Comprendre l'Haïti d'aujourd'hui à partir des retombées négatives du coup d'État du 30 septembre 1991

Partie I

NDLR: Au cours de ce mois de septembre 2022, soit 31 ans après le coup d'État sanglant du 30 septembre 1991 qui a fait plus de 5000 morts, Le National et le Professeur Esau Jean-Baptiste, spécialiste des questions haïtiennes et auteur de 8 huit livres sur Haïti et la politique américaine, se proposent de publier une série de dix articles sur ce dramatique  événement et ses conséquences sur l'Haïti d'aujourd'hui. Le but de cette série de publications  est de permettre aux lecteurs et lectrices de Le National de parvenir à une meilleure compréhension du coup d'État de 1991afin d'approfondir les réflexions sur la crise générale actuelle.

 

 

 

 

Peut-être que certains se demandent à quoi ça sert, plus de trente ans après, de revenir sur le coup d’État des militaires du 30 septembre 1991. D’autres pourraient objecter que le contexte politique a évolué et une telle analyse, par conséquent, n’est plus appropriée pour aider à comprendre la conjoncture de crise à laquelle le pays fait face actuellement.  Quelle que soit la préoccupation partagée par l’ensemble des analystes contemporains, cet exercice, de la candidature d’Aristide en 1990, du coup de force du 30 septembre 1991, de l’exile à Washington, du retour du président le 30 octobre 1994 aussi bien que des conséquences du coup d’État, est important.  Puisqu’il aide à cerner, dans un sens ou un autre, le projet politique de l’occident pour Haïti.  

 

Chercher à comprendre la situation socioéconomique et politique d'Haïti d'aujourd'hui, c'est chercher à comprendre le pays à travers l'enchevêtrement d'une démocratie post Jean-Claude Duvalier et le coup de force contre le pouvoir Lavalas le 30 septembre 1991.

 

Le processus de transition raté après la mauvaise gestion du gouvernement militaire qui avait succédé au départ de Jean-Claude Duvalier en 1986 avait conduit à une succession de gouvernements éphémères.  Pour l’auteur du livre Le Coup de Cédras, Hérold Jean-François, pendant la période de transition du départ du dictateur en février 1986 à mars 1990, Haïti avait connu plusieurs coups de force et tentatives de renversements de gouvernements.  « Au cours de cette trop longue période de transition, le pays a eu droit à quatre coups et tentatives de coup d’État : 19-20 juin 1988, coup du général Henry Namphy contre le Professeur Lesly Manigat ; 17 septembre 1988, coup du général Prosper Avril contre le tombeur de Manigat ; 3 avril 1989, conflit au sein des FAD’H, tentative de putsch des colonels Himmler Rébu, Philippe Biamby et Léonce Qualo, supportés quelques jours plus tard par le commandant des Casernes Dessalines, le colonel Guy André François. Le 10 mars 1990, un consensus national obtint le départ du général Prosper Avril, et Madame Ertha Pascal Trouillot, jusqu’à juge à la Cour de cassation, lui succède au Palais national, après un intermède de soixante-douze heures, assure honorablement par le général Hérard Abraham » (1)

 

Mais, trois ans après le massacre de la Ruelle Vaillant le 29 novembre 1987 par des forces obscurantistes, chiennes de garde du statu quo, le peuple haïtien s’était retrouvé une fois encore, face à l’histoire pour s’interroger, réfléchir et décider de la voie à suivre pour modeler le présent et dessiner un avenir meilleur pour les générations à venir.  Dans un pays encore très mouvementé et en pleine crise politique et sociale après le départ de Jean-Claude Duvalier, les duvaliéristes notoires demeuraient aux aguets et n’entendaient pas lâcher prise malgré l’adoption de provision constitutionnelle leur interdisant de participer aux élections générales de 1990.  En fait, c’était dans ce climat de confrontation entre un passé tyrannique nostalgique et l’émergence du projet démocratique qu’était planifié le scrutin de décembre 1990. 

 

Le scrutin du 16 décembre 1990 était le premier organisé en Haïti depuis les élections controversées du 17 janvier 1988. Par la suite, le pays avait connu une succession de gouvernements éphémères avec des coups d’État et des mouvements politiques sanglants. Face à cette situation, la tenue d’élections transparentes en 1990 s’avérait cruciale pour la survie de la démocratie haïtienne naissante.

C’était dans ce contexte troublant de la vie politique nationale avec une pléiade de candidats de toute tendance qu’avaient annoncé les élections générales du 16 décembre 1990. 

