Les déplacés internes de la ruelle Mayard : entre le dire et le faire des autorités étatiques et les acteurs humanitaires

 

 « Si l’universalité des droits humains a été conçue à Paris en 1789, l’accouchement a bien eu lieu en Haïti quelques années plus tard ». (Pierre Sané, 2009)

Veldwachter  (2019) souligne que les premiers gouvernements haïtiens ont tenté de faire de la nation haïtienne, nouvellement créée en 1804, un symbole, une terre d’asile protégeant et inspirant la liberté de tous les opprimés. De ce fait, historiquement, cette terre de liberté ne pourrait pas être un espace déshumanisant, invivable et signe du désespoir pour ses propres filles et fils.  Ce serait une aberration qui entre en dissonance avec le passé de ce grand peuple de la région des Caraïbes symbolisant une véritable mosaïque de cultures (Denis, 2006). Pourtant, aujourd’hui, des milliers de déplacés internes ou encore des réfugiés, dont des femmes et enfants, sont pourchassés par la violence dans les quartiers précaires et marginalisés en Haïti particulièrement dans la zone de Bélair, Ruelle Mayard et autres. Cet article veut décrire et présenter cette réalité à travers une étude spécifique sur le camp des déplacés internes de Solino suite à une visite de terrain. Cet article est subdivisé en trois grands points : contexte global des déplacés internes dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince en particulier ceux du camp de fortune de Solino, l’enjeu de la situation au regard des violences basées sur le genre et l’accès aux services de base et un appel à la responsabilité de l’État et des acteurs de l’humanitaire.

 

Contexte global des déplacés internes

La question des déplacés internes, surtout dans les quartiers populaires, a commencé historiquement au cours de cette dernière décennie, pas pour les mêmes causes, mais avec toujours les mêmes conséquences et la même mode prise en charge. Ainsi, l'Observatoire des situations de déplacement interne (IDMC) estimait à 33 000 les déplacés internes en Haïti dix ans après le tremblement de terre dévastateur de 2010 (IDMC, 2020). Le Groupe d'Appui aux Rapatriés & Réfugiés (GARR) avance de son côté que le séisme du 12 janvier 2010 a contraint 1.3 million de personnes à se déplacer et à s’éparpiller dans des camps de fortune. Il a été noté que certains camps n’étaient pas vraiment des camps de déplacés internes, mais plutôt des bidonvilles. C’est bien le cas du site de Canaan. D’une manière générale, les déplacés, quelle que soit la nature du déplacement, sont souvent très vulnérables en vivant dans des camps surpeuplés, des abris d'urgence et des quartiers populaires et informels avec peu ou pas d'accès aux services de base (soins de santé, eau et assainissement, hygiène publique, logements sociaux décents, éducation et autres). 


En 2018, un cycle de violence physique perpétrée par des gangs armés dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince a provoqué plusieurs centaines de morts et aussi des milliers de déplacés avec le « massacre de Lassaline » (Rapport RNDDH, 2018). Par la suite, les conflits et les violences de nature différente continuent de déraciner plusieurs centaines de personnes de leur foyer dans les quartiers précaires. Dans cette logique, le pays a connu, au cours de l’année dernière, une recrudescence accélérée de violence dans les quartiers de . (Grand-ravine, Bel-Air, Lassaline, Ruelle Mayard, Cité-soleil, Tibwa, Carrefour-feuilles, Martissant ainsi que dans certaines villes du pays comme Petite Rivière de l’Artibonite, Croix-des-Bouquets, Petit-Goave, etc. 


