Haïti, les multiples et récents cas de suicide enregistrés expliqueraient-ils le déclin d’une résistance naturelle de l’Haïtien face aux aléas de la vie ?

Les données sont ahurissantes. Pas moins d’une dizaine de cas de suicide connus enregistrés en l’espace de quelques mois au cours du premier semestre de l’année 2023. D’un autre côté, augmentent de façon exponentielle les appels vers les institutions s’occupant de santé mentale de personnes quêtant de l’aide en vue de faire face à des pensées suicidaires, révèlent les données communiquées par ces institutions. Rarement a-t-on assisté par le passé à autant de cas de suicide dans un intervalle de temps si limité. De cette vague, un cas retient davantage l’attention et a provoqué un torrent d’étonnement même chez des professionnels aguerris de la santé mentale. Il s’agit du drame du Cap-Haïtien où le jeune Karl-Ludson Azor, âgé de 30 ans, s’est immolé, le 21 mai dernier, en face du monument des Héros de l’indépendance haïtienne à Vertières, au Cap-Haïtien. Sans un appel, sans un cri, jusqu’à devenir un cadavre totalement calciné.

Le refus brutal d’accepter sa réalité avec pleine conscience a toujours eu de graves conséquences sur la vie. D’aucuns, ne pouvant plus user de l’abstraction pour sortir de la prison de leur triste condition d’existence, voient dans la mort leur seul recours. ″Il vaut mieux mourir que vivre, parce que la somme des maux l'emporte sur celle des biens…″ disait le philosophe Hégésias. Nietzsche, dans ses réflexions, a exalté le suicide en affirmant que la pensée suicidaire est une puissante consolation ; elle aide à passer maintes mauvaises nuits.  

Mais, se suicider est-il vraiment le résultat d’une volonté de se donner la mort ? Ou traduit-il simplement le désir de rompre à tout prix d’avec une réalité pour le moins cauchemardesque ? Ces interrogations pourraient nous aider à piocher davantage les raisons fondamentales pour lesquelles un individu voudrait se donner la mort. En effet, se suicider, dans certains pays du Nord, parait comme un fait social habituel, voire normal aux yeux des observateurs ; tandis que dans d’autres, notamment Haïti, c’est tout le contraire. La résignation face aux défis de la vie est si forte que le suicide est perçu plutôt comme un acte de lâcheté par nombre d’Haïtiens. D’où ce vieux dicton : ″toutotan tèt pa koupe li espere met chapo″.

 Entre la consolidation du comportement de résignation et le déclin de la résistance face aux défis de la vie

Les travaux d’observateurs internationaux, depuis presque toujours, témoignent chez l’homme haïtien d’une résistance supra humaine face aux aléas de la vie. Une des nombreuses conséquences, entre autres déterminants, d’une situation de survie en permanence, laquelle situation lui assombrit l’âme, et la dépouille parfois de toute énergie mentale. En effet, malgré les turpitudes d’une existence dramatique, pour être, au cours notamment de la dernière décennie, constamment assaillie d’un ensemble de maux, dont la misère, l’insécurité, des catastrophes naturelles aux conséquences inouïes -que viennent souvent aggraver des chocs internationaux provoqués par des pandémies ou des crises économiques majeures- l’Haïtien tient bon. Malgré tout. Cette résistance ineffable est considérée par certains comme de la résilience se présentant sous sa forme la plus achevée. Un comportement qui amène forcément à l’inattendu. Néanmoins, pour d’autres, il ne saurait s’agir de la résilience, mais plutôt de la résignation, créant une attitude stérile qui empêche le changement de ses conditions de vie. Au sens classique du terme, la résilience est la capacité à réussir, à vivre et à se développer positivement, de manière socialement acceptable en dépit du stress ou d’une adversité qui comporte normalement le risque grave d’une issue négative (Cyrulnik, 1999, p. 8).

Les travaux sociologiques de Durkheim sur le suicide peuvent, parmi d’autres, nous aider à élucider ce fait social. Dans ses études, le sociologue souligne que la constitution psychologique individuelle et la nature de l’environnement physique extérieur, notamment le climat, la température sont identifiées parmi les causes du suicide (Durkheim,1897). Même s’il écarte l’aspect pathologique comme classe des causes, l’éminent chercheur prend quand même en considération les conditions psychologiques (race, hérédité) pour tenter d’expliquer le phénomène social (ibid., p.54). Trois formes de suicide nous sont proposées dans son travail : le suicide anomique, altruiste et le suicide égoïste. 

Abordons la troisième forme proposée par le sociologue. Certains cas de suicides arrivent lorsque la personne rencontre des difficultés pour s’intégrer dans le corps social ou pour se rattacher aux autres. Cela peut s’expliquer soit par une incapacité personnelle ou par une marginalisation dont il est la principale victime. Même si Durkheim ignore un peu l’aspect pathologique de la question, le suicide a quand même sa réalité psychique. En effet, une blessure émotionnelle pourrait provoquer des troubles psychotraumatiques, qui ont souvent des retombées néfastes pour la vie (Cyrulnik, 2008). Après un choc émotionnel monstrueux, l’individu devient anxieux, irritable ; il revoit les images d’horreur, le moindre évènement lui rappelle le trauma et fait émerger la souffrance. Le concerné veut à tout prix se défaire de sa condition de vie, mais malheureusement ! Et cela engendre parfois une autodestruction : le suicide.

