la cohésion sociale crée une relation de synergie entre l’État et la société civile. Cette synergie est nécessaire dans l’élaboration et la mise en œuvre des stratégies et des politiques de développement qui doivent refléter les aspirations et désidératas de tous les secteurs de la vie nationale. C’est en effet, l’école qui peut produire la nation, rendre l’individu sensible à une acceptation de règles commune et faire comprendre la nécessité de l’intérêt collectif (Laennec Hurbon : 2018). Donc, on peut dire que l’état moral de toute société dépend du niveau d’éducation des citoyens et de la qualité de l’éducation que ces derniers avaient reçue pendant le processus de leur socialisation.

Il importe de dire que le choix du système éducatif de tout État et son orientation peut définir son projet sociétal et l’objectif qu’il s’est fixé pour les prochaines générations. Donc, une société qui ne prend pas au sérieux l’éducation des enfants et la formation des jeunes n’a pas d’avenir bénéfique et est donc condamnée à la pauvreté et au sous-développement, car toute société qui aspire au développement doit s’investir et investir dans la formation des potentiels humains et du capital social. D’autant que l’éducation pour tous de qualité est essentielle pour atteindre le progrès technique et le développement socio-économique.

Depuis le long dix-neuvième siècle jusqu’à aujourd’hui, la question de l’éducation occupe les esprits de tous ceux qui souhaitent voir le pays sortir du fascisme du sous-développement. Des intellectuels dont Dantès Bellegarde posait déjà le problème de l’égal accès à l’éducation. Même si on doit reconnaitre qu’Haïti, dès le début de sa vie indépendante, affirmé comme principe fondamental de son organisation politique l’obligation pour l’État de répandre l’éducation parmi le peuple et d’établir un système d’éducation nationale (Dantès Bellegarde, 2004 : 223)

En dépit des règles constitutionnelles sur la gratuité de l’instruction publique, aucune mesure concrète n’a été prise pour promouvoir l’éducation des masses et favoriser l’égal accès à l’éducation sur le territoire national.  Seules 10% des écoles  sont publiques en Haïti (FRED DOURA : Op.cit.). Ce triste record qu’enregistre le pays pour environ deux siècles d’existence est l’expression de l’échec de l’éducation dans le pays.  Pour Laennec Hurbon, l’échec de l’éducation en Haïti est une réalité et il est congruent à l’échec du développement.

Au début de la formation sociale haïtienne, Les lois du 4 juillet 1820 et du 29 décembre 1848 avaient précisé les conditions d’admission dans les écoles et fait obstacle à la fréquentation scolaire surtout des milieux sociaux défavorisés donc principalement du pays en dehors.  Celle du 4 juillet 1820 avait limité l’accès des enfants du pays en dehors dans les écoles primaires à cause aux exigences faites au père d’exhiber son état de service rendu  à l’État avant l’entrée de son enfant dans une école (FRED DOURA : Op.cit.)

Le pays en dehors, selon le Professeur Alain Gilles cité par Walky Louis, ce n’est pas seulement un autre univers, comme nous le montre Gérard Barthelemy. Il exprime une relation, une vision de l’autre. Alain Gilles renchérit pour dire que : « la société haïtienne suivant un modèle tel que le pays en dehors reste ‘’en dehors’’ génération après génération, c’est-à-dire à travers le temps  et même après une émigration en bidonville, c’est-à-dire à travers l’espace (Walky Louis : 2013). Donc, être du pays en dehors ce n’est pas seulement habiter le milieu rural haïtien, c’est être en marge de cet ordre social ségrégatif institué dès notre existence de peuple.  Dans cette perspective, ce n’est pas seulement le milieu rural haïtien qui doit être approprié comme pays en dehors, des espaces sociaux vides où le bien-être est absent.  Les bidonvilles sont considérés comme le prolongement du pays en dehors parce que leur extension est fortement liée d’une part, à la paupérisation croissante de la paysannerie, l’explosion démographique et d’autre part, à un État pratiquement inexistant pour la grande majorité des citoyens  et de plus en plus incapable de répondre à ses obligations (Lenz Jean François 2015 : page 118).

En Haïti, depuis la genèse de la nation, nous avons assisté à une spatialité à la fois ambiguë et contradictoire parce que tout simplement les élites  n’ont pas su éviter la dichotomie urbaine-rurale. Au contraire, ils l’ont alimentée pendant longtemps et orienté le système éducatif dans le sens de l’exclusion et des discriminations dominant la société haïtienne.  Cette dichotomie-ville campagne donnant naissance au pays en dehors est l’expression de la faiblesse de la structuration du vivre ensemble. En effet, l’école d’exclusion est une construction historique et le choix de l’exclusion est dicté par la nécessité de reproduire le système servo-capitaliste (Jean Anil Louis Juste : 2003). Donc, ce n’est pas par hasard que l’éducation est, depuis qu’Haïti est Haïti, un enjeu proprement politique, qui englobe à la fois des intérêts économiques et culturels sur lesquels sont fondés des intérêts de pouvoir (SABINE MANIGAT : Op.cit.). Alors que l’instruction publique est un devoir de la société à l’égard des citoyens. L’État doit garantir à tous l’accès à une éducation de qualité et dans les mêmes conditions afin d’assurer l’égalité entre les citoyens, de rompre avec la dichotomie urbaine-rurale et de développer chez les individus, particulièrement les plus faibles le respect de soi et le patriotisme.

