Les marges du politique et misère de la citoyenneté en Haïti

Dernière partie

3- La politique d’enrôlement comme moyen de garder jalousement  l’espace public dans un geste égoïste

Ce jeu d’inclusion au moyen de l’exclusion est l’expression de la privatisation de l’espace public comme véritable espace d’entre soi s’érigeant en ghetto doré. Comme le dit Nicolas Poirier, l’agora, l’espace politique, « n’est ni l’espace privé de la maison familiale, ni le privilège d’une minorité ayant le droit de décider pour les autres et à leur place, mais un lieu ouvert à tous les citoyens permettant la libre confrontation d’opinion diverse, voire opposée, concernant le bien commun. » Cette ouverture dont parle Poirier, même dans la Grèce Antique, n’était pas ouverture à tout le monde, elle ne l’était aux femmes, aux enfants, aux étrangers et aux esclaves. Les citoyens étaient des hommes libres ayant le privilège de siéger dans l’agora et en mesure d’occuper l’ecclésia comme pouvoir politique.

Manifester la citoyenneté, sont confisqués par de petits groupes de privilégiés qui, en complicité avec ce qu’on appelle communauté internationale, en se barricadant dans une abondance grossière et honteuse, décident aisément de l’avenir du pays et du peuple pris comme simple appendice de la société. En dépit des participations récurrentes à des mouvements de protestation, ce dernier n’arrive pas jusque-là à escalader le ghetto doré que constitue l’espace politique. Il est toujours gardé à distance comme véritable vie nue, comme instrument de pression et de chantage (Jean Bertrand Aristide est champion à ce jeu). Toutes les modalités de l’espace public lui sont confisquées. Comme on l’a vu plus haut, Castoriadis saisit l’espace poli tique comme un « […] endroit public privé où les individus se rencontrent, ou ils discutent, ou ils échangent, où ils forment des associations où des entreprises, où l’on donne des représentations […], privées ou subventionnées, peu importe.

» En Haïti, l’espace public est cloisonné, comme le dit Michèle Pierre Louis, citée par Alain Gilles (2012) ; selon elle, « nous vivons dans un pays cloisonné, fracturé, où l’on ne se donne pas le temps pour se rencontrer vraiment. Les conséquences sont multiples : les riches se rencontrent entre eux, les pauvres se rencontrent entre eux de leur côté, les paysans se rencontrent entre eux, les ouvriers se rencontrent entre eux, les gens du secteur privé se rencontrent entre eux, les gens de la diaspora se rencontrent entre eux, les étudiants se rencontrent entre eux, etc. Le pays ne se mélange pas assez, il n’y a pas assez de débats entre les différents secteurs pour des échanges, pour des discussions de façon à aboutir à des compromis. » Il n’y a quasiment aucun espace de débat, aucun espace sain d’échange, les intellectuels sont atomisés, leurs idées se renferment dans des livres également fermés, endormis sur certaines étagères ou entreposés ; les associations sont pour la plupart des coquilles vides, réduites à la petite personne de leurs fondateurs, des petits clans convertis en cercle d’adoration mutuelle ; les entreprises ne sont appartenues qu’à des familles déconnectées du reste de la société ; absence prononcée d’espaces de loisir, ceux qui existaient dans le temps étaient surtout concentrés à Port-au-Prince au service des enfants des élites. À la question qu’est-ce qu’être citoyen, le paysan haïtien ne se faisait jamais d’illusion, sa réponse a été toujours sans ambiguïté : c’est, selon lui, quelqu’un ayant accès au privilège offert par la société ou quelqu’un ayant la possibilité de prendre part à la communauté politique : le paysan haïtien dirait : « antre nan sosyete a ».

D’ailleurs, son souci c’est toujours d’éviter à ses enfants de vivre son sort caractérisé par le mépris. Si on demande à un paysan haïtien pourquoi se sacrifie-t-il à son dur labeur, il répondrait que c’est pour permettre à ses enfants de trouver une place au sein de la société, devenir citoyen, c’est-à-dire être compté (Map goumen pou timoun mwen yo antre nan sosyete a). Ce souci se caractérise aussi par sa volonté de fuir les espaces socio-territoriaux de mépris : depuis 1843 le paysan cherche haïtien à fuir le pays en dehors qui représente à ses yeux un monde à part, dans le but d’être plus proche des mieux nantis pour pou voir bénéficier quelques miettes des privilèges confisqués.

Le financement des candidats, dans les élections réalisées durant ces trente dernières années, permet aussi de comprendre le processus de privation de l’espace politique. Il y a une opacité macabre sur le financement des candidats. Les campagnes électorales s’imposent de plus en plus comme espace de compétition entre fortunés, espace de démonstration de puissance financière. Delà, les nouveaux élus ne deviennent que de sous-traitants agissant sous la coupe réglée des groupes puissants de la « bourgeoisie » compradore. Comme aurait dit Wendy Brown(2009), les élections s’imposent, à cet effet, comme un véritable cirque fait de marketing et de management. C’est ce contexte qui a permis à la firme Ostos &Sola d’être très influente dans les présidentielles Haïtiennes organisées depuis l’arrivée de Michel Martelly au pouvoir.

Les votants sont donc « soumis à des campagnes de marketing sophistiquées qui placent le vote à égalité avec d’autres choix de consommation, tous les éléments de la vie politique sont progressive ment ramenés à des succès médiatiques et publicitaires. » Dans les termes de Brown, l’on peut dire que les dernières présidentielles ont fait de Jovenel Moise un produit du marketing électoral. On le propulse devant la scène à grand renfort de publicité, par le biais de ce que les Américains appellent success-story. Cette manière de confisquer l’espace politique empêche à la citoyenneté de surgir comme lieu commun ouvert à tous : la conjugaison de la citoyenneté démocratique est étouffée doublement par la politique d’assignation et celle de l’enrôlement ; celle-ci cède la place au triomphe d’une citoyenneté oligarchique.

