Héritage de l’État duvaliérien

Analyse schématique pour souligner le soixante-sixième anniversaire de la prise du pouvoir par François Duvalier, le 22 septembre 1957

À toutes les victimes de l’État duvaliérien, connues et inconnues

Le régime des Duvalier (François - Papa Doc - et Jean-Claude - Baby Doc) se caractérise par une forme de gouvernance inédite dans l’histoire haïtienne. Pour l’anthropologue Michel-Rolph Trouillot, l’analyse et la compréhension de cette particularité sont importantes puisque ce régime, qui est resté au pouvoir près de trois décennies (de 1957 à 1986), a transformé l’État haïtien de façon si profonde qu’aucune comparaison n’est possible avec d’autres gouvernements de l’histoire du pays, aussi dictatoriaux furent-ils, comparaison qui eût permis de rendre compte de la nature du régime duvaliérien. Pour Trouillot, l’État sous Duvalier s’est transformé en un « État duvaliérien » dans la mesure où l’Exécutif a « absorbé » l’État, où toutes les institutions étatiques sont « domestiquées » par l’Exécutif. Il explique :

« L’État haïtien a toujours gravité autour de l’Exécutif. Avec François Duvalier, l’Exécutif devient l’État. L’État haïtien a toujours contribué à enrichir ses dirigeants. Avec François Duvalier, l’enrichissement des dirigeants devient le principe même de la comptabilité gouvernementale. L’État haïtien a toujours été violent. Avec François Duvalier, la légitimité de la violence quotidienne devient le principe même des relations entre l’État et la nation[1]. » 

La particularité du régime des Duvalier a été également analysée par l’économiste Gérard Pierre-Charles. Ce dernier considère le système politique duvaliériste (qu’il appelle la Papadocratie) comme une synthèse de « [t]outes les caractéristiques des grandes dictatures latino-américaines : mégalomanie, mysticisme, machiavélisme […][2] ». Et il ne s’agit pas uniquement du contrôle de l’appareil d’État, mais du contrôle de « tous les aspects de la vie nationale et même de la vie privée des citoyens[3]. »  Le duvaliérisme opère donc comme un système totalitaire dont l’objectif consiste à soumettre toutes les institutions et organisations étatiques, civiles, religieuses, professionnelles. Ce système est soutenu par une violence qui ne connait aucune limite : assassinats et disparitions d’individus sans aucune raison valable, massacres de familles (y compris des nourrissons et des vieillards) d’opposants réels ou fictifs, expropriations arbitraires, déportations de masse, etc.

Ce climat de terreur marqua de façon indélébile, pendant tout le long règne du duvaliérisme, l’imaginaire collectif de la nation, toutes classes confondues. Toutefois, ne nous y trompons pas : si le duvaliérisme parait être, dans ses manifestations, un système politique indépendant du reste de la nation, s’il a transformé de façon inédite l’État haïtien, si sa mainmise sur la société civile même est profonde, il n’en demeure pas moins que ce régime politique, malgré sa singularité, fait partie d’une pratique du pouvoir qui a historiquement caractérisé les différents gouvernements haïtiens : la tendance à centraliser le pouvoir entre les mains du dirigeant.

Cette centralisation, comme le soutient Trouillot, est déterminée par une structure socio-économique marquée par la bipolarisation : l’exclusion radicale de la paysannerie du pouvoir économique et politique, exclusion mise en œuvre depuis l’indépendance (1804) par les classes dirigeantes. Une bipolarisation d’autant plus significative que la paysannerie représente plus de 80% de la population jusque dans les années 1980. Pour Trouillot, l’État totalitaire duvaliérien (contrairement aux autres formes d’État, qui étaient autoritaires) constitue une « réponse équivoque et criminelle » à cette crise structurelle.

Autrement dit, l’État duvaliérien serait une tentative monstrueuse de surmonter une crise qui a toujours caractérisé la société haïtienne depuis sa fondation, crise dont les classes dirigeantes n’ont jamais eu la volonté de résoudre ni même de penser. Le duvaliérisme serait donc un système politique totalitaire basé sur la violence extrême pour reproduire le statu quo.