Le processus de mise en place par l’administration de Madame Ertha Pascale Trouillot et les alliés de l’international de sorte que toutes les structures de sécurité pour le scrutin du 16 décembre 1990 soient respectées ne visait pas un emmerdeur avec une carte de visite comme le jeune prêtre de Saint Jean Bosco.  L’international organisait le processus pour le candidat Marc Louis Bazin qui était, selon tous les derniers sondages d’alors, capable de gagner le scrutin dès le premier tour. Puisque, faute de candidats populaires pouvant représenter les masses, le scrutin du 16 décembre était presque acquis à la cause de l’internationale et du statu quo local.

Mais, dans le cadre du nouvel ordre mondial tant prôné par l’occident, avec l’indifférence du secteur populaire à pouvoir participer au processus, il manquait juste un semblant de légitimité populaire à cet enchainement électoral.  Ce dont la communauté internationale ne se souciait pas vraiment.  Elle voulait, dans le cadre du concept de nouvel ordre mondial et d’un semblant de démocratie, juste organiser des élections et mettre leur poulain au pouvoir pour avancer dans leur projet de néolibéral.

Pourtant un élément important allait donner à ces élections une nouvelle allure. Quelques jours avant la fermeture de la date fixée par l’institution électorale pour les candidats de se faire inscrire, le secteur démocratique qui avait opté pour le professeur Victor Benoit du KONAKOM comme leur potentiel candidat à la présidence avait changé de stratégie pour finalement faire choix d’un jeune et fougueux prête au verbe facile et captivant. Le candidat qu’avait choisi le FNCD (Front national pour le Changement et la Démocratie) au détriment du professeur Victor Benoit était bien entendu l’adepte de la Théologie de la libération, le prêtre de Saint Jean Bosco, Jean-Bertrand Aristide. La candidature du prêtre populaire Jean-Bertrand Aristide dans le processus de ces élections était porteuse d’espoir pour les classes défavorisées.

Donc, c’était dans ce contexte bien planifié pour le candidat de Washington, que l’emmerdeur Aristide, par son inscription dans le processus en octobre 1990, soit deux mois avant le scrutin de décembre, était venu tout déranger,   mais qui était-il ce battant ?

La candidature d’Aristide

Jean-Bertrand Aristide, prêtre très controversé avant et après le départ de Jean-Claude Duvalier en 1986, était un adepte de la Théologie de la libération adoptant une démarche et/ou un discours mettant l'accent sur la justice sociale.  Révolté par l’injustice sociale et économique dont étaient victimes les gens des classes défavorisées depuis l’indépendance d’Haïti en 1804, le Père Jean- Bertrand Aristide s’était fait le porte-parole des sans-voix.  À travers ses discours et ses prises de position contre le statu quo, Aristide représentait pour le peuple un immense espoir. Il était même considéré comme une sorte de Messie qui allait sauver les masses de la misère, du mépris, de l'injustice pour enfin goûter au bonheur paradisiaque réservé uniquement aux nantis " wòch nan dlo", cette " minorite zuit" qu'il abhorrait tant. 

À l’église Saint Jean Bosco, située dans un quartier marginal du côté Nord de Port-au-Prince, Jean-Bertrand Aristide critiquait le gouvernement de Jean-Claude Duvalier aussi ceux-là qui le succédaient après le 7 février 1986. En peu de temps, par ses prises de position contre les régimes d’alors, il était devenu le porte-parole des sans-voix et le défenseur des gens marginalisés des bidonvilles. L’ascendance de Jean-Bertrand Aristide avec des discours menaçants dans des manifestations populaires et mouvements étudiants  de lufaisaiti, rapidement, un leader national. C’était ce jeune prêtre dans la trentaine, qui, en raison de son verbe facile et sa popularité parmi les classes les plus défavorisées du pays qui avait été choisi comme candidat aux élections présidentielles de décembre 1990 par « le Front national pour le Changement et la Démocratie (FNCD), qui regroupe 15 organisations de centre gauche, bien que Victor Benoît, chef du KONAKOM ait un temps été pressenti. »

Durant sa campagne électorale de quelques semaines, Jean-Bertrand Aristide proposait de « soutenir l'industrie et l'agriculture, à viser l'autosuffisance alimentaire par une réforme agraire, à lutter contre la contrebande dans les ports, à réorganiser l'administration et à augmenter le salaire minimum. » En peu de jours de campagne, le candidat Aristide laissait croire qu'une fois arrivée à la Magistrature Suprême de l’État, il allait réparer les inégalités sociales qui ont miné et divisé le pays depuis son indépendance en 1804. Tout louverturien qu'il voulait être, c’est comme s’il insinuait qu’il allait reprendre ou continuer avec l’idéal dessalinien là où il s’était arrêté le 17 octobre 1806 avec la mort de l’Empereur Jean-Jacques Dessalines au Pont-Rouge. Selon le feu Renaud Bernardin, « Aristide cristallisait l’espoir des petites gens. »   C’était cet espoir qui explique partout où il passait, les gens se bousculaient pour approcher et entendre parler Jean-Bertrand Aristide, leur idole.  C’était aussi, ce discours qui faisait peur aux oligarchies haïtiennes et leurs alliés de l’international.

