« Vérités historiques » et choix idéologiques

Première partie

Introduction :

 

La pièce de théâtre « Galilée » du dramaturge allemand Bertolt Brecht revient sur la triste période où les représentants de l’Église catholique romaine ont forcé l’astronome Galilée Galilei à renier sa découverte qu’en effet, c’est la terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse.

La découverte de Galilée menaçait les fondations de la société et de l’économie féodales, qui étaient basées notamment sur la production agricole (le travail de la terre) et le servage. Les découvertes scientifiques ne pouvaient qu’être profitables à une bourgeoisie montante avec le commerce et l’exploration au cœur de son développement, ce qui, du coup, constituait une menace pour le système féodal.

 

La persécution de Galilée qui s’est ensuivie par l’establishment de l’époque n’avait pas d’abord à voir avec les croyances religieuses des masses. Elle cachait plutôt les intérêts des tenants et bénéficiaires d’une société féodale exploitante, où les masses étaient portées à croire que leur misère, leur rang social et leurs souffrances étaient prédestinés et résultaient d’un ordre divin. Il fallait alors censurer toute voix discordante, détruire et discréditer le messager, bannir ce qui est vrai, la science. Bref, abattre la vérité !

 

La profanation continue de la mémoire de Jean Jacques Dessalines, plus de 200 ans après son assassinat, n’a rien à voir avec la restitution de vérités historiques. Cette persécution cache les intérêts qu’auraient des membres des élites et une partie de la communauté internationale à déconstruire Ayiti. Mais, pour ce faire, il faut minimiser la grandeur de l’homme qui a libéré notre planète de l’esclavage ; celui qui a ouvert une ère nouvelle pour l’humanité et la nation qu’il a créée : Ayiti.

 

Dans la pièce « Galilée », il ne fallait pas seulement que l’église et les élites surveillent et emprisonnent Galilée pour que la vérité ne soit pas connue des masses populaires, il leur fallait surtout une armée d’apôtres de la « bonne Nouvelle », pour renforcer l’ignorance des masses sur les constellations et les conforter dans la résignation à leur sort de misère, comme conséquence de l’ordre divin auquel ils étaient astreints, eux et leurs descendants.

 

Par contre, en Haïti, malgré les efforts des frères de l’instruction chrétienne, l’histoire du pays est bien connue des masses. Leurs héros ne peuvent être mis en prison. Même morts, ils sont encore vivants dans les esprits, leur religion les ayant libérés. Alors, pour mener le travail de sabotage, c’est l’histoire même qu’il faut déconstruire. Ce sont les héros qu’il faut vilipender, abattre et effacer, post mortem.  Et comme dans cette pièce de théâtre, il leur faut une petite armée, un petit groupe d’intellectuels formant une petite société d’admiration mutuelle, au service de l’occident : se donnant parfois des titres d’historiens ou de romanciers, ils disent, se contredisent et écrivent ce qu’ils veulent. Ce sont des experts en tout et en rien.

 

Ils se citent mutuellement dans leurs écrits pour se crédibiliser. Leur père spirituel est Thomas Madiou, un blanc de service né en Haïti en 1814, parti étudier en France à 10 ans et revenu au pays dans les années 1830. Il produit un travail colossal, partageant ses interprétions, biaisées bien sûr, de l’histoire d’Haïti. Ils ne citeront jamais Boisrond Tonnerre, premier historien haïtien et témoin oculaire, ni Baron de Vastey ni même Louis-Joseph Janvier.  Exceptionnellement, ils peuvent faire référence aux écrits et discours de Dessalines lui-même, mais ils préfèrent mettre en avant les interprétations de leur confrérie. Quand ils citent Rolf Trouillot ou Jean Casimir, ils ne font pas référence au fond de leur travail dans « Ti dife boule sou istwa Ayiti », « Les racines historiques de l’État duvaliérien » ou « Une histoire de la décolonisation », mais à des passages, sans donner de contexte. Quant au Pasteur Jacques Casimir, qui a produit de nombreuses recherches et analyses, connues mais non publiées sur l’histoire d’Haïti, sur Dessalines et les origines des familles mulâtres et arabes en Haïti ; ils peinent à ne pas pouvoir carrément le censurer, à défaut de l’ignorer. Bayina Belo et Bilolo Congo sont royalement ignorés comme s’ils n’avaient pas de véritable crédibilité ou n’existaient pas. Quand ils les citent, c’est en parasitant les propos et analyses de ces chercheurs, pour y placer leur propre contenu.

Le comble de leur incurie est qu’ils ont tous le même narratif qu’ils présentent sans se gêner, avec le seul mobile de défaire l’histoire d’Haïti aux bénéfices des élites économiques et de leurs patrons étrangers, particulièrement la France.

 

Malheur aux contrevenants, qui seront accusés de fascisme, de duvaliérisme, de noirisme, de racisme, de haine et pire encore.

Ils sont peu nombreux, mais bruyants. Auprès de leurs alliés occidentaux, ils se convertissent en délateurs. Ils se croient invincibles et tout permis. Tellement fidèles à leurs maîtres étrangers qu’ils font frémir les esclaves de maison.

Mais aujourd'hui, prenons le temps de quelques pages, pour leur dire : La terre tourne et Dessalines est immortel !

 

Comment effacer la mémoire d’un peuple :

Cheikh Anta Diop, nous apprend qu’une des premières étapes à « l’effacement d’un peuple est de lui faire renier son histoire, de lui faire croire qu’il n’a jamais rien accompli, qu’il est incapable, et que sa culture n’est que folklore, sa religion de la sorcellerie, sa langue un dialecte. » Cette stratégie de domination coloniale a été mise en application en Haïti, dès le lendemain de l’assassinat de l’Empereur en octobre 1806. Une nouvelle constitution ainsi qu’une loi agraire ont été publiées dans les trois mois qui suivirent, le drapeau a été remplacé, les anciens tenants du pouvoir de l’État ont été emprisonnés et exécutés : Haïti venait de connaitre son premier coup d’état.

