Le 7 septembre 2023, Guy Philippe sera remis en liberté. Il est aux mains des autorités américaines depuis le 5 janvier 2017.Revenons sur les faits : alors qu'il s'apprêtait à prêter serment sous peu, à la sortie d'une émission de radio de la capitale, le charismatique sénateur élu de la Grand'Anse s'est fait enlever manu militari par une unité spécialisée de la police nationale et a été remis, quelques heures plus tard, aux agents de la DEA. Rony Gilot, à l'époque secrétaire général du Sénat, rapporte ainsi les faits : « Les acclamations hérissent une multitude de bras vibrant au rythme des vivats. On le touche, on le saisit, on veut le soulever, le serrer dans ses bras et sur son cœur. Des policiers participent aussi à la fête. Et c'est avec une moue de fraternelle complicité qu'il reçoit une accolade souriante de l'un d'eux qui embrasse le frère pour mieux l'étouffer. Guy Philippe est ainsi neutralisé. Un autre policier, avec une rapidité de prestidigitateur, lui passe les menottes aux poignets ramenés derrière le dos. Le sénateur élu, avec la tête pleine de projets grandioses, est aux mains de la BLTS, la Brigade de Lutte contre le Trafic de Stupéfiants. » Guy Philippe, le prévenu, n'a pas été présenté à la justice haïtienne, comme le prescrit la loi, mais a été expédié le soir même aux États-Unis, par un avion de l'agence anti-drogue. Comme pour s'assurer de cette humiliation nationale, les agents de la DEA ont fait descendre le sénateur élu de l'avion, où il s'apprêtait à s'installer, afin que les différentes caméras captent son image menottes aux poignets, embarqué comme un vulgaire voyou.
La question de l'immunité de l'élu au moment des faits
Au Parlement, comme sur les ondes ou les réseaux sociaux, le débat restera agité pendant des mois sur la question de l'immunité du sénateur élu au moment des faits. Si l'on excepte Me Monferrier Dorval qui, au micro de Wendell Theodore, avait dénoncé la grossièreté et l'inconstitutionnalité des faits, la plupart des juristes haïtiens se sont tus, laissant la population dans le doute sur la légalité ou non de l'action. L'ambassadeur américain Peter F. Mulrean, pour sa part, avait félicité la police haïtienne pour son « professionnalisme » et traité l'élu de la Grand'Anse de fugitif. Guy Philippe était recherché depuis une dizaine d'années. Mais, toujours est-il que toute démarche de la DEA visant à capturer un citoyen haïtien sur le sol national, peu importe son statut, sous quelque prétexte que ce soit, et à l'embarquer pour les États-Unis est inconstitutionnelle, illégale à plusieurs égards et tout simplement inacceptable.
Qu'en disent les lois de la République ? Deux textes sont à considérer : d'abord la Constitution en vigueur, en ses articles 114, 114.2, 115 en particulier, qui garantissent l'immunité du parlementaire ayant prêté serment, et ensuite le décret électoral de 2015, sous l'égide duquel le sénateur a été élu, en son article 237. Selon Rony Gilot, « il n'est plus protégé par le décret électoral qui interdit toute mesure privative ou restrictive de liberté contre un candidat en campagne : dès qu'il a reçu son certificat d'élu, il n'est plus candidat ». Au moment des faits, Guy Phillipe, le sénateur élu, se serait donc retrouvé entre deux immunités, celle qui le protégeait comme candidat et celle qui le protègera comme élu ayant prêté serment. Entre les deux, il ne bénéficierait donc d'aucune protection, ce qui constituerait une fenêtre de vulnérabilité, adroitement exploitée par ses puissants adversaires. Si, dans le cadre du décret électoral de 2015, le législateur pense que le simple candidat doit être protégé par la loi, le bon sens me suggère cependant qu'à plus forte raison, ce dernier, une fois élu, devrait le demeurer. Il convient donc de prendre en considération à la fois la lettre et l'esprit de la loi. D'autant plus qu'à mon sens, ce qui confère le pouvoir au prétendant, ce n'est pas la prestation de serment en soi, qui est une simple formalité, mais bien l'adhésion populaire exprimée par le biais des urnes. C'est en ce sens, d'ailleurs, que l'article 85 de la solide Constitution de 1889 précisait plutôt :
« Les membres du Corps législatif sont inviolables du jour de leur élection jusqu'à l'expiration de leur mandat [...]. »
Au moins trois articles de notre Constitution actuelle ne laissent aucune ambiguïté sur l'illégalité du fait. Premièrement, l'article 8.1 garantit l'inviolabilité du territoire national :
« Le territoire de la République d'Haïti est inviolable et ne peut être aliéné ni en tout ni en partie par aucun traité ou convention. »
À l'article 24.2 de la charte fondamentale, nous pouvons lire également :
« L'arrestation et la détention, sauf en cas de flagrant délit, n'auront lieu que sur un mandat écrit d'un fonctionnaire légalement compétent. » (Une note de presse du commissaire du gouvernement, Me Danton Léger, confirmait pour sa part qu'aucun mandat n'a été émis contre l'élu au moment des faits).
