Haïti au-delà de la construction du canal sur la rivière Massacre

Aucun peuple, aucune société ne peut pas atteindre une dimension de grandeur sans la construction réelle de symboles capables de créer une forte cohésion entre les forces vives de la nation. Ces symboles sont pour la population une source de grandeur d’âme lorsqu’elle fait face à des difficultés nationales ou encore une marque de distinction entre la population locale et le reste du monde.

Pour atteindre cette dimension, la société doit s’organiser en mettant en place des institutions capables de garder en vie ces symboles, de les protéger et d’assurer la transmission des valeurs qui existent autour de ces œuvres de génération en génération. Ces œuvres peuvent être des éléments matériels et immatériels ; d’énormes édifices qui sortent de l’ordinaire ; des infrastructures extraordinaires ; des espaces culturels ; des fêtes ou rituels religieux ; des œuvres historiques ; des espaces sacrés ; des sites naturels, etc. L’aspect symbolique ne réside pas uniquement dans la construction de l’œuvre, mais, dans l’histoire ou à travers des valeurs qui entoure sa construction ou sa manifestation. 

En ce sens, la construction du canal sur la rivière Massacre n’est pas une simple infrastructure agricole si l’on tient compte de l’histoire et des valeurs qui l’entourent. Elle est devenue un symbole de mobilisation et de prise de conscience nationale. Aussi, elle est une sorte de verge pour fouetter l’orgueil, la dignité des Haïtiens qui, pendant longtemps, ne sont jamais rassemblés autour d’un projet commun.

Cependant, cette mobilisation nationale doit être un levier de conscientisation capable de faire aux Haïtiens d’imaginer Haïti autrement. Elle doit être un point de repère pour rompre avec les anciennes pratiques qui nous plongent dans la misère ou qui font de nous le haillon du continent américain ou la honte d’une ancienne puissance ayant pour but de donner sens aux droits humains, notamment, de réhabiliter la « race noire ».

La racialisation de l’humanité est l’œuvre des colons pour réduire à une simple machine une catégorie de personnes sur la base de la couleur de leur peau. Cependant, depuis le 18 novembre 1803 avec la remise en question de l’ordre mondial existant par Haïti, une nation noire a vu naitre pour rehausser la race dite noire aux yeux de l’humanité. La Race noire est désormais devenue le symbole de la dignité humaine, de résistance et de liberté.

Aujourd’hui, Haïti est une société déchirée, pataugée dans une instabilité politique qui n’en finit pas. Une société caractérisée par l’insécurité, l’exclusion sociale, la famine : plus de 40% de la population est dans l’insécurité alimentaire ; des maladies endémiques qui rongent la population, la dépendance alimentaire, le désespoir, la fuite des cerveaux, la déculturation et la perte de notre identité nationale.

C’est dans ce contexte, pour faire face à ce marasme dans lequel se trouve notre pays, nous devons imaginer Haïti une autre manière au moment même nous construisons le canal sur la rivière Massacre. Cette nouvelle façon de rêver Haïti doit prendre en compte les éléments essentiels sur lesquels nous devons agir le plus rapidement possible en vue de poser le fondement du modèle de société voulu. Pour ce faire, il faut : restructurer et renforcer les institutions du pays ; redynamiser la production nationale ; créer les conditions nécessaires pour favoriser le développement territorial ;

  1. La restructuration et le renforcement des institutions nationales

Depuis qu’Haïti s’est lancée dans l’expérience démocratique post-Duvalier, le pays s’est plongé dans une transition qui ne finit pas. Dans un article de Pierre Raymond Dumas publié le 6 juillet 2019 sur la question, il avait prévu que cette crise allait 10 fois plus dévastatrice que celle de 1986, de 1991 et même celle de 2004. Encore une fois, la bamboche démocratique et l’action de certains membres de l’élite politique et économique cupides ont donné comme résultats la corruption systémique et la gangstérisation du pays entravant les conditions de vie des Haïtiens. La paupérisation du pays, la dégénérescence sociétale sont aussi les résultats des politiciens et des hommes de la classe économique du pays.

Fort de ce constat, il est aujourd’hui une urgence de stopper cette vague de crises inutiles créée par nous-mêmes avec la complicité de l’internationale. En plus, l’assassinat inacceptable du président Jovenel MOISE a encore une fois montré qu’il est plus qu’une urgence de dire non à la décrépitude de l’État d’Haïti. Sur cette base, il est temps de restructurer et renforcer les institutions en vue de pratiquer la bonne gouvernance pour une réelle transformation sociale. Ce processus doit commencer par la mise en place d’une nouvelle constitution qui charrie un projet de société inclusif capable de favoriser la stabilité politique en impliquant toutes les forces vives éparpillées sur tout le territoire national.

