La Rivière Massacre au cœur de la crise haïtiano-dominicaine

La reprise des travaux pour la finalisation du canal sur la Rivière Massacre entamé par le feu président Jovenel Moise en 2021-loin d’être un simple projet agricole visant à irriguer la plaine de Maribaroux, dans le département du Nord-Est -devient un mouvement de ralliement des Haïtiens. Cette initiative communautaire- sans l’aide de l’État et des organisations non gouvernementales (ONG) de la population de Ouanaminthe a provoqué l’hostilité de Santo Domingo et la fièvre nationaliste des deux côtes de l’île Quisqueya. L’Haïtien oublie pour l’instant les problèmes de classes, de couleur, d’appartenance politique et de conviction idéologico-religieuse pour défendre une cause noble et juste dans l’intérêt national. En réaction, le président d’extrême droite dominicain, Luis Abinader, a fermé toutes les frontières et adopté des sanctions contre les personnalités haïtiennes qui, selon lui, seraient à l’origine de ce mouvement. Ces mesures disproportionnelles et ridicules au d’affaiblir l’élan de solidarité ne font que renforcer le sentiment patriotique des fils de Dessalines et des disciples de Jacques Roumain.

La compréhension de ce problème nécessite au préalable une analyse géopolitique. Celle-ci permettra de saisir le comportement d’un État (la République dominicaine) ou de tout autre acteur sur la scène internationale en cherchant le pourquoi et le comment de son action, c’est-à-dire dégager l’ensemble des motivations qui expliquent sa position pour ne pas tomber dans des explications simplistes et farfelues. Comme le souligne François Thual la géopolitique est une manière d’apprendre à déchiffrer l’actualité autrement. Il faut aller   au-delà de l’émotionnel et du descriptif afin d’identifier les dynamiques profondes qui conditionnent l’évolution de la politique étrangère d’un État. L’analyse géopolitique se propose de démystifier les apparences pour accéder à la réalité. Que cacheraient les panoplies de sanctions du président Abinader contre Haïti à la suite de l’initiative communautaire de Ouanaminthe ?

 

L’échec de la politique sociale d’Abinader

La République dominicaine est sans doute l’un des États les plus modernes de la Caraïbe disposant des infrastructures routières et des installations touristiques capables de soutenir la concurrence à n’importe quel autre pays de la région. Son économie connait une croissance continue durant ces 30 dernières années. Affectée par la Covid-19, elle a repris son rythme de croissance immédiatement après. Cependant, le pays de Juan Pablo Duarte reste l’un des États les plus inégalitaires du monde. Si la nation dominicaine dispose d'un PIB par habitant assez élevé, dans les faits, le pays connait toujours une pauvreté extrême et des écarts de richesse colossaux. Plus de 30% des richesses sont détenues par les 1% les plus riches et 60% par les 10% les plus aisés[1]. En 2019, le discours d’Abinader a suscité de grands espoirs chez les masses dominicaines face au candidat du Parti de la libération dominicaine (PLD), Gonzalo Castillo, riche, mais assez timide et sans charisme politique pour faire face à son rival mobilisant des ressources financières énormes dans un pays frappé par la misère (21%, Banque mondiale, 2016). Malgré la croissance du pays, les richesses restent concentrées entre les mains d’une infirme partie de la population. La politique sociale d’Abinader est doc un échec. Il recourt alors aux manœuvres de distraction.

 

L’échec et la distraction

La distraction est une stratégie classique en politique. Lorsqu’on qu’on ne veut pas admettre son échec, on recourt au divertissement des citoyens. À ce sujet Sabine Cornille[2] écrit : « Les politiciens d’une démocratie et ceux qui fabriquent la culture de masse ont en commun une même mission, celle de proposer des scénarios qui, naturellement hégémoniques et généralement rassurants, plairont au plus grand nombre et sauront peut-être, aussi, les divertir ». Pour occulter l’échec de sa politique sociale, le président Abinader fait de l’initiative de Oaunaminthe un objet de distraction pour les masses dominicaines dont la situation ne s’améliore pas son sa présidence. Dans les guaguas (bus), les taxis, les colmados (boutiques), les restaurants, sur les places publiques, à l’Université, dans les entreprises publiques comme dans les entreprises privées, partout la question haïtienne s’impose en sujet de discussion oubliant les promesses de lutte contre la corruption du chef d’État en 2020. Les leaders d’opinion utilisant les réseaux sociaux et les médias traditionnels (radios, télévisions, journal) fabriquent le scénario comme si le danger haïtien était imminent. Personne ne le voit, mais tout le monde le croit. C’est un vrai scénario nazi.