Et enfin, l'article 41 de notre Constitution stipule clairement :
« Aucun individu de nationalité haïtienne ne peut être déporté ou forcé de quitter le territoire national pour quelque motif que ce soit [...]. »
Dans la hiérarchie des normes, la primauté de la constitution sur tout autre acte étant consacrée, aucun accord, traité ou même convention internationale que nous ratifions ne peut être contraire à la loi mère.
L'accord du 17 octobre 1997, la grande supercherie
À la première attaque de la DEA contre Guy Philippe, survenue en juillet 2007 à Bergeau, dans la banlieue des Cayes, un juriste peu connu à l'époque écrivit un brillant article, savamment argumenté, pour signaler l'irrégularité des faits. Il se trouve que le destin a placé ce même homme de loi, auteur du fameux article, à la tête du ministère de la Justice, une décennie plus tard, au moment de l'enlèvement du sénateur élu. C'est, assez paradoxalement, lui encore qui aura signé l'unique document autorisant les agents de la DEA à embarquer le citoyen haïtien.
Face au scandale provoqué par cette affaire et sous la pression des parlementaires, le gouvernement haïtien avait commencé par nier toute responsabilité et avait voulu remettre l'entièreté de la « faute » à la brigade de la police anti-drogue, soumise à la DEA. Puis, un retentissant article, paru le 12 mars 2017, a mis au grand jour la pleine responsabilité du ministre de la Justice, Camille Édouard junior. Acculé par le Parlement dont il boudait les différentes convocations, par la presse et par l'opinion publique en général, il a fini par sortir au grand jour le 17 mars 2017 sous prétexte de présenter son bilan comme ministre. À la question d'un journaliste qui a abordé la question, il précisa,sans gêne, que Guy Philippe était le 82e citoyen haïtien transféré dans ces conditions aux États-Unis en vertu de l'accord du 17 octobre 1997. Il ajouta, entre autres, que l'accord n'avait jamais été dénoncé et qu'en plus, le concerné, faisant l'objet d'un mandat international, ne bénéficiait d'aucune immunité ni de garantie d'inviolabilité au moment de son arrestation.
