Lettre ouverte au Premier Ministre Dr Ariel Henry et au Président Luis Abinader

Proposition d’une structure de conciliation pour une résolution pacifique du conflit sur la rivière massacre 

 

Le 27 septembre 2023

 

Monsieur le Premier Ministre,

Monsieur le Président,

 

J’ai l’honneur de m’adresser à vous en me référant au différend qui oppose les deux pays sur l’usage des eaux de la Rivière Massacre. C’est un sujet préoccupant pour tout un chacun d’autant plus que cette discorde affecte considérablement les deux peuples tandis que vous semblez encore tarder à vouloir sortir ensemble de la crise de manière pacifique et durable.

Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Président, je peux imaginer combien il est difficile pour l’un comme pour l’autre d’opter pour une solution raisonnable et juste qui soit favorable pour l’un des peuples sans être dommageable pour l’autre.

L’opinion publique des deux pays est divisée sur la voie à prendre. D’aucuns pensent que les deux pays doivent recourir à l’arbitrage international tel qu’il est prévu par le Traité de paix, d'amitié et d'arbitrage du 20 février 1929 ou saisir le règlement judiciaire international, notamment celui de la Cour internationale de justice (CIJ), prévu par la Charte des Nations-Unies et le Pacte de Bogota.

Tout en reconnaissant le bien-fondé juridique de la procédure arbitrale et du règlement judiciaire international, je suis aussi conscient de leurs incommodités majeures desquelles nous devrions épargner les deux pays. Je suis donc de ceux et celles qui croient fermement que pour sortir de manière durable et le plus promptement possible de la crise, il faudrait choisir la voie diplomatique du dialogue et de la négociation bilatérale.

En ce qui concerne l’option de la procédure arbitrale, au moins l’un des deux pays pourrait recourir effectivement à un cabinet privé d’arbitrage international ou à la Cour permanente d’arbitrage de la Haye (CPA).  Le recrutement d’une firme ou d’un cabinet privé d’arbitrage international tel que ceux de Londres (LCIA), de Stockholm ou de Pékin ne serait pas cependant le plus approprié pour le litige en question. De plus, ces procédures coûtent généralement très cher et s’adaptent mieux à des conflits commerciaux entre entreprises privées. Pareillement, selon le règlement de 2012 de la CPA, le pays demandeur, le défendeur ou les deux sont soumis au paiement de nombreux frais d’arbitrage généralement élevés relatifs aux honoraires et aux dépenses courantes à la fois des arbitres choisis, des experts consultés et du bureau international de la Cour.

Par ailleurs, en vertu de l’article 33 de la Charte des Nations-Unies et l’article 31 du Pacte de Bogota, le recours au règlement judiciaire de la Cour internationale de Justice (CIJ) serait également légitime. Toutefois, pourrions-nous aujourd’hui soumettre la patience du peuple à une telle procédure habituellement longue et pénible pouvant durer entre deux ans et beaucoup plus?

En outre, Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Président, rappelons-nous que le recours aux juridictions internationales n’est envisageable en principe qu’après l’épuisement de la voie diplomatique. De ce fait, confiant que cette voie est encore ouverte et que les deux pays peuvent encore aujourd’hui, comme dans le passé, compter sur leur volonté et leur capacité à résoudre leurs éventuels conflits, permettez que je vous propose une solution diplomatique à travers la méthode de la conciliation.

Ladite proposition consiste à créer une Commission bilatérale de conciliation qui, assistée d’un agent conciliateur international (représentant d’un État tiers ou d’une organisation internationale dont les deux États sont membres), aiderait à nous sortir de la crise en un processus de sept étapes et dans un délai raisonnable – et réaliste j’ose le croire – de soixante jours.