Pour y arriver, cette nouvelle constitution ne doit pas être l’affaire d’un gouvernement ni d’un groupe de politiciens et d’hommes d’affaires cupides, mais un véritable projet national avec la participation des associations professionnelles, de l’université, des organisations paysannes et des Haïtiens de partout constituant la diaspora haïtienne. Donc, la nouvelle constitution doit faire l’objet d’un véritable débat national franc, sans marronnage ni hypocrisie.

Cette nouvelle constitution est nécessaire puisque celle de 1987 a été bafouée, violée par des hommes et des femmes cupides qui n’avaient aucun sens de responsabilité ni aucune dimension de grandeur d’âme. Ces gens de demi-lumière pour répéter Anténor FIRMIN avaient fait un mascarade amendement qui n’avait pas respecté les procédures tracées par la constitution elle-même. En plus de ces gabegies, il faut souligner les vides institutionnels et le désaccord créé entre l’organisation des élections et le respect du temps constitutionnel qui sont contraires à l’application stricte de la constitution de 1987, donc, il est maintenant une nécessité d’avoir une nouvelle. Sinon, n’importe quelle élection qu’on organise sous l’égide de celle de 1987 sera la prochaine source d’instabilité politique dans le pays.

  1. Redynamisation de la production nationale

  Un pays qui se respecte ne peut sortir d’un servage économique qu’en créant chez lui des industries nationales en se fournissant lui-même de ce qu’il achetait au-dehors. C’est vers ce but qu’il faut concentrer tous nos efforts. Or, on ne passe d’une phase agricole à une phase industrielle qu’en perfectionnant son agriculture pour s’enrichir d’abord, dans une certaine mesure, puis pour acclimater chez soi après les avoir introduites des industries étrangères (L, J. Janvier, 1884).

Depuis la fin du 19e siècle Louis Joseph JANVIER eut à lancer cet appel solennel en vue d’une véritable redynamisation de la production nationale, particulièrement la production agricole. Aujourd’hui encore, la population tout entière a fait montre d’une volonté manifeste pour remembrer la production agricole en vue de retrouver la dignité nationale. Le maintien de la fermeture des barrières frontalières par la population en vue de concentrer ses efforts sur la construction du canal témoigne la volonté du peuple haïtien de lutter pour le perfectionnement de l’agriculture. Cette action ne suffit pas s’il n’y a pas une véritable politique agricole, même si l’on a construit 2000 canaux d’irrigation.

Il faut une politique agricole où l’État, les organisations paysannes, les associations de planteurs, les investisseurs, les coopératives et les ouvriers agricoles puissent construire une véritable synergie dans le but de faire une exploitation efficiente des terres agricoles tout en mettant en place un ensemble de mesure pouvant permettre aux ouvriers agricoles de gagner sa vie, comme : des crédits agricoles, de la formation dont ils ont besoin, un mutuel d’assurance de santé et une caisse de retraite.

S’agissant de la production nationale, nous ne devons pas se fixer uniquement sur l’agriculture et l’industrie agricole, il faut aussi réfléchir sur les métiers de l’art, les métiers marins et de la mode. C’est dans cette optique que depuis 1892, Edmond PAUL questionna : À quoi est-il propre, le peuple qui ne se confectionne pas même ses vêtements et ses chaussures ?  Il enchaina pour souligner que le peuple haïtien dispose des industries rudimentaires, malheureusement, ce dernier fut dissipé au vent soulevé par la rapacité gouvernementale. Dans cet ordre d’idée, il proposa la mise en place d’outils techniques de travail ; des capitaux pour l’organisation et l’accès au crédit et de la formation professionnelle adéquate dont il aurait besoin pour s’armer et suivre la concurrence étrangère (Edmond Paul, 1892).

Donc, pour redynamiser la production nationale, à côté de la véritable synergie qui devra créer par la mise en commun des différents modèles économiques à savoir : l’économie redistributive pour la mise en place d’abord, d’une politique agricole efficiente ; ensuite, la création des infrastructures agricoles et routières ; l’économie privée lucrative pour pouvoir investir dans la productivité et l’industrie agricole et l’économie sociale et solidaire pour les crédits agricoles à faibles taux d’intérêt et la mise en place d’un système de sécurité sociale à travers des mutuels d’assurance de santé et de caisse de retraite en support à la faiblesse de l’État central et des collectivités territoriales à ce niveau. Dans la même veine, il faut l’accès au crédit et la formation adéquate pour les ouvriers, les artisans et pour le renforcement des petites et moyennes entreprises.

  1. Création des conditions nécessaires pour un réel développement territorial

 Chaque région du pays comporte sa spécificité en matière de culture, de production agricole à côté des sites naturels et historiques avec surtout un mode d’organisation sociale locale qui crée un dynamisme qui, malheureusement ne trouve pas de l’encadrement ni des différents gouvernements qui se succèdent ni de l’élite économique. En plus de cette richesse diversifiée, il faut mentionner les 1771 kilomètres de côtes qui apportent un plus dans certaines régions du pays.

Malheureusement, malgré cette richesse, la population patauge dans une misère atroce au mépris des dirigeants et d’un petit groupe qui détient les finances du pays par la corruption et une économie axée sur l’importation sans penser à un réel investissement dans le but de créer les conditions favorables pour un réel développement du territoire national.