En 1806, un autre pays, un autre État avait pris naissance. Un État qui différait de celui qui avait vu le jour le 1er janvier 1804, de celui qui était devenu, en septembre 1805, un pays, un empire, avec une constitution.

Pour achever le processus d’effacement tel que théorisé par Diop, le pouvoir politique, issu du coup d’État d’octobre1806, va adopter une religion officielle, différente de celle des masses et qui avait cautionné l’esclavage. Plus tard, il adoptera une langue officielle qui n’était pas la leur non plus, distribuera des terres aux putschistes et nouveaux nantis et finalement, confiera l’éducation, pour ceux qui y avaient accès, aux anciens colonisateurs. La réalité est qu’une alliance s’était formée entre les anciens esclavagistes et les putschistes, au détriment du pays et du peuple. Cette alliance entre le pouvoir et les esclavagistes s’est solidifiée par deux actes supplémentaires :

1) Pendant plus de quarante ans, l’interdiction, sous peine d’emprisonnement, de prononcer le nom de Dessalines, celui qui avait libéré l’humanité de l’esclavage et créé la nation haïtienne ;

2) Un accord inique, acceptant le paiement d’un dédommagement aux esclavagistes, à titre de réparation et pardon, pour les avoir battus et chassés.

Voilà comment on tente de tuer un peuple et d’effacer son histoire.

Ah, j’ai failli oublier de relever quelques faits historiques : sans vouloir faire de fausse équivalence, le pouvoir qui a persécuté les Juifs était allemand, son chef était Hitler ; le pouvoir qui a trahi la révolution haïtienne était mulâtre, et son chef était Pétion.

Hitler avait des « collabos » juifs, Pétion avait des complices noirs.

Les étapes de la déconstruction ?

Le choix idéologique de certains intellectuels haïtiens est le corollaire de la suprématie blanche à outrance et du mulâtrisme, par association. Ils veulent juger les héros qui nous ont libérés de l’esclavage, selon les préjugés et les préceptes de la « démocratie occidentale » ; principes que les Occidentaux eux-mêmes n’ont pas respectés envers les peuples qu’ils ont colonisés, asservis et massacrés pendant plus de 300 ans. Ils discréditent ceux qui se sont opposés à leur domination, sous le fallacieux prétexte qu’ils n’étaient pas parfaits, faisant ce que les Américains appellent le « Monday morning quaterback ». Il faut peut-être ne pas se considérer comme des descendants d’esclaves, pour avoir autant de mal à tout simplement dire « merci Papa Dessalines » ?

Ce choix idéologique et cette stratégie de nous défaire de notre histoire sont mortels pour nous Haïtiens, alors même qu’Haïti est le seul pays de noirs et d’anciens esclaves à avoir démenti la suprématie des blancs. Les puissances occidentales colonialistes se sont associées et attelées à détruire la réputation du pays et de ses héros aux lendemains même de l’indépendance. Ainsi, pour déconstruire notre image, notre aura et banaliser nos accomplissements, il fallait créer un narratif anti-haïtien, anti-noir, anti-1804, mais surtout anti-Dessalines, celui-là même qui symbolise notre histoire et nos prouesses.

Comment comprendre qu’Ayiti, ayant pris naissance dans la continuité d’une révolution, avec la constitution impériale de Dessalines de 1805, soit connu sous le label de première république noire? La couleur noire associée à la république pourrait bien donner le change, mais le choix de république laisse croire en même temps que le pays n’aurait vu le jour qu’après le coup d’État de Pétion. Sous le couvert de rétablir la « vérité historique », nos « grands » intellectuels oublient la chronologie de l’histoire. En effet, la nation haïtienne créée en 1804 n’est devenue une république qu’après le coup d’État de Pétion. Dessalines l’avait d’abord proclamée le premier et seul empire des Amériques ; noir, bien sûr.  Une Amérique qui a connu la plus grande extermination de peuples, une Amérique qui était la plus grande convoitise des puissances de l'Europe. Dans un monde où le noir était chosifié et où nous sommes arrivés, Africains et enchainés. Nous avons combattu. Nous nous sommes libérés et, à la face du monde, nous avons rendu hommage aux victimes du génocide amérindien et fait naître ce qu’il y avait de plus beau et de plus inspirant dans le monde : un empire de liberté. Oui, un empire créé par d’anciens esclaves. Et, ceci, à la barbe des tout-puissants du monde entier. Voilà ce que nos anciens bourreaux s’obstinent à nous enlever. Et les révisionnistes se font leurs complices.

Le terme république renvoie à un statut acceptable par les Occidentaux. Ils récupèrent notre belle révolution et l’intègrent dans leur lexique. De nos jours, dire que nous sommes la première république, même noire, n’établit aucune différence entre ce qu’a réalisé Dessalines et les différentes républiques qui prendront naissance avec l’indépendance octroyée à certains pays d’Afrique, plus d’un siècle après la nôtre, gagnée aux fronts. Noter bien que la France était à peine devenue une république quand Dessalines a été proclamé Empereur par les généraux, le 2 septembre 1804. Exemple que curieusement, Napoléon suivra trois mois plus tard en se faisant également nommer empereur. Dans le contexte de l’époque, le coup d’État de Pétion a rétrogradé le pays au statut de république. Il faut se rappeler, en effet, qu’à ce moment-là, la république peinait à prendre pied en France, alors que dans toute l’Europe régnaient des monarchies. Voilà pourquoi, dans le nord, Christophe est allé se créer un royaume, s’inspirant du modèle anglais et tirant les leçons de l’expérience de Dessalines. Mais les révisionnistes préfèreront le titre de Général pour Dessalines alors qu’il mourut, assassiné et Empereur.