 

La proposition de la conciliation : sa méthode, ses acteurs et ses étapes

La proposition de la voie de conciliation en vue d’une solution pacifique et définitive au présent litige opposant la République d’Haïti et la République dominicaine autour de l’utilisation des eaux de la Rivière Massacre :

  1. Première étape : La République dominicaine répond positivement à l’invitation au dialogue du gouvernement haïtien en échange d’une déclaration d’engagement de celui-ci signifiant sa prise en charge officielle du projet de construction du canal. Les deux États choisissent d’un commun accord l’agent conciliateur international.
  2. Deuxième étape : En acceptant de revenir à la table de dialogue, le gouvernement dominicain procède à la levée TEMPORAIRE de ses récentes mesures (fermeture des frontières, interruption de l’émission de visas aux Haïtiens, interdiction d’entrée, etc.) et s’engage à n’entreprendre présentement aucun ouvrage parallèle sur la Rivière Massacre. Le gouvernement haïtien, pour sa part, décrète la suspension TEMPORAIRE des travaux de construction du canal sur la même rivière pour évaluation.
  3. Troisième étape : Les deux États créent une Commission Bilatérale de Conciliation (CBC) et désignent ses membres respectifs. Ladite Commission comprendra 12 membres, six membres de chaque côté choisis en fonction de leurs homologues respectifs : (1) le Chef de la mission diplomatique haïtienne en République dominicaine / son homologue en Haïti, (2) le Secrétaire technique/exécutif  de la Commission mixte haïtiano-dominicaine, (3) le directeur technique des frontières (Haïti)/directeur de la direction Limites et Frontières (RD), (4) un technicien de haut niveau en ingénierie hydraulique, (5) un technicien de haut niveau en études environnementales et (6) un juriste spécialisé de préférence en droit du contentieux international. 
  4. Quatrième étape : Ouverture des travaux de la CBC sous les auspices du conciliateur. Principaux points de l’agenda :  a)- (re)définition conjointe du sujet de la controverse, du siège de la commission et des règles de la procédure de conciliation dont la signature de la déclaration conjointe d’un engagement pour le respect et l’application obligatoires des délibérations finales (article 6, traité de 1929); b) élaboration des termes de références en vue du recrutement d’une firme internationale neutre (afin d’éviter tout conflit d’intérêt) ou la formation d’une équipe binationale haïtiano-dominicaine (Direction Évaluation Impact Environnemental en RD / Bureau National d’Évaluation Environnementale (BNEE) du Ministère de l’environnement en Haïti) pour une étude d’évaluation des impacts binationaux de nature environnementale et sociale du projet haïtien en cours et des projets dominicains existants sur la Rivière Massacre.
  5. Cinquième étape : Deuxième rencontre de la CBC : Approbation, après l’autorisation conjointe des deux gouvernements, du recrutement de la firme ou de la mise en place de l’équipe binationale d’évaluation, validation des activités et du budget de l’étude.
  6. Sixième étape :  Conduite de l’étude en 30 à 45 jours ouvrables et soumission du rapport final à la CBC. Points clés à traiter dans le rapport: a) description et analyse de l’état des sites; b) description et analyse des projets; c) description et analyse de tous les éléments et ressources naturels et sociaux affectés ou susceptibles d’être affectés par la réalisation de ces projets; d) indication des mesures prévues pour éviter, réduire, éliminer ou compenser les effets dommageables; e) recommandation d’un plan de construction et de gestion environnementale.
  7. Septième étape : Troisième rencontre de la CBC : Présentation des résultats de l’étude, discussions, négociations et délibérations finales.

 

Monsieur le Premier Ministre, Monsieur le Président, je vous remercie de l’attention que vous porterez à ma proposition. Je reconnais aussi évidemment qu’il vous revient de manière souveraine de décider des voies à suivre et de l’issue finale que vous jugerez bon de donner à cette affaire. Il était toutefois important pour moi d’apporter ma modeste contribution à ce que je crois être un devoir citoyen personnel, en tant qu’ancien ambassadeur d’Haïti en République dominicaine, de participer dans la conception d’une formule pouvant mener au plus vite à un dénouement heureux, efficace et responsable de la crise.

Sur ce, je saisis l’occasion, Monsieur le Premier Ministre Henry, Monsieur le Président Abinader, pour vous renouveler les assurances de ma plus haute considération.

 

 

Smith AUGUSTIN

Ex-Ambassadeur d’Haïti

en République dominicaine

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