Contrairement à la déclaration du ministre Camille Édouard junior et à l'opinion courante, aucun accord, aucun traité international et encore moins la Constitution haïtienne ne permet de livrer un citoyen haïtien et, à plus forte raison, un élu de la République à un État tiers. Le fameux accord du 17 octobre est un honteux prétexte à plusieurs égards. Honteux d'abord par la date de sa signature : 17 octobre, date hautement symbolique de la mort de l'empereur Jean Jacques Dessalines, si jaloux de l'intégrité territoriale. Honteux encore parce qu'il sert de couverture pour servir des intérêts étrangers, au détriment des droits élémentaires de nos compatriotes. Le fameux accord, que peu de gens ont pris le temps de lire et auquel on se réfère à chaque forfait des Américains en Haïti, ne prévoit nullement la possibilité que les autorités américaines puissent mener des actions sur le sol haïtien et encore moins d'« extrader » des nationaux vers les États-Unis. Je mets ici le mot « extrader » entre de grands guillemets parce qu'il est impropre de parler d'extradition dans tous les cas connus, y compris celui de Guy Philippe. L'extradition suppose un accord d'extradition préalable entre les deux États. Le seul accord qui existe en ce sens entre les États-Unis et Haïti date de 1904, lequel accord a été ratifié en 1905. Dans le cadre de celui-ci, il est précisé : « Aucune des parties contractantes ne sera obligée de livrer ses propres citoyens. » De plus, l'extradition relève de la décision d'un juge et non d'une unité de la police nationale. Celle-ci n'a d'ailleurs aucun droit de disposer d'un individu appréhendé. Guy Philippe n'a donc été ni arrêté, ni extradé (pour les raisons énoncées plus haut), ni même déporté. Quand Toussaint Louverture fut déporté, Saint-Domingue était un territoire français ; or ici, il s'agit de deux pays indépendants. Les seuls actes dans notre Histoire qui sont comparables au traitement infligé régulièrement à nos compatriotes, ce sont les rapts sur les côtes africaines, lorsqu'on interceptait les nègres de force pour les soumettre plus tard à l'esclavage en Haïti. Depuis 2002, nos compatriotes sont ainsi régulièrement livrés par nos propres autorités, qui sont censées les protéger. C'est à ce point d'insécurité juridique que nous sommes rendus à ce stade de notre Histoire de première république noire.
La bataille au Parlement
Le 15 mars 2017, enfin, au cours d'une séance où s'entremêlaient patriotisme, défiance, solidarité et profonde amitié envers le sénateur enlevé, le Sénat de la République a sorti une résolution, votée quasiment à l'unanimité, pour demander au président fraîchement élu, Jovenel Moïse, de dénoncer l'accord du 17 octobre 1997, ce qui était censé mettre fin aux exactions de la DEA en Haïti. La démarche, quoique tardive, mais ô combien courageuse du Sénat, en ces temps où le nationalisme haïtien est en berne, restera malheureusement lettre morte. L'exécutif n'a jamais emboîté le pas. À la Chambre basse, où j'étais le chef de file de cette entreprise visant à pousser l'exécutif à dénoncer le fameux accord, si l'on excepte l'ensemble des députés grand'anselais, assez bizarrement, j'étais soutenu par les députés de l'opposition (Fanmi Lavalas et alliés) et combattu par la plupart des députés réputés proches de Jovenel Moïse, qui allait prêter serment le 7 février 2017. Mes collègues de bloc ne désiraient pas le mettre en mauvaise posture face aux autorités américaines. Le président Moïse, on le comprendra plus tard, avec ses positions pro-américaines face au Venezuela par exemple, n'allait jamais oser un tel « affront » aux Yankees. Ironie du sort, c'est justement cet « affront », qu'il n'a pas osé, qui laissera la porte ouverte à ses assassins. Si l'affaire Guy Philippe avait été traitée selon les prescrits constitutionnels, et la résolution du Sénat prise en compte, l'assassinat du président Moïse n'aurait pas été perpétré dans ces conditions et avec autant de facilité. Il ne faut pas voir, dans l'assassinat de Jovenel Moïse, un crime politique classique, motivé par une quelconque idéologie fanatique. C'est avant tout une histoire d'impunité, de trahison, de gros enjeux économiques et d'ingérence dans les affaires internes d'Haïti, qui ont conduit à ce magnicide.
En dépit des graves négligences sécuritaires constatées et de la complicité de certains agents de la garde présidentielle, supposément soudoyés, au moment où l'assaillant James Solages annonçait dans son mégaphone, en cette nuit tragique du 6-7 juillet 2021, qu'il s'agissait d'une opération de la DEA, on l'aura bien compris, aucun policier haïtien n'allait oser affronter ces hommes en armes, parlant anglais, quitte à laisser assassiner un chef d'État. Le plan des comploteurs était infaillible, du fait des innombrables abus et violations impunis de la DEA, qui n'ont jamais révolté les autorités compétentes au point de les interdire. On ne peut pas exiger d'un simple policier de faire preuve de plus de courage et de patriotisme qu'un député du peuple, un ministre de la Justice ou un président de la République.
Rolphe Papillon
Député de Corail
à la 50e législature
rolphepapillon@hotmail.com