N’en déplaise aux révisionnistes, en 1804, nous avons fait sonner le glas du système esclavagiste. Nous avons ouvert, sous le leadership du grand Jacques 1er, une ère nouvelle pour l’humanité, et accouché d’Ayiti. Pas en 1806, pas avec la constitution de 1816 et pas en tant que république, mais en tant qu’Empire !

Et puisque Dessalines nous a hissés à cette hauteur, nous sommes et resterons, envers et contre tout, les premiers.

Assassinats par la plume :

De la même façon qu’au XVIIe siècle, l’inquisition a tenté de cacher la vérité de Galilée, depuis la révolution haïtienne qui a bouleversé l’ordre mondial, pour mieux éclipser Dessalines, il fallait inventer le titre de génie précurseur à Toussaint et de roi bâtisseur à Christophe. En feignant d’oublier que l’expérience du premier avait modelé l’Empereur et que les accomplissements du deuxième faisaient honneur à sa vision.

L’histoire d’Haïti est tumultueuse et complexe, mais comme l’a dit Mao : « l’histoire n’est pas une ligne droite, elle évolue en spirale ». La vie de l’Empereur elle-même en est un exemple : d’esclave à soldat, de soldat à officier, d’officier dans l’armée française au grade de général, de général à gouverneur, de gouverneur à empereur.  Tout ce qu’il fut, tout ce qu’il a été, et tout ce qu’il a fait, nous ont conduit vers l’indépendance, vers ce que nous sommes devenus comme peuple. L’analyse de cette histoire ne peut se faire sur la base d’actes isolés, pris hors contextes, car alors, notre compréhension devient partielle et peut même servir à dénigrer notre expérience, à défaire nos héros, à les assassiner par la plume. Un art développé à l’école de Moreau de St. Rémy, de Coriolan Ardouin et d’Alain Turnier.

Tandis qu’ils font passer Dessalines et Christophe pour des criminels, voilà comment Alain Turnier, dans son ouvrage « Quand la nation demande des comptes », décrit Pétion, le tombeur de Dessalines : « … revenu dans les rangs de l’expédition française, il dirigea le bombardement de la Crête-à-Pierrot… quand il se rendit compte que l’objectif du corps expéditionnaire était l’anéantissement de ses frères, il fit défection et se joignit à Dessalines pour la conquête de l’indépendance.» En d’autres termes, Pétion, revenu rétablir l’esclavage avec le corps expéditionnaire, est sur la ligne de front en train de bombarder un fort défendu par Dessalines. Mais finalement, par vertu, il aurait pris conscience qu’il bombardait ses frères ? La réalité était que Pétion, ayant découvert que Napoléon réservait la mort et l’exil aux mulâtres, a changé de camp.

 

Pour parfaire le beau tableau de son « grand humaniste, moral et consciencieux », Alain Turnier, tout de suite après, nous dit : « Pétion était sans rancune et de nature généreuse ».

 

S’agissant de Christophe par contre, l’écrivain Eddy Cavé, à la page 320 de son livre « Extermination des Pères fondateurs et pratiques d’exclusion », cite le livre d’Émile Élie, dans des pages retrouvées, publiées par Michel Soukar. Il y présente Henry Christophe comme un voleur et un assassin recherché à St Thomas pour avoir poignardé une de ses maîtresses. Plus loin, il nous dit : « Ce survol de la première tranche de la vie du futur roi est beaucoup plus vraisemblable que la légende qui en fait, à 12 ans, un tambour au siège de Savannah. » Eddy Cavé admet que rien n’est sûr de la version qu’il présente, mais avoue la préférer à celle qui fait de Christophe une légende. Les nègres de maison doivent encore être en train de frémir. Trop content de lui-même, ne voulant pas mettre fin à son plaisir, l’ami Eddy, nous raconte sa motivation. Et je cite : « … il permet de sortir notre héros des hauteurs de la légende pour le restituer à l’histoire. » À quelle histoire ? Pourquoi vouloir faire ce sale boulot ?

 

Et pour parachever la déconstruction de Christophe, il écrit :

« Sensible aux honneurs, obnubilé par les fastes de la monarchie et les flatteries des courtisans… » Voilà qu’on reproche à un monarque les pratiques qui caractérisent la plupart des monarchies du monde entier. Soit Eddy Cavé ne lui reconnait pas sa qualité de souverain de l’époque, soit il voudrait l’emmener à titre posthume devant la cour internationale de justice pour n’avoir pas été un bon démocrate. Le genre de position qui donne droit à des entrevues sur RFI.

 

Voilà ce que ces compatriotes historiens veulent faire passer pour vérité historique.

Pourtant, après la trahison de Pétion dont il est rapporté par certains historiens qu’il serait complice, Christophe est allé poursuivre le rêve et la politique de Dessalines dans le nord où il a bâti un royaume.  Les vestiges de ses réalisations y sont encore présents. Il a construit un État où payer une dette de l’indépendance était inconcevable : le chantage de la France s’est en effet heurté à un refus catégorique de sa part. Les rumeurs font même planer quelques doutes sur le sort que Christophe aurait réservé au messager.

Les gens du Nord ont acquis depuis cette période, une réputation de « nèg arrogant, snob, fyè,  frekan ».  Éduqués et fiers, voilà les caractéristiques qui leur sont encore attribuées. Cette réputation n’est pas étrangère au fait que la population du Nord a été sans doute plus éduquée, l’éducation ayant été obligatoire et gratuite dans le royaume de Christophe alors que dans le Sud dirigé par Rigaud et dans l’Ouest de Pétion, les masses n’avaient pas accès à l’éducation.