 

L’échec du combat contre la corruption

En accédant au pouvoir le 16 août 2020, le candidat du Parti révolutionnaire moderne (PRM) avait fait de la lutte contre la corruption et de la transparence des institutions publiques ses deux principales priorités politiques. Ainsi, plusieurs enquêtes ont été lancées pour des affaires de corruption présumée impliquant d’anciens responsables du gouvernement précédent. Plus d’une dizaine d’anciens ministres ont été arrêtés et mis en examen par la Justice. Ces actions ciblées visaient à faire croire à la population qu’une nouvelle ère luisait au pays, celle du combat pour l’éradication de la corruption endémique qui envahit même les plus institutions plus prestigieuses. Mais le leader du PRM en moins d’un an est éclaboussé par le scandale de Panama Papers[3].

La corruption fleurit en République dominicaine. Depuis près de trois ans, le Consulat dominicain ne délivre que des visas dans le circuit de la corruption jusqu’à 600 dollars américains. Fuyant l’insécurité et la misère, les Haïtiens traversent illégalement les frontières malgré les mesures de sécurité fanfaronnés dans les médias par l’administration d’Abinader. C’est un trafic assez juteux pour les agents de l’Immigration dominicaine et des soldats de l’armée en charge de la surveillance des points de contrôle. Car, les illégaux paient jusqu’à 20 000 pesos (400 us) le droit de passage. L’échec de la lutte contre la corruption est évident. Le journaliste franco-québécois, Ludovic Hirtzmann, écrit à juste titre que la République dominicaine est minée par le narcotrafic et la corruption, son principal handicap.

 

Un autre Levier de campagne

Le 13 août dernier, le président Abinader annonçait qu’il briguerait un second mandat de quatre ans lors des élections de 2024.Pour cela, il lui faudrait un autre levier de campagne, car il passe à côté de la bataille contre la corruption. Il a donc profité l’initiative des paysans de Aouanaminthe sur la Rivière du Massacre pour déclencher une fièvre nationaliste dans son pays. Il en fait une question d’État de grande importance stratégique. Il a réuni son conseil de sécurité en urgence. En représailles, il a fermé toutes les frontières maritimes, terrestres et aériennes sans laisser de couloir humanitaire pour les citoyens dominicains résidant en Haïti. Déterminés et galvanisés sans grand soutien financier et logistique du reste du pays sinon le geste de quelques compatriotes épris de l’élan patriotique, les Ouanaminthais.es continuent le travail pour achever le projet sans s’inquiéter des manœuvres militaires dominicaines.

 Entre temps, toute une machine de propagande est mise en branle par les utra-nationalistes de l’autre côté de l’île pour justifier la menace haïtienne comme l’avait fait en 1937 le dictateur sanguinaire Rafael Leonidas Tujillo. À l’instar de son mentor idéologique, Abinader cherche alors à en tirer des dividendes politiques, celui de se faire passer pour le défenseur farouche de l’intérêt national dominicain.

 

Un complexe d’infériorité

Dominicain d’origine libanaise, le leader du PRM souffre d’un complexe d’infériorité comme Adolf Hitler et Truijillo. Pour se faire accepter pleinement par la société dominicaine en dépit de son statut de président le plus riche de l’histoire du pays, Abinader cherche à poser des actions d’éclat témoignant de son attachement indéfectible à la cause nationale dominicaine. À l’instar du chef du Parti nazi qui a fait de la lutte contre les Juifs un ferment idéologique pour rallier les Allemands autour de lui, le chef de l’État dominicain a instrumentalisé la question haïtienne. L’Haïtien est caricaturé comme un péril contre lequel la nation dominicaine doit se battre collectivement. Comme Trujillo, il veut se faire passer pour le chef de cette lutte gratuite et inutile qui, au lieu de faciliter la cohabitation pacifique des deux peuples ne fait que les diviser et les affaiblir.  La haine ne fait que souffrir. Il en résulte des haines franco-prussiennes la Première et de la Seconde Guerre mondiale.