L’État duvaliérien en ce sens répond à un besoin de violence des classes dominantes dans l’objectif de pérenniser leur domination. Cette collusion entre la bourgeoisie et le duvaliérisme devient plus manifeste sous le règne du fils de Duvalier, Jean-Claude Duvalier, qui a succédé à son père en 1971, collusion qui se fait au même moment où les différents gouvernements étatsuniens appuient sans réserve la dictature au nom de la lutte contre le communisme. La « révolution économique », promue par le fils, après la destruction systématique de toutes formes d’opposition, consiste, en partie, à encourager l’installation des compagnies de sous-traitance majoritairement nord-américaine dans le pays. Des compagnies qui s’installent dans l’unique but de profiter de la main-d’œuvre haïtienne à bon marché, une main-d’œuvre, qui dans le contexte de la dictature, est corvéable à souhait.

L’effondrement de l’État totalitaire duvaliérien en 1986 constitue un tournant historique non seulement dans la mesure où les classes dominantes n’arrivent pas à former un État fonctionnel à partir duquel elles auraient pu garantir leurs intérêts, mais également dans la mesure où le peuple a investi la scène politique et compte désormais participer démocratiquement à la constitution de l’État. De toute évidence, l’oligarchie haïtienne n’est pas à la hauteur de ces défis. Elle ne peut entreprendre de démocratiser les institutions étatiques sans en même temps compromettre ses intérêts. De même que l’impérialisme, incarné aujourd’hui par les pays du Core Group dont les États-Unis et le Canada, ne peut admettre que des élections démocratiques et libres aient lieu dans le pays, puisque, objectivement, l’établissement de la démocratie signifierait la remise en question de sa domination.

Aujourd’hui, la crise profonde que traverse l’État haïtien est sans aucun doute liée à l’effondrement de l’État duvaliérien, un héritage objectif du duvaliérisme. Cela explique, en grande partie, pourquoi le monopole de la violence de l’État ne soit plus possible et que maintenant ce sont en général les bandits armés qui, alimentant le climat de terreur dans les grandes villes du pays, assurent également la pérennité du statu quo.

Le fonctionnement politique du régime Phtk s’inscrit dans le cadre de cet héritage de l’État duvaliérien : la soumission des institutions (même si maintenant il s’agit plutôt de la destruction de ces institutions, faute de pouvoir les domestiquer), le contrôle et la dilapidation des biens de l’État, le clientélisme, la totale indifférence vis-à-vis des problèmes socio-économiques, la terreur entretenue par les bandits armés, etc. Certes, le régime de facto actuel ne peut plus reproduire l’idéologie de couleur qui a joué un rôle constitutif de l’État duvaliérien, même si certains adeptes du duvaliérisme mettent toujours de l’avant cette idéologie mystificatrice pour « expliquer » la crise actuelle. 

Aujourd’hui, s’il est évident que le dépassement de l’héritage de l’État duvaliérien nécessite la construction d’un État de droit, ce dépassement n’est possible, même dans le cadre de cet État, que dans la mesure où l’on procède à une analyse historique qui permet de comprendre pourquoi et comment l’État haïtien, depuis l’indépendance, s’est reproduit comme un État exclusif, despotique et même antinational. Il est essentiel également de comprendre quelles sont les conditions sociales favorisantes, selon l’expression du sociologue Pierre Bourdieu, qui rendent possible l’émergence, dans le contexte social haïtien, d’un État totalitaire comme celui de Duvalier.    

 

Alain Saint-Victor


[1] Michel-Rolph Trouillot, Haiti: States against Nation. The Origin and Legacy of Duvalierism, Monthly Review Press, 1990, p. 171

[2], Gérard PIERRE-CHARLES, Radiographie d’une dictature. Haïti et Duvalier. Les Éditions Nouvelle Optique, Montréal, 1973, Édition refondue et augmentée. Préface de Juan Bosch, p.83

 

[3] Ibid., p.51

LAISSEZ UN COMMENTAIRE

0 COMMENTAIRES