Ceci est mon testament

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J’ai légué ma vie au peuple haïtien. Les souffrances que j’ai endurées, les persécutions qui ont formé la trame de ma vie quotidienne, ma mort enfin n’auront été vaines. Elles sont l’exemple de ce que peut un homme pour défendre la liberté de son pays et pour défier la tyrannie.

Que les jeunes ne se méprennent pas. Je m’adresse surtout à eux. Qu’ils soient paysans, ouvriers, écoliers, étudiants, ils se souviendront qu’un homme traqué la nuit, poursuivi le jour, a risqué la mort à toutes les secondes pour que se perpétue la flamme dessalinienne, et que ce coin de terre ne cesse pas d’être la terre de la liberté.

Je ne redirai pas ici mes alarmes et mes tourments, les privations que j’ai connues, les douleurs secrètes que j’ai tues, les plaintes que j’ai refoulées. Tout cela c’est la preuve de la vie d’un homme libre qui n’a pas accepté la servitude et le confort des chaînes dorées. Mes adversaires m’ont calomnié. Ils ont acheté des témoignages honteux dont ils voulurent me salir. Ils m’ont contraint à mener une existence de bête traquée. Aujourd’Hui cependant, me voilà pauvre et dépouillé devant la mort, lavé de la souillure des hommes, avec pour seules servitudes la droiture de mes actes passés et la pureté de ce dernier sacrifice librement consenti à ma patrie et au peuple haïtien.

Quel être a vécu un tel degré de tortures infinies qui ont rongé mon âme à la suite de l’assassinat de mes deux frères, de l’emprisonnement de mes sœurs, de l’exil de mon dernier frère, du martyr de mes amis les plus chers? À tous ceux qui ont une mère et qui la vénèrent, je demande une pensée de compassion pour cette vieille qui m’a bercé sur ses genoux et que je ne consolerai pas. Saura_t-elle combien je l’aime, et à quel point je souhaite qu’elle me pardonne de faire encore couler ses larmes?

Les conditions de la lutte politique n’ont jamais été dures en Haïti, aggravées qu’elles sont par la méchanceté des gouvernants actuels et leur souci de faire couler le sang innocent pour durer au pouvoir. L’exil qu’ont choisi ceux qu’ils massacraient m’avertissait que j’avais accepté la part la plus dangereuse. Et c’est sans crainte cependant que j’ai accompli ma destinée. Il m’a fallu abandonner foyer, famille, amis, consentir à mourir un peu chaque jour, à trainer dans mes fuites quotidiennes un corps diminué, déjà entamé par la maladie. Mais j’avais fait le serment de ne cesser la lutte que mort. Je m’étais promis de faire mentir leurs vaines déclarations, de faire éclater l’inanité de leurs promesses par le spectacle de mes malheurs. Tant que j’ai gardé un souffle, j’ai voulu qu’il servît comme un refus à la tyrannie. Je n’ai pas respiré pour dire NON à la corruption et au vol, NON à l’imposture et au crime, NON à l’injustice et à la peur... la liberté avait besoin d’un martyr, je n’ai pas hésité.

J’ai accompli tout ce qu’il était au pouvoir d’un homme d’accomplir, non pour venger ses morts, mais pour sauver son peuple. Maintenant le doigt de Dieu va tourner la page de ma vie. Le reste appartient à ceux qui sont prêts à poursuivre la lutte à n’importe quel prix pour délivrer le pays et lui épargner les catastrophes qui s’annoncent. Il faut que ma mort ne change rien. Au contraire. Il faut qu’elle serve à stimuler le zèle des tièdes, à encourager l’ardeur des résolus. Quant à mes partisans, je veux leur adresser un mot de gratitude pour leur fidélité et leur courage dont j’ai tiré un motif supplémentaire pour ne pas capituler. J’aurai laissé un parti, le PARTI NATIONAL qui leur servira d’instrument de combat. Le parti désignera mon successeur.

Que tous reçoivent ici mon dernier salut en la patrie et la certitude que bientôt le pays sera délivré.


C.J

La lettre testamentaire de Clément Jumelle reproduite fidèlement.

Archives de la famille Gilles
Un grand merci à Roldy Gilles pour avoir permis de reproduire le testament.

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