Si d’un côté, sa présence dans le processus dérangeait, pour le secteur démocratique et populaire, l’annonce de la candidature d’Aristide aux élections était comme un stimulant pour les masses. Jusqu’avant sa déclaration de candidature, les masses populaires étaient réticentes au projet du scrutin annoncé par le pouvoir en place. Mais avec l’aspiration du jeune prêtre à devenir président du pays, les masses s’étaient très vite identifiées à la figure charismatique d’Aristide.  Quelques jours ayant suivi son inscription à ce processus, d’un coup, des quatre coins du pays, les gens formant l’électorat qui, jusqu’avant, étaient indécis à participer au scrutin du 16 décembre, faisaient la queue pour se faire inscrire dans les bureaux de vote.  

 

En un temps record, les bureaux d’inscriptions du Conseil Électoral Provisoire qui, en dépit des propagandes massives dans les stations de radios et des chaines de télévision autour des élections, étaient, jusqu’avant la candidature d’Aristide, restés vides étaient passés en quelques jours de salles vides en des lieux de véritable attroupement populaire. Partout, on pouvait remarquer à l’extérieur des bureaux, à longueur de journée, une foule massive de jeunes et de vieillards sous un soleil de plomb, motivée à se procurer leur carte électorale.  

 

Comme le candidat Lavalas gagnait du terrain, des adversaires dans la course qui s’étaient vus perdants face à ce jeune prêtre très populaire avaient planifié des stratégies de réponses de l’après-élection.

Regrouper en des alliances conjoncturelles faites selon le panorama culturel et politique du pays, certains candidats des petits partis ou groupements politiques sans aucune représentativité réelle sur le terrain, ils planifiaient, après la victoire d’Aristide, à décrier les irrégularités du scrutin du 16 décembre. Questions non seulement de brouiller les cartes, mais aussi de rendre illégitime le pouvoir du prochain élu. Tandis que d’autres, de souches militaires et macoutes pensaient, selon eux, pour sauver le pays contre ce gauchiste appelé Aristide, si toutefois il est élu, c’est d’abord empêcher son investiture.  Quant à la communauté internationale, à travers des puissantes ambassades dans la capitale haïtienne, elle réfléchissait déjà à des stratégies de sabotages ou d’isolement du gouvernement de ce prêtre populaire de tendance de gauche.  Ainsi, avec une partie de la classe possédante du pays, l’aile réactionnaire de l’institution militaire, aussi bien que de certaines ambassades à Port-au-Prince, l’idée d’un coup d’État, même avant la victoire d’Aristide, était déjà en gestation.

À chaque jour qui passe, Aristide faisait peur. « Dès sa campagne électorale, l’on pressentait déjà un malheur à venir. En effet, il articulait sa campagne dans la lutte contre la corruption, les mauvaises pratiques, des fonctionnaires, la fraude, l’exploitation de la masse populaire par une élite bourgeoise étrangère. Mais surtout, il promet de faire une réforme au sein des forces armées d’Haïti. (FAD’H). » (2)

Si d’un côté c’était la grande mobilisation, entre-temps, la candidature de ce jeune prêtre continuait d’être mal vue par l’oligarchie traditionnelle, certains clans de la classe d’affaires, la classe politique de tendance de droite réactionnaire aussi bien qu’une frange de la communauté internationale.

 

L’incident dans la commune de Pétion-Ville était un cas classique prouvant que les représentants du statu quo digéraient très mal la candidature d’Aristide. Puisque, lors d’une rencontre de campagne électorale dans cette commune, particulièrement le 5 décembre 1990, des opposants à ce jeune prêtre avaient, à travers l’explosion d’une grenade, fait plusieurs morts et des blessés graves dans le camp des supporteurs d’Aristide.

 

En dépit de cet acte criminel et d’autres dérapages incontrôlés comme des discours incendiaires des secteurs anti-changement, au fur et à mesure qu’on avançait dans le processus, contrairement au scrutin du 29 novembre 1987, à l’exception bien entendu de certaines localités, les matériels électoraux pour les élections étaient parvenus à temps dans les bureaux de vote.  Ne voulant pas répéter les mêmes erreurs de novembre 1987, comme la promesse avait été faite bien avant l’arrivée de l’emmerdeur Jean-Bertrand Aristide, tout en tenue parole, d’un côté, la communauté internationale assurait les moyens logistiques et sécuritaires des matériels dans les bureaux de vote, tandis que de l’autre, l’armée d’Haïti assurait non seulement la sécurité des candidats durant leurs déplacements de campagnes électorales, mais aussi tout le territoire durant la journée du vote du 16 décembre.  