Un article soumis à AlterPresse en 2015, « Mentalité d’esclave et régime politico-économique », par Lesly Péan, fait de Dessalines et Christophe des fusilleurs/tueurs en série, sans donner de contexte. Se basant sur une lettre de Louverture, fils de Toussaint, également sans contexte, l’auteur de l’article qualifie certains actes du Général Dessalines de bassesses face à Leclerc et l’accuse d’avoir trahi Toussaint Louverture. Cependant, une analyse honnête de cet épisode montre clairement qu’en fait, c’est Toussaint Louverture qui avait abandonné la lutte, et se croyant Français, s’était rendu à Leclerc. Boisrond Tonnerre a lui-même documenté l’épisode dans son ouvrage « Mémoire pour servir à l’histoire d’Haïti » en nous disant et je cite : « Vous voyez, leur dit Dessalines, le général en chef court à sa perte ; voulez-vous l’imiter ou, comme moi, périr les armes à la main ? Il ne nous reste que deux partis à prendre, de rentrer à Saint-Marc ou de mourir libres. A Saint-Marc nous attendent l’ignominie et la mort, ici nous mourrons libres, mais avec l’honneur. » S’adressant à un nombre limité d’officiers, Dessalines avait même considéré, pour la sécurité de Toussaint, l’arrêter et le confiner dans les mornes sous la surveillance d’un garde, « en attendant que le sort des armes décida si le pays devrait rester aux Français ; tous l’approuvent. » Éviter de se livrer à l’ennemi pour pouvoir ensuite se battre contre lui constituerait donc une trahison ? Alors même que l’assassinat de l’empereur n’est pas traité comme tel ? Au contraire, ils nous disent que cela n’aurait pas pu se passer autrement : « Sa pat ka fini lòt jan ».

Dans son article, Lesly Péan semble désapprouver le mulâtrisme du gouvernement de Lescot, qu’il qualifie « d’aussi éculé », que le noirisme d’Estimé a suivi. Mais, en fait, c’est le « noirisme » qu’il critique et condamne. Je cite: « Le matraquage de la pensée noiriste duvaliériste dans les têtes de la jeunesse avec les fausses informations sur “l’idéal dessalinien qui a provoqué bien des délires et accouché du désastre que vit Haïti. Un désastre dont nous sommes tous prisonniers depuis 1946… »

Voilà un intellectuel haïtien qui nous dit que l’idéal de Dessalines et la prise en compte des intérêts des noirs par Estimé, après plus de 140 ans de pouvoir mulâtre, constituent la source de nos malheurs ! Sans commentaires.

 

On peut cependant souligner les deux points suivants :

  1. Vu la nécessité qu’il peut ressentir à se prouver, le mulâtriste noir est souvent plus excessif dans ses prises de position.
  2. Outre le support de la « communauté internationale », on peut compter beaucoup plus de noirs qui sont clairement mulâtristes en Haïti que de mulâtres et de personnes d’ascendance arabe. Les minorités mulâtres et arabes n’auraient pas pu contrôler et garder le pouvoir économique et politique aussi longtemps, sans l’adhésion et la collaboration de certains noirs qu’ils utilisent comme façade.

Ce qui est décevant chez ces écrivains, c’est leur mépris à l’égard de notre histoire peu banale et des héros qui en ont été les acteurs. On a l’impression qu’aujourd’hui, en Haïti, le statut d’intellectuel est lié à la capacité de dénigrer Haïti. Car, comment comprendre que l’économiste le plus en vue soit celui qui a écrit un livre intitulé : « Haïti a choisi d’être pauvre » ?

Il y a une volonté manifeste de discréditer le pays et ses héros autant au niveau international qu’au niveau national. Ainsi, ils vous font haïr Duvalier et font ensuite un amalgame en l’associant à Dessalines, pour susciter la diabolisation maximale et la même haine, ou tout au moins le dégout inconscient pour ce dernier. Et pour neutraliser ses accomplissements, certains vont jusqu’à dire que nous nous sommes libérés trop tôt.

Les plus astucieux font l’éloge de Dessalines comme grand général, mais le condamnent comme gestionnaire et remettent en question sa légitimité de grand chef d’État, dans le seul but de justifier son assassinat, l’avènement de leur république, et passer sous silence toute une vision.

C’est tout cela l’assassinat par la plume.

Le visionnaire

« Nous devons faire le serment de lutter jusqu’au dernier soupir pour l’indépendance de notre pays ». Cette phrase qui est aujourd’hui encore d’actualité était le cri de guerre et le leitmotiv des révolutions chinoise, cubaine et vietnamienne. N’oublions cependant pas que Dessalines l’avait d’abord prononcée, et ce, après avoir gagné une guerre et établi un État.

 

Dessalines avait compris que gagner la guerre n’était pas suffisant, que ce n’était qu’une étape pour la construction du nouvel État. Un État inédit et fragile. Un État à garder indépendant, auto-suffisant et stable par la mise en œuvre d’une politique économique qui bénéficierait à l’ensemble de la population. Il lui fallait alors gérer les contradictions externes et protéger le pays contre les ennemis, les forces occidentales esclavagistes. Il devait également résoudre les conflits ou contradictions internes, à savoir, les bandes armées, les conflits de classes et de couleur, renforcer l’organisation sociale du nouvel État. Et finalement, organiser de façon effective la présence des étrangers sur le territoire.