Sont nombreux les analystes politiques et historiens à qualifier de catastrophique la période succédant l’administration tourmentée de l’ex-président Jovenel Moïse, assassiné brutalement au pouvoir.  Le pays, sinon une grande partie dont la région métropolitaine de Port-au-Prince, se transforme en une véritable jungle. Des crimes aussi odieux que spectaculaires, une vague de kidnappings un peu partout, les gangs frappent. Sans pitié. Ils bloquent, quand ils le veulent, des zones et des routes stratégiques. Se multipliant à un rythme vertigineux, les bandes criminelles font planer au quotidien sur le pays le spectre de jours plus affreux. Au grand dam des autorités politiques et policières qui elles aussi détalent à l’approche des malfrats, dans certaines zones. Des territoires perdus. En plein cœur la capitale, le siège des trois grands pouvoirs de l’État.

Pour échapper aux assauts des gangs et à l’enfer qu’est devenu leur coin de terre, les Haïtiens par milliers fuient le pays, en quête d’un mieux-être ailleurs. Mais très peu ont les moyens économiques pour le faire, sans compter que les pays voisins d’Haïti font rarement preuve de bienveillance à l’égard des migrants haïtiens. Contraints de rester sur place, et livrer à eux-mêmes, ils sont nombreux, dans l’espoir de rester en vie, à s’en remettre au Dieu d’Israël, aux Esprits du vodou, aux astres…, chacun selon ses croyances. D’autres, peut-être plus braves ou moins religieux, s’arment d’armes blanches et d’autres moyens de défense, jurant qu’ils ne tomberont point sans se défendre, ainsi que leurs familles. C’est donc la lutte pour l’existence ! Pire même que l’image de réflexion décrite par l’auteur de l’origine des espèces (Darwin, 1859).

Des recherches en psychanalyse soulignent que l’humain porte en lui la pulsion de vie et de mort. « Le but de toute vie est la mort et, en remontant en arrière, le non-vivant était là avant le vivant », écrivait Freud (1920, p.91). Par ailleurs, dans la théorie interpersonnelle du suicide, l’auteur nous propose trois facteurs de risque qui provoqueraient le comportement suicidaire : la perception d’être un fardeau, l’appartenance contrariée et la capacité acquise à se donner la mort (Joiner, 2005). Misons un peu sur le premier facteur. Plus l’individu développe la capacité à vivre, à se développer positivement, moins il va se considérer comme un fardeau.  C’est ainsi que certains individus, de pays autres qu’Haïti, dès qu’ils prennent conscience que leur vie devient un fardeau préfèrent éliminer ce fardeau afin d’alléger leur charge existentielle. Pour l’Haïtien, jeune ou moins jeune, autant que ce fardeau s’alourdisse, autant que les motifs d’espérance en des lendemains meilleurs pullulent et raffermissent le sentiment de résignation face à l’adversité.

Les drames actuels et la capacité de résistance naturelle de l’homme haïtien

L’avalanche de cas de suicide enregistrés en Haïti ces derniers temps, à l’occasion des bouleversements sociopolitiques extrêmes faisant du pays un lieu de tourments, interpelle à une autre analyse qui remet en question la capacité de résistance naturelle de l’homme haïtien face aux défis de la vie. Du point de vue physiobiologique, des approches qui soutiennent que la race noire est plus résistante par rapport à la race blanche se basent, pour certains, sur des réflexions racistes.  En revanche, les recherches de Samuel George Morton (1799-1851) dans la théorie polygénique des races, lesquelles ont été plus tard soutenues par d'autres scientifiques de l'époque, notamment le chirurgien Josiah C. Nott et l'égyptologue George Gliddon, ont conclu l’existence des différences raciales intrinsèques à la biologie humaine. Quel que soit le niveau de critique attribuée à cette théorie, il est irréfutable que les races humaines ont des particularités spécifiques qui peuvent être jugées comme un avantage ou un désavantage à leur existence.

Ces multiples cas de suicide constatés sont-ils la preuve que la construction intrinsèque de l’homme haïtien est fragilisée plus que jamais auparavant par la dégradation extrême de son environnement social ? En tout cas, un ressort dans la machine de résistance semble être cassé. La situation actuelle, prolongement de plusieurs années de terreur, est intenable et plus d’un n’arrive plus à se convaincre que l’avenir réserve des jours moins sombres et désastreux. Et quand l’individu se retrouve dans l’obligation de dépenser un surplus d’énergie qu’il n’a pas pour sa subsistance, et que s’effiloche tout espoir en des lendemains meilleurs, l’autodestruction peut être la seule alternative. Ou encore, comme on le constate plus d’une fois dans notre histoire de peuple, le recours à une violence collective extrême afin d’abattre le mal, quand c’est toute une collectivité qui en est concernée. Le mouvement «Bwa kale» est peut-être une expression éloquente de cette dernière éventualité.

 

Bibliographie 

-Emile Durkheim, Le Suicide, étude de sociologie, Paris, Edition 1897.

-Freud Sigmund, Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Edition du groupe « Ebooks libres et gratuits, 1901       

-Charles Darwin, De l'Origine des Espèces, Édition du groupe « Ebooks libres et gratuits », 1859

-Boris Cyrulnick, Autobiographie d’un Epouvantail, Paris, Odile Jacob, 2008

-Karen Huffman, Marc Vernoy & Judith Vernoy, Psychologie en Direct, Québec, 2ème Edition, 2000

 

Servitère Toussaint, Psychologue

Email : toussaintservitere@yahoo.fr

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