 

Quant à l’ambassadeur américain Alvin Adams (Bourik chaje), vieux routier de la politique, comme il maîtrisait bien la culture haïtienne et la langue créole du pays, il tirait dans son riche répertoire des proverbes du terroir pour scander à la veille du scrutin : « se depi nan samdi pou w konnen kòman dimanch ou ap ye. »  C’était une façon pour l’ambassadeur, dans son langage codé, de dire que la journée électorale sera une réussite.

 

Pierre Mouterde et Christophe Wargny, dans leur livre, Aprè bal, Tanbou lou. Éditions Austral, Paris 1996 écrivent que : « La nuit est tombée sur Port-au-Prince. Tôt. Nous sommes le 16 décembre 1990, soir d’élections, au cœur de l’hiver caraïbe. » (3) 

Effectivement, si la nuit fatidique du samedi 28 novembre 1987 contraignait quelque part la population à se terrer chez elle, par peur d’être descendue par les balles assassines des uzis et mitraillettes des militaires et macoutes, celle du samedi 15 décembre 1990 était bien différente. « La nuit, cette fois, n’est pas hachée par les bruits des uzis, les mitrailleuses de l’armée ou des macoutes » (4), peut-on aussi lire dans le livre de Pierre Mouterde et Christophe Wargny

Le jour du scrutin

 

Ce dimanche 16 décembre 1990, à Port-au-Prince la capitale, comme dans les autres communes, villes et sections rurales des provinces, c’était une foule, une marée humaine venant de toutes les couches sociales, hommes et femmes âgés d’au moins de 18 ans, croyants ou athées qui défilait pour aller voter leurs candidats favoris. Du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest en passant par l’Artibonite ou la Grand-Anse, ils venaient de partout pour remplir leur devoir civique. Quant aux supporteurs d’Aristide, que ce soient dans les villes, les zones rurales, urbaines, les faubourgs, les bidonvilles et zones défavorisées comme Solino, Carrefour Feuille, Martissant, Cité Soleil, Bel-Air, La Saline, Ste Hélène, Raboteau et La Fossette, etc., ils avaient fait le grand déplacement pour dire non aux forces réactionnaires et rétrogrades, mais oui au changement du pouvoir politique et à la démocratie.  

 

On pouvait lire sur le visage des gens dans les bureaux de vote ou dans les rues, une lueur d’espoir qui contrastait avec l’atmosphère grisâtre héritée de la période dictatoriale sanguinaire. La grande majorité avait décidé d’élire le jeune prêtre des bidonvilles. Un simple regard sur le visage des jeunes suffisait pour comprendre cette fierté inouïe d’avoir rempli leur devoir civique. Comme dans le refrain d’une chanson bien huilé, ils avaient tous un seul refrain ou discours : Titid se nou, nou se Titid. 

 

Contrairement aux autres candidats à la course, aux yeux des masses, le père Aristide incarnait l’espoir. Il symbolisait l’aspiration de tout un peuple. Dans son livre, Haïti : L’État de choc, Dr. Pierre Sonson Prince écrit que : « La majorité des Haïtiens voyait en lui un messie, un père, à un moment ou toutes les institutions du pays étaient tombées en faillite. Ceux qui lui proposaient de se présenter aux élections avaient raison, lui seul était capable en effet, de drainer le peuple dans une mouvance électorale. » (5)

 

Le 16 décembre 1990, après la première consultation électorale (29 novembre 1987) de l’ère démocratique en Haïti, avorté à la suite d’un massacre, particulièrement des électeurs aux bureaux de votes de la ruelle Vaillant, à Lalue (Port-au-Prince), Jean-Bertrand Aristide, avec 67,48 % des voix, remportait l'élection présidentielle. Parmi une dizaine de candidats qui participaient aux élections présidentielles de décembre 1990, sans grande hésitation, le peuple avait fait choix du prêtre des bidonvilles comme président. « Le 16 décembre 1990, Jean-Bertrand Aristide, un prêtre catholique critique du régime Duvalier, remporte l'élection présidentielle avec une majorité de votes devant Marc Bazin, un ancien employé de la Banque mondiale. Cette élection constitue une transition démocratique réussie pour Haïti, régi par des puissances extérieures ou des dictatures depuis 1804. » (6)

 

 

Prof Esau Jean Baptiste

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