A - Contradiction externe :

Les forces occidentales esclavagistes constituaient la plus grande menace pour notre jeune État. Selon Dessalines, ce que les marxistes matérialistes appelleraient la contradiction principale de l’époque : la contradiction qui doit être résolue prioritairement, selon la conjoncture, mais qui peut durer aussi longtemps que la contradiction fondamentale.

Dessalines s’est attelé à résoudre cette contradiction en faveur d’Haïti sur plusieurs volets. L’article 9 de la constitution impériale de 1805, stipule clairement sa vision : « Nul n’est digne d’être Haïtien, s’il n’est bon père, bon fils, bon époux, et surtout bon soldat. » Notez l’accent mis sur la nécessité d’être un bon soldat ! Il ne s’agissait pas ici de se contenter de créer un pays de chair à canon, mais plutôt un pays où tous les citoyens, maris, fils, femmes et soldats étaient égaux, dans un pays qui leur appartenait. Un pays dans lequel ils vivraient libres et pour lequel ils devaient être prêts à se battre et à mourir s’il le fallait : « Vivre libre ou mourir ». C’est bien dans cette optique que Dessalines fit construire des forts à travers le pays. Dans cette même vision, s’inscrivait également la nécessité de placer le siège de l’État dans une zone protégée, difficilement accessible à l’ennemi, ce qui n’était pas le cas des villes côtières qui pouvaient être facilement atteintes par les bateaux, les troupes et canons de l’ennemi.  D’où le choix de Dessalines-ville, pour être le siège de son pouvoir. Dessalines était conscient de ce qu’il avait réalisé. Il venait de faire passer tous les noirs du statut de biens meubles, selon le code noir de Napoléon, au statut d’êtres humains, les réhabilitant du même coup dans l’histoire de l’humanité. « Un État créé par nous-mêmes, pour nous-mêmes, disait-il ». C’est ce que reconnaitra Aimé Césaire dans ce célèbre passage du Cahier d’un retour au pays natal, parlant d’Haïti comme du lieu : «où la négritude se mit debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité. »   Dessalines a par la même occasion réhabilité les Autochtones d’Amérique, victimes de génocide, non seulement en déclarant qu’il a vengé l'Amérique, mais surtout, en restituant le nom original d’Ayiti à cette terre indienne.

Il fait tout cela dans un environnement mondial hostile, où, presque toutes les richesses de l’occident provenaient du commerce triangulaire et de l’esclavage des noirs.

 

Pour subsister dans un tel environnement, il fallait que ce jeune État se fasse des alliés. C’est ainsi que Dessalines a développé un internationalisme des peuples opprimés avant la lettre, n’en déplaise aux marxistes euro-centristes.

 

Si le mouvement communiste international a été divisé après la mort de Lénine, face au défi de savoir comment assurer la survie du seul pays socialiste de l’époque dans un environnement international capitaliste hostile, Dessalines, plus de cent ans auparavant, avait dû faire face à ce même défi. Comment assurer la survie d’un État anti-esclavagiste dans un monde esclavagiste ?

Staline, dans le contexte de la révolution soviétique, a opté pour la consolidation et la préservation du seul pays socialiste de l’époque, envers et contre tout. Il fallait tout sacrifier, pour conserver la première et l’unique expérience socialiste dans le monde. Dans cette optique, les luttes et mouvements qui pouvaient nuire aux intérêts et à la stabilité de l’Union soviétique furent ignorés, condamnés ou combattus. Pour sa part, Trotski, chef de l’armée rouge, pensait qu’un choix devait être fait en optant soit pour l’exportation de la révolution soit pour la révolution permanente. Cependant, cette stratégie aurait pu disperser les forces du jeune État socialiste et l’affaiblir, le rendant ainsi vulnérable aux assauts externes. Ce qui était contraire à la vision et aux vœux de Staline.

Dessalines, à son époque déjà, avait opté pour une approche sur les deux fronts.

1) Il fallait protéger et consolider le jeune État et la révolution militairement par la construction de forts ; mettre la nation sur un pied de guerre et la renforcer économiquement par une réforme agraire où la plupart des grandes propriétés rentreraient dans le domaine de l’État. D’où sa politique de vérification des titres de propriété, en juillet 1805.

2) Il était également d’avis qu’Haïti ne saurait survivre longtemps dans un environnement mondial hostile sans compter sur le soutien d’alliés. Il encouragea alors d’autres pays à se défaire du joug de l’esclavage et du colonialisme. D’où la demande de reconnaissance par les USA et l’appui à Miranda en soldats et en armes.

Cette dernière politique d’assistance aux peuples frères, initiée par Dessalines sera suivie par Pétion, jusqu’à ce que tous les pays de la Grande-Colombie soient libérés sous la direction de Simon Bolivar. Notez bien que les révisionnistes ne parlent jamais de Miranda comme précurseur de l’indépendance de la Grande- Colombie. Et, Pétion, non pas Dessalines, est devenu le père du Panaméricanisme.

Ayant par ailleurs prévu que les Français reviendraient, Dessalines, en grand visionnaire, avait mis en place tout un système pour les combattre et éventuellement leur infliger une deuxième défaite. Et en effet, les Français sont revenus. Mais, les traitres, sous la direction de Pétion, ont capitulé face aux esclavagistes qui sont devenus par la suite leurs patrons et alliés. Ils ont assassiné l’Empereur, pillé le jeune État et plus tard, payé une rançon à la France.

B) Les contradictions internes :

Bien longtemps après, Staline a aussi réalisé la nécessité de se faire des alliés en soutenant des luttes de libération nationale comme celle de la Chine. Et la différence de perspective entre Staline et Trotski se solda par l’assassinat de ce dernier. C’était un choix politique, pour la résolution d’une contradiction interne, nécessaire à la survie de l’État en création. Le jeune État socialiste n’aurait pas pu supporter une lutte de pouvoir ou pire encore, la possibilité d’un coup d’État par le chef charismatique de l’armée rouge en la personne de Trotski ; alors que son existence même était déjà menacée par les Occidentaux.