Ce phénomène de violence conjoncturelle observé dans ces zones urbaines et populaires est, en fait, l’expression d’une violence structurelle instaurée contre ces populations socialement marginalisées dans les quartiers des pauvres (Brumaire, 2021). En fait, tout d’abord, dans l’opinion publique, un discours discriminatoire et généralisant est construit contre ces quartiers – volontairement ou involontairement – les faisant passer pour des « zones de non-droit », des quartiers fragiles et non vivables, entre autres. Les habitants de ces quartiers sont perçus comme des individus violents et non socialisés. De plus, dans ces zones mêmes les « Services sociaux de base (SSB) » sont totalement absents. Pour survivre, les habitants ne font que développer des stratégies de survie différentes. Finalement, ces populations exclues et marginalisées constituent une « réserve électorale » pour les politiciens et le secteur économique libéral. À cet effet, concernant l’origine des armes à feu utilisées par les gangs armés contre ces populations forcées de se constituer en déplacés ou réfugiés, Jean Rebel Dorcenat, membre de la Commission nationale de Désarmement, Démantèlement et Réinsertion (CNDDR) explique, dans les colonnes du journal Le Nouvelliste, que: « le commerce juteux des munitions dans le pays est géré par 11 personnes, dont des individus des classes dominantes, des leaders politiques et des proches du pouvoir » (Le Nouvelliste, 2019).


C’est dans ce contexte global que certains quartiers sont incendiés dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince là où des rescapés du système d’inégalités sociales et économiques  avaient pris refuge. Ces populations sont forcées de créer des camps de fortune ou encore de se loger arbitrairement dans des espaces publics comme l’École Communale de Pétion-ville, le Centre Sportif Carrefour et Solino. Le Camp de Solino est le nom que les populations de la Ruelle Mayard qui ont envahi l’espace ont donné au nouveau campement habité depuis le 31 aout 2020, le soir même de leur déguerpissement dans la zone. 


En fait, le camp de Solino, constitué à la suite de l’intervention des membres du G9 dans la zone de ruelle Mayard, est situé au nord de la capitale sur un terrain privé. Ce camp, propriété de la Congrégation catholique, dans lequel les résidents vivent depuis aout 2020, abrite 350 familles. Cependant, il existe une autre catégorie de réfugiés qui résidait à la ruelle Mayard. Il s’agit des réfugiés internes invisibles qui, dans selon Hancy Pierre (2021), habitent un « quelque part» et non dans le camp de fortune de Solino. Ils ont déménagé de ces quartiers pour être accueillis par des proches là où la situation de sécurité est relativement plus stable. En conséquence, certains d’entre eux sont passés du statut de propriétaires à locataires ou hébergés. Cependant, il apparait que la plupart de ces personnes relocalisées de leur propre initiative ont repris logement dans la zone de Bas Delmas. En ce sens, des inquiétudes planent encore quant à la capacité locative de cette zone encore sous le contrôle des gangs armés. 


Conditions des femmes et l’inaccessibilité des services de base dans le camp de Solino. 
La marginalisation urbaine comme phénomène de désintégration socioéconomique est flagrante dans les pays en développement de l’Amérique latine particulièrement en Haïti (Louis, 2009). À Solino, comme déjà souligné, les déplacés internes sont des victimes des conflits et de violences déclenchés en aout 2020 par les membres du G9 en quête de territoire dans la zone de Mayard et de Bel-Air. Des dizaines de personnes, dont des femmes et filles, ont été forcées de fuir leurs résidences, parfois sans leurs parents, en vue de trouver un refuge paisible. Les femmes réfugiées et déplacées sont discriminées et marginalisées. Les gens sont délaissés, même le comité de camp qui devrait organiser l’espace est inopérant. Connaitre l’effectif exact des personnes dans ce camp est extrêmement difficile. Chacun avance ses propres statistiques selon son utilité et sa finalité. En ce qui concerne le bâtiment abritant les femmes réfugiées, il est subdivisé en plusieurs salles et des couloirs non appropriés. Les résidents sont exempts seulement du soleil et de la pluie, car le plafond est en béton, mais sont très vulnérables parce que l’espace n’est ni sécurisé ni contrôlé.  