Selon données collectées sur la période allant de 1874 à 1875, on a recensé sur une population en âge d’aller à l’école de 465329 enfants et adolescents, moins de 5% d’entre eux étaient scolarisé, soit à peu près 19250 enfants. De ces 19250 enfants, seulement 5939 étaient inscrits dans deux écoles de milieu rural. Les autres étaient inscrits dans cent soixante-cinq écoles primaires (Mildred Aristide, Op.cit.). En 1894, seuls 8% des 400000 enfants et jeunes étaient scolarisés. Durant l’occupation américaine, la situation des masses paysannes marginalisées n’a guère été améliorée. En 1920, sur un total de 767 écoles primaires nationales, il y avait en moyenne environ 32 mille élèves, soit à peine 5% de l’effectif scolarisable (FRED DOURA : Op.cit.).  En 1950, plus de 80% de la population ne savait ni lire ni écrire (Édouard Francisque : 2014). En 1952, 88% des hommes et 92% des femmes n’avaient pas accès à l’éducation.   En 1995, des trois millions scolaire (5 à 14 ans), 52% d’entre eux étaient scolarisés. 48% des enfants en âge scolaire ne peuvent pas aller à l’école, et dans le milieu rural le pourcentage s’élève à 79%  (Louis Auguste Joint : 2015). En 2016, plus de 380000 en âge de scolariser n’étaient pas scolarisés. Ce chiffre ne concerne que les enfants entre 6 et 11 ans. Seulement 60% des enfants en âge d’être scolarisés étaient inscrits à l’école. En outre, près de 72% des élèves de première année dans les zones rurales étaient suragés (Moise Jean : Op.cit.).

Pour certains spécialistes, dont Pierre Enocque François cité par augustin Nelson, cette situation s’explique  par le fait que l’école haïtienne n’a jamais été démocratisée. Elle charrie les schèmes coloniaux et les préjugés qui gangrènent le fonctionnement global de la société. Le refus par l’État de scolariser les citoyens rentre dans le cadre d’un projet social ségrégationniste, car depuis la genèse de la nation haïtienne, les élites, en érigeant cette spatialité ambiguë et contradictoire, avaient clairement exprimé leur volonté de tenir les fils et filles des héros loin des avancées sociales, politiques, économiques et techniques en vue de mieux profiter de leur état d’animalité.

Aujourd’hui encore, plus de 70% des enfants du pays en dehors ne sont pas scolarisés. Haïti ne sait pas lire et chaque femme et chaque homme illettrés de ce pays constituent des nœuds de transmission et de propagation de la régression (Édouard Francisque : Op.cit.). On n’a rien appris de l’expérience de la Corée du Sud qui, au début des années 1950, avait jugé nécessaire d’investir et de s’investir dans son système éducatif (capital humain) avant de penser aux infrastructures routières et industrielles (capital physique). Les réformes entreprises dans son système éducatif ont fait d’elle l’un des pays les plus industrialisés du monde avec une économie forte et stable. Ce pays a compris qu’à la base et aux fins du développement, il y a l’être humain, avec ses besoins. Au début de son processus de développement, elle a priorisé le développement de l’humain et la formation des cadres, car pour être performant sur le marché du travail, il faut investir tôt et dans les bonnes compétences. Ce choix est plus que payant, car aujourd’hui elle fait partie des pays les plus riches et les plus industrialisés du monde. Donc, tout pays qui aspire à un niveau de progrès économique et technique ne peut se permettre de sous-investir dans l’éducation, d’autant que cette dernière est de toute évidence l’un des instruments les plus puissants pour lutter contre la pauvreté et les inégalités, ainsi que jeter les bases d’une croissance économique (BM : 2015)

Le problème de l’éducation en Haïti prend ses racines dans le système social haïtien et dans la faible volonté politique d’étendre sur tout le territoire l’instruction publique. Il faut définir un système éducatif qui permet aux enfants d’avoir accès à une éducation pour tous et rompre avec la dichotomie urbaine-rurale.  La condition essentielle d’accès à l’éducation suppose la gratuité. En ce sens l’État doit jouer le premier rôle, non seulement dans le domaine de l’éducation, mais dans celui des services sociaux en général comme le disposent la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et la Constitution haïtienne de 1987 (FRED DOURA : Op.cit.). En somme, le droit effectif à l’éducation et à l’alphabétisation en Haïti est un préalable nécessaire à toute politique de développement. Pour y parvenir, l’État doit investir dans le système éducatif et opérer des réformes en profondeur afin de l’améliorer et de rendre effectif le droit à l’éducation en Haïti.

 

Références bibliographiques

  1. Augustin Nelson, Sens de l’école et rapport au savoir en Haïti, C3 Editions, Port-au-Prince, 2014.
  2. Aristide Mildred, L’enfant en domesticité en Haïti : Produit d’un fossé historique, 2003
  3. Aristide Jean Bertrand, Investir dans l’humain, Port-au-Prince, 1999.
  4. Doura Fred, Economie d’Haïti : dépendance, crises et développement, Editions DAMI, Montréal, 2001. 
  5. Francisque Édouard, La structure économique et sociale d’Haïti, C3 Editions, Port-au-Prince, 2014.
  6. Manigat Sabine, Éducation pour des citoyens égaux in Refonder Haïti, Mémoire d’encrier, Montréal, 2010.

Me Atzer ALCINDOR, Av.

Spécialiste en litige stratégique des droits humains.

Master 2 en droit international et européen des droits de l’homme.

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