Trouver le bon équilibre entre les menaces provenant de l’extérieur et les dangers de l’intérieur est une entreprise d’expert balancier, qui requiert légitimité, force, vision et amour de la patrie.

Pour toute révolution ou lutte apportant un changement de paradigmes sociaux, la nouvelle société, porte en son sein les germes de sa propre destruction. Ni l’Union soviétique de Lénine et de Staline, ni la Chine de Mao, ni l’Haïti de Dessalines n’ont échappé à cette réalité. Et chaque leader, en fonction de son contexte, des forces en présence et de sa vision de l’avenir, va affronter ce défi à sa manière.

La stratégie de Staline, était d’éliminer tous ceux qui faisaient obstacle à la construction du nouvel État socialiste. Qu’il s’agisse de figures puissantes de la révolution comme Trotski, du Parti des Mencheviks ou des minorités ethniques. Pour rappel, l’Union soviétique était un vaste pays, avec au moins une demi-douzaine de minorités ethniques ayant des revendications différentes, des groupes en protestation permanente et fomentant des mouvements de rébellion, qui menaçaient la survie du nouvel État. Staline a opté pour des solutions rapides et à moindres coûts : éliminer tous les opposants.

Mao Tse-Tung, comme Staline, avait compris que dans un environnement international hostile, le plus grand ennemi de la révolution, après la victoire, pouvait venir de l’intérieur. Il a qualifié les bandes armées et les mouvements de dissensions internes à la révolution chinoise de « rébellions réactionnaires », puis les a matés, durant et après la révolution. Mais surtout, il a pu identifier que la nouvelle bourgeoisie qui menaçait la révolution chinoise se trouvait à l’intérieur même du Parti communiste chinois. C’est ainsi qu'en 1966, avec la bande des quatre, Mao lança la Révolution culturelle chinoise. Cette révolution avait pour but de dépister les pratiques de la bourgeoisie traditionnelle, antichinoise, anti-communiste, les pratiques de corruption dans la politique, mais particulièrement, la manipulation des esprits par le biais de la culture. Mao Tse-Tung a eu la perspicacité de réaliser que la bourgeoisie regagnait le pouvoir, non pas par la force des armes, mais à travers l’école, les manifestations de foi, le favoritisme ethnique, les langues, le théâtre, les programmes de radiodiffusion. Bref, par la culture. D’où sa Révolution culturelle. Ainsi, une vaste campagne, qui a duré jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Deng Xiao Ping en 1976, après la mort de Mao, fut menée en Chine.

Se démarquant de la stratégie de Staline, Mao allia la dénonciation et la punition à la rééducation, pour sauver la révolution chinoise. Mao avait compris qu’il était plus facile pour ceux au pouvoir de reproduire les pratiques de l’ancienne société, que de consentir les sacrifices pour en construire une nouvelle. Donc, il a procédé à une vaste campagne de rééducation, en mobilisant les masses qui étaient les porteurs et les garants de cette nouvelle Chine. Il « a forcé » leurs leaders à devenir aptes à les diriger. Soulignons l'expression : à devenir aptes à les diriger.

Dessalines, plus de cent ans auparavant, sans modèle avant lui, avait dû affronter les mêmes défis liés à l’avènement et à la consolidation d’une société nouvelle. Il devait résoudre les conflits internes qui menaçaient la construction et l’existence du nouvel État et éviter d’ouvrir le flanc aux ennemis externes. C’est dans ce contexte, tout comme Mao et Staline, avant, pendant et après la révolution, Dessalines a dû mater certaines rebellions d’anciens camarades de combat et de bandes armées, en rébellion permanente, souvent sans projet de société. Il a dû les éliminer en vue de créer et de poursuivre la construction de la jeune Nation. Qui peut dire ce qu’était le projet de société de Petit Noël Prieur ou de Lamour Dérance, sinon que d’avoir le « syndrome » de la rébellion permanente ? Comme Mao, Dessalines avait compris que la nouvelle élite exploiteuse des masses pouvait sortir des rangs du nouvel État. Qu’il ne fallait pas seulement les punir, mais prendre des dispositions de rééducation pratiques et fermer les brèches qui rendaient le pays vulnérable à la menace externe. Dessalines, Staline et Mao ont dû prendre leurs responsabilités de leaders et éliminer tous ceux qui devaient l’être. Dessalines n’est sans doute pas allé jusqu’au bout de cette logique puisqu’il a été assassiné avant d’avoir pu mettre en œuvre toutes ses politiques.

 

Dessalines essaya de souder l’alliance et l’entente entre les noirs et les mulâtres, car il croyait que cet héritage de division, basé sur la couleur de la peau, constituait un véritable frein pour le pays. Il était convaincu que les blancs pourraient continuer à creuser le fossé de la division et l'implosion de la nation. C’est pourquoi la première constitution haïtienne proclamait que toute personne ayant la nationalité haïtienne était ipso facto noire.