Comme on vient de le montrer, tous les compartiments de l’espace public où devrait se manifester une citoyenneté ouverte à tous sont confisqués comme le privilège d’une minorité de semblables qui se soucie davantage à les garder comme lieux de distinction grossière ou de mise à distance de la majorité de la population. Ces différents compartiments, depuis les espaces de rencontre ou d’échange ( comme la presse dite traditionnelle, l’université, la rue, le parlement, l’église, etc.), aux structures associatives sociales, politiques, culturelles et économiques ( syndicats, associations influentes de la soi-disant société civile, partis politiques, cercles culturels, des cercles mondains, Tink tank économique et financier, associations patronales, etc.), sont appropriés comme des aires protégées, des espaces d’entre soi mis en place en vue de garantir la montée en généralité d’une minorité.

Comme aire accessible à de groupes restreints, l’espace public haïtien s’impose comme un véritable ghetto, comme enclos, ayant à son tour fait de la conjugaison de la citoyenneté un privilège oligarchique accessible à une minorité. Celle-ci fait également de la citoyenneté un véritable ghetto doré (haut lieu accessible à la haute société) dans le sens qu’elle soit source d’enrichissement et d’abondance, véritable bien rare ou butin convoité par les plus violents de la société. Leslie Manigat(2001) disait que durant le 19e siècle qu’une cargaison de marchandise débarquée au Bord de mer suffisait à enrichir son homme. Cela est valable pour la politique en Haïti : une participation à une législature, ou, par exemple, à un gouvernement de transition pendant au moins un an suffit à enrichir son participant. Ces espaces fermés ne le sont pas uniquement pour garder un entre-soi, mais parce qu’ils sont des lieux d’enrichissement. Pour y accéder, les voies de recrutement sont déjà tracées : élections pipées, logiques de doublure, cooptation ou corruption, criminalité : comme le cas des tueurs à gages ou des bandits opérant, durant ces vingt dernières années, dans les quartiers populaires, etc. Le reste de la population, pour sa part, est convoqué uniquement comme instrument de pression, de chantage ou d’enrôlement non dans une logique de participation démocratique et autonome.

C’est ce type de participation que les acteurs malicieux de l’ordre social haïtien miroitent souvent pour de la citoyenneté.  En somme, comme on l’a vu, l’enrôlement c’est le processus qui consiste à inclure au moyen de l’exclusion. Il occasionne un type précis de participation. Celle-ci est hétéronome, parce qu’elle ne découle pas de l’initiative propre de l’instigateur, elle est déterminée par une main extérieure ou une condition extérieure. Cette participation ne permet pas à son instigateur de prendre conscience de ses propres forces pour pouvoir engendrer l’avenir, elle est donc source d’aliénation parce qu’elle provoque progressivement une perte de soi qui ne permet pas à l’individu aliéné de se mettre en scène de son propre chef. Ce type de participation est différente de ce dont dépend l’exercice de la citoyenneté démocratique. Celle-ci est, pour sa part, fondée sur les valeurs de l’autonomie, comme Castoriadis l’entend. La participation qui rend effective la citoyenneté dépend de la capacité de l’individu à faire œuvre dans le but de participer dignement dans la narration collective. Le citoyen n’est inféodé à aucune force hétéronome, il est capable de remise en question même les lois qu’il se donne pour sa gouverne mentalité. En outre, l’on peut dire qu’il y a, en Haïti, toujours un effort pour sortir de la condition de minorité créée à l’endroit du peuple. Cette résistance est présente depuis la genèse de la société.

La distinction entre citoyen /Africain opérée par les autorités coloniales, durant la période révolutionnaire, impliquait, comme on l’a montré, à la suite de Vertus Saint-Louis, le rapport entre le possesseur du sol/travailleur du sol. Les travailleurs du sol ont toujours lutté pour sortir de ce statut en vue d’accéder à la propriété comme moyen pour faire imploser ce couple citoyen / Africain fondé sur la logique d’inclusion au moyen de l’exclusion. Les luttes paysannes conduites durant tout le 19e siècle avaient, presque toutes, revendiqué l’accès à la terre comme une de leurs demandes sociales. Ces luttes étaient des combats pour l’accès à la citoyenneté, c’est-à-dire au renversement des couples asymétriques ayant toujours façonné une société inégalitaire. Si faible soit-il, le souci de franchir les frontières qui maintiennent à distance la majorité de la population reste toujours allumé. Mais cette résistance ne se manifeste que dans les lieux de la poli tique informelle, les marges du politique.

Elle n’arrive pas jusque-là à déborder les cadres du statu quo, encore bien gardés par les gardiens de l’ordre, pour pou voir briser une fois pour toutes les murs dressés par les oligarques haïtiens, leurs complices des classes intermédiaires (les enrôles heureux) et de la soi-disant communauté internationale. L’on peut dire, en fait, que la lutte pour l’accès à la citoyenneté demeure la voie la plus pertinente de l’accès à l’émancipation populaire en Haïti. Elle doit s’inscrire dans un projet beaucoup plus large dirigé vers la radicalisation de la démocratie, c’est-à-dire de faire du peuple la figure incontournable de la lutte pour l’émancipation, non dans un geste de duperie comme il a été le cas dans les années 1980.

 

FIN

Géraldo Saint-Armand,

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