Après 1945, les deux peuples ont tourné le dos au passé douloureux qui les divisait pour s’entendre dans le cadre de la Communauté de l’Acier et du Charbon (CECA, 1951) qui deviendra en l’an 2000 l’Union européenne (UE). Ce grand espace d’intégration regroupant aujourd’hui 27 États membres qui se rapprochent pour le progrès du continent et le bien-être des populations. L’UE est un bel exemple de peuples ayant des contentieux historiques séculaires décidant de s’unir pour mieux défendre leurs intérêts politiques, économiques et géopolitiques. Le rapprochement franco-allemand s’inscrit dans une démarche géopolitique pour contrer les ambitions hégémoniques de la Russie. Comme le dit Halford Mackinder soutenant qui tient l’Europe orientale tient l’Europe centrale, qui tient l’Europe centrale domine l’île mondiale, qui domine l’île mondiale domine le monde. La géopolitique doit donc tendre à empêcher une alliance entre la Russie et l’Allemagne, et favoriser l’alliance entre les systèmes insulaires et les terres à rivages[4].

 

Une démonstration de force

Tout État frontalier dit Friedrich Ratzel, lutte avec son voisin pour l’espace et cherche à accroître son espace pour se procurer des ressources. La République dominicaine et Haïti sont deux États frontaliers qui tissent des rapports conflictuels depuis plus de deux siècles. Les différentes incursions de l’armée haïtienne en terre voisine de Toussaint Louverture (1801) à Faustin Soulouque (1849, 1856) en passant par Dessalines (1805) et Boyer (1822) créent chez le Dominicain ce que Marc Ferro appelle le ressentiment[5]. Il se sent alors blessé dans son orgueil de peuple et sa dignité nationale. Il n’attendait que le moment opportun pour prendre sa revanche sur Haïti qui l’a humilié pendant tout le premier cinquantenaire du XIXe siècle. Le massacre de 1937 peut être compris comme un acte de vengeance.

En massant ses troupes à la frontière du Nord-Est à Dajabon , en mettant en branle son aviation, en multipliant les déclarations provocatrices et haïtianophobes, le président Abinader cherche par-dessus tout à faire une démonstration de force similaire à celle de Truijillo en 1937.Cette démonstration de force non nécessaire puisqu’il ne s’agit pas d’un danger réel mettant en péril las souveraineté dominicaine  est lié à la mégalomanie et aux ambitions hégémoniques du recteur-président qui voulait défier la force militaire haïtienne plus faible et moins équipée en vue de l’humilier comme l’armée haïtienne l’avait fait au début du XIXe siècle.

La géopolitique n'est pas une science puisqu'il n'existe pas de lois générales écrit François Thual. Les paramètres à prendre en compte sont, en effet, beaucoup trop nombreux et différents pour chaque situation. C'est une discipline qui se situe dans l'espace des sciences humaines. Elle doit aller au-delà des discours officiels pour identifier les intentions réelles, même si ces dernières sont ensevelies au plus profond des États, en se basant sur les héritages du passé et sur les fatalités de la géographie[6].

 En tant qu’extrême-droite qui a échoué dans sa lutte contre la corruption, Abinader incarne la déception pour les masses dominicaines. La crise liée à la reprise des travaux du côté haïtien sur la Rivière Massacre lui a permis de se refaire une santé politique et de créer un nouveau levier de campagne pour 2024.Sa décision de masser ses troupes à la frontière du Nord-Est a permis au Dominicain de vivre un moment fort de son histoire, celui de voir son armée partir en guerre contre un ennemi qui dispose que des grattoirs, des râteaux, des truelles, des pelles et des burins pour le travail de la terre. Ce président devient tristement célèbre comme le caudillo. Tenant compte du rôle joué par Haïti dans le commerce extérieur[7] de la République dominicaine, Abinader pourrait-il maintenir encore plus longtemps la fermeture des frontières ?

 

 Bleck Dieuseul Desroses

 

[1] Ludovic Hirtzmann, L’Echo,13 août 2023

[2]. Les citations ci-après suivent la traduction française de ce texte par Sabine Cornille, publiée dans Siegfried Kracauer, Le Voyage et la Danse. Figures de ville et vues de films, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1996, p. 57-63

[3]. https://projects.icij.org/investigations/pandora-papers/power-players/en/player/luis-abinader

[5] Pour M. Ferro, le ressentiment est une forme de rancune mêlée d'hostilité envers ce qui est identifié comme la cause d'un tort subi ou d'une frustration. Un sentiment de faiblesse, d'infériorité, de jalousie face à cette  cause  conduit à la rejeter ou à l'attaquer et la transformer en un véritable levier d’action. Selon Marc Ferro, à l'origine du « ressentiment chez l'individu comme dans le groupe social, on trouve toujours une blessure, une violence subie, un affront, un traumatisme. Celui qui se sent victime ne peut pas réagir, par impuissance. Il rumine sa vengeance qu'il ne peut mettre à exécution et qui le taraude sans cesse. Jusqu' à finir par exploser.

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