Dessalines a aussi encouragé et soutenu le massacre des Français non seulement pour punir les crimes perpétrés par les anciens bourreaux, mais surtout pour sceller, comme dans un pacte sacrificiel, l’alliance des noirs et des mulâtres contre leurs bourreaux, les blancs. Et pour unifier, sans distinction aucune, tous les enfants d’une même nation, la Constitution impériale de 1805 reconnaissait les enfants naturels au même titre que les enfants légitimes. Si, comme l’affirment certains historiens, Dessalines est allé jusqu’à proposer un mariage entre sa fille et Pétion, soyons assurés qu’il n’était animé d’aucun complexe vis-à-vis des blancs, contre lesquels il a pu aller en guerre. Pourquoi alors en aurait-il eu vis-à-vis des mulâtres qu’il avait déjà confrontés à la Crête-à-Pierrot et sur d’autres fronts? Tout comme il a accordé la nationalité haïtienne aux Polonais ; par l’intégration d’un mulâtre dans la famille royale, il voulait envoyer un message clair à la nation et aux puissances étrangères qu’en Ayiti, nous sommes tous noirs et unifiés. Comme cela a été fait dans des pays comme la Suède et la Norvège, lorsqu’en 1814, Charles XIII de Suède est devenu Roi de la Norvège, pour signifier à leurs deux peuples, leur amitié retrouvée.

Dessalines a tout mis en œuvre pour résoudre les conflits internes, pour unifier le pays et assurer ainsi la survie du premier et seul empire noir d’Amérique issu d’une révolution d’esclaves, empire qui deviendra après son assassinat, et seulement après, une république.

C) Politique économique :

Les dirigeants socialistes de l’Union soviétique et ceux de la Chine n’ont jamais considéré l’économie de leur pays comme une fin en soi ou une science autonome, séparée de la politique et des réalités sociales. Le terme économie politique est bien un concept du marxisme-léninisme. La vision est que l’économie est au service de la politique et non l’inverse. En effet, l’économie n’a pas de vie autonome, comme ont voulu le faire croire des économistes occidentaux comme Adam Smith. Dans les sociétés féodales et capitalistes, selon les marxistes, l’économie repose sur l’exploitation d’une classe par une autre. Mais dans l’ère capitaliste, il s’agit également de l’exploitation de certains pays par d’autres. Ce que les marxistes vont découvrir et analyser seulement avec Lénine. Mais le hic, c’est que le capitalisme avait déjà les germes de ce que Lénine verra comme son stade suprême : l’impérialisme. Ce sont les pays du Sud qui ont financé les deux révolutions occidentales, dites industrielles et technologiques, en mains-d’œuvre et en matières premières. En fait, l’investissement en capitaux financiers et l’accumulation de profits qui s’ensuivra n’auraient pas été possibles sans les ressources accumulées par le génocide et le pillage des pays d’Amérique, d’Asie et d’Afrique, mais surtout, sans l’esclavage des noirs. Ce n’est qu’avec Mao Tsetung que le mouvement communiste international allait reconnaitre qu’il y avait une particularité propre aux luttes révolutionnaires des pays du Sud pour se défaire du joug du colonialisme - rebaptisé impérialisme – et plus tard, néocolonialisme. Cette particularité de la lutte des pays du Sud va être connue sous le label de luttes de libération nationale. Dans cette perspective, Dessalines a été le premier à mener une lutte de libération nationale. L’approche et la philosophie de la gestion économique du pays par Dessalines seront suivies et implantées par les pays socialistes, plus de cent ans après son assassinat. Selon les dirigeants socialistes, chinois et soviétiques, l’économie doit servir à atteindre les objectifs politiques visés par les dirigeants de la nation. Ils avaient compris que dans un environnement international politiquement et économiquement hostile, il fallait tout mettre en œuvre pour assurer l’autosuffisance alimentaire de leur peuple et développer les outils pour résister financièrement aux assauts militaires et économiques. Les embargos commerciaux, les blocus maritimes, les échanges commerciaux déficitaires, et l’ostracisation étaient tous des menaces qui pesaient sur ces États. Expérience vécue également par Haïti pendant plus d’un siècle. Pour y faire face, la Chine et l’Union soviétique ont privilégié la culture de grandes propriétés. Ils ont fait de leurs États respectifs les plus grands propriétaires terriens, en entrant la plupart des grandes propriétés dans le domaine privé de l’État. Ils ont imposé une limite à l’étendue de la propriété privée, réduit les importations de produits de luxe et augmenté la production des produits de première nécessité afin d’assurer l’autosuffisance alimentaire de leur population et une balance de paiement positive, en veillant que les échanges commerciaux ne soient pas déficitaires au détriment de l’État.

 

En fait, c’est cette même vision de l’économie politique de Dessalines qui occasionna son assassinat. Un conflit éclata ouvertement entre les mulâtres et Dessalines quand celui-ci prit les dispositions pour bloquer les tentatives des mulâtres du Sud de s’approprier les biens des anciens colons. Il fit rentrer tous ces biens dans le patrimoine des villes et des régions.

 

Ce dilemme s’ajouta aux contradictions internes auxquelles il faisait déjà face. Comme l’a dit plus tard Mao, les semences de la destruction se trouvaient en notre sein. La corruption avait eu le temps de gangrener tout le Sud. Les mulâtres commerçaient clandestinement avec les Anglais et les Américains, ce qui représentait un manque à gagner considérable pour les caisses de l’État, alors que ces pays ne nous reconnaissaient même pas en tant qu’État.

 

Les anciens affranchis et les hauts dignitaires de l’armée commencèrent à accaparer des terres, des habitations et des maisons que les colons français avaient abandonnées dans leur fuite. Ils arrivèrent même à fabriquer de faux titres de propriété jaunis avec de la fumée pour avoir un aspect d’ancienneté.

Dessalines mit un frein à toutes ces combines en réclamant la vérification de tous les titres de propriété et fait publier la loi du 1er septembre 1806. Il sera assassiné moins de deux mois plus tard.