Au niveau des services sociaux de base (SSB), si on se réfère aux indicateurs du Centre d'Étude sur la Pauvreté et l'Exclusion (CEPE) (2009), la population en général et, particulièrement, les femmes de ce campement sont considérées comme des gens pauvres en condition de vie si on considère le panier de consommation comme mesure de référence (ces indicateurs occidentaux). Leur revenu disponible à la consommation nécessaire pour se procurer de ce panier de biens et services pour la satisfaction de leurs besoins (nourriture, vêtements et chaussures, logement et autres biens et services) de base n’est pas garanti, quel que soit le niveau de l’échelle temporelle considérée. 
Par rapport à la promiscuité et l’hygiène, les femmes du camp de Solino vivent dans des conditions de vie infrahumaines. L’environnement de l’espace d’hébergement accordé aux femmes est insalubre et la situation est critique.  L’environnement est malsain avec des canaux de drainage à ciel ouvert où stagnent des eaux sales couvertes de moustiques. L’espace ne dispose pas d’un lieu de stockage de déchets et d’immondices. Il n’y a aucune disposition pour la gestion des déchets. À cet effet, un tas d’immondices mélangé avec des eaux stagnantes et puantes dégagent une odeur nauséabonde de manière permanente à l’entrée du camp. Les pratiques sont mauvaises. 
À l’intérieur des salles, tout se mélange et tout se confond dans l’espace : personnes humaines et matérielles. Il n’y a pas d’intimité pour les femmes. En conséquence, la violence basée sur le genre dans le camp est fort probable. La VBG (violence basée sur le genre) peut facilement prendre plusieurs formes dans le camp notamment : la violence sexuelle, la violence psychologique, le harcèlement sexuel, les tentatives de viol, le viol et l’agression physique.


En ce qui concerne l’eau, l’alimentation, la santé et l’éducation, l’espace ne dispose d’aucun système d’adduction d’eau potable de la DINEPA. L’alimentation en eau, quelle que soit sa finalité (hygiène personnelle et le bain, préparation de nourriture, lessive, etc.) est payante. Au niveau de la situation nutritionnelle, toutes les familles ne prennent pas le même nombre de repas par jour et l’alimentation n’est pas toujours adaptée à leurs besoins nutritionnels surtout pour les enfants et les femmes enceintes risqués à la malnutrition aigüe.  


 En termes d’accès à la santé, la situation du camp de Solino est problématique. Aucune disponibilité sanitaire n’est disponible et les femmes déplacées font face à un manque criant de ressources financières leur facilitant l’accès aux soins de santé privé et les médicaments payants parce que les actes de ces opérations de violence et de terreur ont contribué à leur décapitaliser. En matière d’éducation, beaucoup de réfugiés politiques du camp de Solino pour la plupart des enfants et des filles continuent de subir la reproduction des inégalités sociales qui existent au sein du système éducatif haïtien (François, 2010 ; Joint, 2005) parce qu’ils ne peuvent pas continuer leur étude. 
La situation des déplacés internes de Solino : Le miroir réel de l’échec de l’Etat et les acteurs de l’humanitaire 


Les déplacés de la Ruelle Mayard sont victimes parce qu’ils habitent un quartier précaire, un rejet de l’État. N’ayant pas la capacité financière et économique de se loger dans les quartiers « des gens de bien et riches ». Elles sont victimes de cette discrimination. De plus, aucune vraie politique sociale en leur faveur n’a été mise en place sur le régime politique actuel, à cet effet le fait d’assumer leur position politique anti-gouvernemental et de participer activement dans des mouvements sociaux contre le régime en place, ils ont payé le prix et ont été mis hors-jeu. Dans la perspective de Michel Foucault (1994), le « Bio-pouvoir », l’Etat a décidé de donner pouvoir aux gangs d’assassiner, d’incendier des maisons et d’en épargner d’autres. Le droit de vivre est à la merci des gangs. Et tout se fait avec la complicité de l’international et sous les yeux des acteurs humanitaires. Les victimes sont les produits de ces acteurs.