Ici, le développement territorial renvoie à un mode d’organisation d’acteurs dans un contexte géographique donné dans la perspective de trouver des solutions à des problèmes communs (Pecqueur et Içaïna,2012). Cette pratique entre dans une forme d’institutionnalisation du territoire capable de créer un système productif qui prend en compte les différents acteurs en vue de mettre en place une dynamique de recomposition économique. Ce processus, qu’on appelle innovation territoriale au sens schumpetérien du terme, vise à forger une reconnexion entre l’économie et la société.

Pour ce faire, il faut une délégation interministérielle à l’aménagement du territoire ; un cadre légal effectif de développement territorial et la création d’un cadre attractif territorialisé. Cette dynamique a pour fondement cinq éléments fondamentaux : création de partenariats entre les différents acteurs autour d’un projet de développement économique et social ; favoriser une dynamique de production avec l’implication de la communauté ; création d’un système de valeur, de règles ou de normes de production ; valoriser les richesses du territoire par la création d’un cadre attractif pour les entrepreneurs, les visiteurs et les consommateurs internes ou externes ; mise en place d’un système de gouvernance qui favorise l’apprentissage, l’innovation et la relation avec l’extérieur.

Donc, ce processus de développement du territoire peut permettre à l’État d’Haïti de procéder à une meilleure redistribution des richesses nationales. Pour renforcer cette dynamique, l’État doit créer une banque de développement qui sera chargée des transactions et du financement de projet de développement du territoire. Au sein de cette banque de développement, il faut qu’il y ait une structure d’étude et d’analyse techniques de nouveaux projets de développement industriel qui seront validés après recommandation par le gouvernement territorial.

  1. Pour une véritable mobilisation sur la question de souveraineté nationale en guise de conclusion

La question de souveraineté nationale peut être abordée sous deux angles principaux : d’une part, il faut considérer la domination des USA sur Haïti depuis plus d’un siècle, 1915 à nos jours. D’autre part, une dépendance alimentaire des USA et de la République dominicaine.

4.1. Le siècle de domination des USA sur Haïti

L’occupation américaine a eu de grands impacts sur le secteur agricole, notamment, sur la paysannerie haïtienne. Durant cette occupation, il y a eu un vaste mouvement de dépossessions des terres cultivables, d’expulsions et même de massacres de ces paysans et de leur descendance en République dominicaine. En plus, si l’on tient compte de ce processus de paupérisation de la paysannerie haïtienne, avec environ 77% de personnes vivant dans l’insécurité alimentaire dans le pays (Eric Pierre, 2015), on pourrait dire que le bilan des USA en Haïti est une plaie sur laquelle on doit agir. Ce siècle de domination, non seulement contrôle les activités politiques du pays, mais, il entrave la souveraineté du pays sur le plan politique, économique et social.

4.2. Dépendance alimentaire d’Haïti de la République dominicaine

Avec le déclin de la production nationale, Haïti est sous la dépendance alimentaire des USA et de la République dominicaine. Le pays voisin avec lequel on partage l’ile d’Haïti est très avancé sur le plan agricole et enchaine un vaste mouvement d’échanges commerciaux avec nous et, la balance commerciale est largement en faveur de la République dominicaine. D’ailleurs, la République dominicaine produit des denrées ou des biens exclusivement pour Haïti sans aucun contrôle de qualité ni respect des normes de production.

Pour faire face à cette dépendance à tous les niveaux des USA et de la République dominicaine, il est plus que jamais le temps de nous mettre au travail. Il faut maintenir et renforcer ce vaste mouvement de mobilisation en vue de réorienter l’économie du pays en passant d’abord par la construction d’un climat politique stable et éclairé favorable à l’accroissement de la production nationale tout en diversifiant les relations commerciales avec d’autres pays de la région.

Ce flambeau de mobilisation autour du canal doit être un point de repère pour créer une véritable synergie entre les acteurs de la vie nationale dans le but de constituer une véritable force de pression sur les dirigeants haïtiens afin qu’ils puissent mener le pays à bon port. Plus que jamais, nous devons travailler comme de vrais fils et fille du pays en vue de retrouver la souveraineté nationale.

Ce processus de reconquête de notre souveraineté doit nécessairement passer par la mise en place d’institutions efficaces, la formation des ressources humaines qualifiées et honnêtes, la construction des infrastructures adéquates, la création d’un climat favorable et d’un cadre attractif à l’investissement et la mise en place de politiques publiques visant l’amélioration des conditions de vie des personnes. Voilà donc pourquoi nous devons maintenir ce flambeau de mobilisation qui est désormais une véritable lutte de transformation sociale et de libération nationale tenant compte des enjeux et des défis à relever. Plus que jamais, nous devons nous unir pour le progrès d’Haïti.

 

Sedrick SAINTUS

Sedrick.saintus@gmail.com

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