Mais la preuve la plus illustre de la politique économique de Dessalines, de sa volonté de répartir les richesses du pays de manière équitable et de protéger les plus démunis, sont ces paroles qu’il prononça et qui signèrent son arrêt de mort : « …Avant de prendre les armes contre Leclerc, les mulâtres, tous fils de blancs qu’ils furent, ne reçurent aucun héritage de leur père. Comment comprendre que sitôt que les colons furent chassés, ces fils se mettent à réclamer leurs biens ? » « Les noirs dont les pères sont en Afrique, n’auront-ils donc rien ? »

Si nos marxistes-léninistes haïtiens, dignes de ce nom, ne faisaient pas cause commune avec les révisionnistes, ils crieraient à tue-tête sous tous les toits que Dessalines, là encore, a fait école !  Un socialiste, bien avant la lettre.

 

Philosophie et politique :

Il est curieux que la plupart des marxistes-léninistes haïtiens, qui sont censés épouser la philosophie du matérialisme dialectique, n’aient jamais tenté d’appliquer pour Haïti, la méthode d’analyse marxiste basée sur les lois de la contradiction développées par Mao Tsetung.

C’est la théorie marxiste, selon laquelle les différences entre les deux classes primaires, la classe ouvrière/le prolétariat et la bourgeoisie, dans les sociétés capitalistes, sont si importantes qu'il n'y a aucun moyen de réconcilier leurs points de vue. Puisque ces groupes ont des préoccupations diamétralement opposées, leurs objectifs sont si dissemblables et contradictoires qu'aucune solution mutuellement acceptable ne peut être trouvée.

Quelle serait donc cette contradiction fondamentale en Haïti, sinon celle entre les masses noires et une élite mulâtro-arabe, qui détient l’économie du pays et contrôle la politique ? N’est-ce pas cette contradiction fondamentale qui a causé que les pouvoirs de Soulouque, de Salomon, d’Estimé, de Duvalier et d’Aristide aient fini dans la violence ? Aucune solution mutuellement acceptable ne pouvait être trouvée.

Certes, en plus de la contradiction fondamentale, il y a d’autres contradictions qui existent dans le tissu social. Mais, bien qu’elles puissent évoluer et changer de nature et d’importance, dans certaines conjonctures, ce ne sont que des contradictions secondaires. Bien entendu parmi elles, il faudra faire la différence entre celles qui sont antagoniques et celles, au sein du peuple, qui sont non-antagoniques.

Les contradictions non-conflictuelles ou non-antagoniques peuvent être résolues par un simple débat, mais les contradictions conflictuelles ne peuvent être résolues que par la lutte, lutte qui s’est exprimée avec Soulouque, Estimé, François Duvalier et Aristide.

Le fait d’analyser cette réalité sociale historique ne saurait être réduit à de la haine, à du fascisme, voire à du « noirisme ». « Noirisme » ? Un terme péjoratif souvent utilisé par les intellectuels de service pour qualifier les nationalistes haïtiens, les mettre sur la défensive et clore les débats. Car, militer pour l’avènement de meilleures conditions de vie pour le prolétariat ou la majorité de la population noire, comparativement au 5%, qui contrôlent tout, devrait être une position noble et révolutionnaire. C’est ce qu’ont fait Lénine, Mao, ainsi que Dessalines.

Si les populations noires du monde moderne, particulièrement, celles d’Afrique, se trouvent en grande partie dans des situations de précarité, ce n’est pas un fait de la nature. Bien au contraire, venu du continent qui a vu naître l’humanité, l’Africain a un énorme potentiel. Comme cela a été établi par la science, ce sont bien les Africains qui ont peuplé le reste de la planète. La situation du noir est plutôt due à un fait social historique. Bien qu’il n’y ait rien d’inhérent au noir qui a pu faire de lui un esclave, c’est loin d’être un accident de parcours historique, comme certains révisionnistes aimeraient le faire croire. Bonaparte est entré en Italie, mais n’a mis personne en esclavage. L’esclavage des noirs a été la première forme d’esclavage basée uniquement sur la couleur de peau. Elle a duré plus de 300 ans et a fait la fortune des Occidentaux. Cette fortune a contribué au contrôle de l’éducation, des ressources naturelles, à leur développement. Ce qui a contribué à maintenir leur suprématie sur le reste du monde, l’Afrique en particulier.

 

Mais l’histoire des noirs et de l’Afrique n’a pas commencé avec l’esclavage. Le Royaume du Soudan et l’Empire égyptien, par exemple, ont fait la convoitise du reste du monde, pour leur richesse et leur science. Les philosophes grecs, les mieux connus, ont été formés en Égypte. Par contre, la réalité est que les Occidentaux, en raison de leur contrôle, de leur pouvoir et de la richesse qu’ils ont accumulée, ont pu cacher pendant longtemps cette vérité. Comme celle de Galilée.

Le narratif dont ils font la promotion, c’est que les noirs se sont vendus, qu’ils sont des lâches, que c’est grâce aux blancs qu’ils sont devenus « civilisés » et ont eu leur indépendance. Plus que de vouloir taire la vérité, ils ont systématiquement cherché à effacer les Africains qui se sont révoltés et se sont battus contre leurs crimes. Haïti et Dessalines sont et ont toujours été de mauvais exemples. Voilà pourquoi le 17 octobre 1806 est un crime historique. Et depuis quelque temps, ils s’évertuent à dire Quisqueya pour parler de l’île d’Haïti. Curieuse coïncidence ou volonté d’associer le nom d’Haïti au malheur, aux catastrophes et à la désolation ? L’exemple à ne pas suivre, n’est-ce pas ? Ils ont réussi, avec notre complicité.

Et puisque les Occidentaux ont récemment fait du crime de l’esclavage, ce crime contre les noirs, devenu un crime contre l’humanité (comme si tout le monde avait été victime), pas question de réparation donc. On se demande alors si l’assassinat de celui qui a mis fin à l’esclavage ne devrait pas être considéré également comme un crime contre l’humanité.

 

Garaudy Laguerre

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