Dans le campement de Solino, l'aide apportée par les ONG et des organisations internationales pendant les premiers mois après le déguerpissement, a totalement disparu. La population de ce camp, après avoir été prise en charge partiellement par les gestionnaires de l’humanitaire, fait l'objet d'un abandon total par l’État et les acteurs de l’humanitaire pourtant elle ne peut pas se relever seule parce qu’elle est totalement décapitalisée. Malgré les nombreuses promesses farfelues, ces familles considérées comme des déplacés internes ne sont pas l'objet d'accompagnement ou de traitement spécial de la part des autorités étatiques, des organismes internationaux et les organisations non gouvernementales (ONG). Il reste encore beaucoup à faire notamment en ce qui concerne la protection des femmes, des filles et des enfants déplacés dont le nombre ne fait qu'augmenter en raison du manque d’organisation de l’espace. Aucune perspective de relogement durable n’est proposée jusqu’à présent à cette population oubliée dans sa situation de précarité et de mal-être social. Entre le dire et le faire, l’écart est trop grand. Les autorités en place et les organismes internationaux doivent agir en respectant leurs promesses, sans délai, pour faciliter le retour, dans leurs domiciles, de ces familles déplacées.

 

Rubson BRUMAIRE
Licencié en Économie 
Master en Développement (UEH)


Références bibliographiques
Brumaire, R. (2021). « L’asphyxie silencieuse du Grand Sud ». Https://www.lenational.org./post_free.php?elif=1_CONTINUE/tribunes&rebmun=1987
Denis, W. (2006).  « La bataille pour la mer des Caraïbes ». Le Nouvelliste. Consulté le 17 aout 2021 
François, P. E. (2010). Politiques éducatives et inégalités des chances scolaires. Port-au-Prince: Les Éditions de l’Université d’État d’Haïti.
GARR. (2010). « Groupe d'Appui aux Rapatriés & Réfugiés ». Consulté le 18/08/2021
IDMC. (2020).  « 50,8 millions de déplacés internes dus aux conflits, à la violence et aux catastrophes, un record ». Consulté le 28 avril 2020.
Joint, L. A. (2005). Système éducatif et inégalités sociales en Haïti : le cas des écoles catholique. Thèse de doctorat inédite. Paris : école des hautes études en Sciences Sociales
Louis, I. (2009). La capacité d’action collective des populations marginalisées dans le cadre des stratégies de lutte pour la reconnaissance. Les cas de Cité de l’Éternel à Port-au-Prince (Haïti) et de la Sierra Santa Catarina à Iztapalapa (Mexico). Thèse présentée à la Faculté des arts et sciences en vue de l’obtention du doctorat (Ph.D.) en Sociologie. Université de Montréal.
Foucault, M. (1994). Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris. 
Noël, W. (2019). «Le commerce juteux de munitions dans le pays est géré par 11 personnes», révèle Jean Rebel Dorcenat, membre de la CNDDR. https://www.lenouvelliste.com/article/205723/le-commerce-juteux-de-munitions-dans-le-pays-est-gere-par-11-personnes-revele-jean-rebel-dorcenat-membre-de-la-cnddr. Consulté le 21 juillet 2021
Pierre, H.  (2021). « Haïti-Migrations et Violences urbaines : Martissant, des réfugiés invisibles au prix de la parade humanitaire ». Consulté le 16/08/2021
RHDDH. (2018). Situation générale des Droits humains dans le pays au cours de la première année du gouvernement MOÏSE LAFONTANT. Bilan_Presidence_Jovenel_Moise_2017_à_2018_9Mar18.01.pdf (haitilibre.com). Consulté le 17 Juillet 2021

Sénat, J. D. (2021). « Fuyant les guerres, plus d’une vingtaine de réfugiés ont demandé asile en Haïti ». Le Nouvelliste. Consulté le 18/08/2021.
Veldwachter, N. (2019). Une « dette d’honneur » impensée. Les réfugiés juifs et la République d’Haïti. Cahiers d'études africaines, https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.25249. Consulté le 17 Aout 2021

  

 

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