Trump divise les psychiatres

Otto Kernberg (92 ans) est un psychiatre américain, spécialiste du trouble de la personnalité narcissique. Dans un entretien (1), le médecin exprime son inquiétude relative à l’Amérique actuelle avec un président qui souffle sur les braises de la discorde, même si, à la différence de beaucoup d’autres médecins, il reste prudent sur l’état mental du président américain.

Même à 92 ans, Otto Kernberg continue de travailler. Il est considéré comme un pionnier dans la recherche et le traitement des troubles graves de la personnalité, tels que le narcissisme et le syndrome borderline. Il est aussi connu pour avoir développé des techniques de la psychanalyse classique de telle sorte que même les patients gravement atteints ont une chance de se rétablir.

Interrogé à propos de ce qui se passe actuellement dans son pays, les États-Unis, il affirme que c’est avec inquiétude qu’il se penche sur l’ambiance morose qui règne aux États-Unis. Par exemple, il a perçu dans les manifes-tations contre le racisme et les violences policières, une ambiance de « œil pour œil dent pour dent » et les gens perdent leur vie, tout ceci étant « en-couragé par un président qui alimente une fracture dans la société pour assurer sa réélection ».

Pour de nombreux collègues de Kernberg, Trump, avec la mégalomanie dont il fait preuve, les nombreux mensonges et sa soif de vengeance, mon-trerait des signes évidents d'un narcissisme grave. Et certains le disent pu-bliquement.

Cependant, les règles de Goldwater (2) ne le permettent pas. Celles-ci in-terdisent les psychiatres aux États-Unis de faire de diagnostics à distance. Ces codes font référence au candidat républicain à la présidence en 1964, Barry Goldwater, qui avait perdu les élections après que des psychiatres eurent attesté dans un article qu’il présentait, entres autres, des symptômes de narcissisme, de paranoïa ainsi qu’un grave trouble de la personnalité sans qu’ils aient auparavant l'examiné avec lui. Un tribunal a ensuite condamné le journal pour propos diffamatoire et c’est à ce moment que l’Association américaine des psychiatres a adopté les nouvelles règles de déontologie.

Mais pour la psychiatre Bandy Lee de l'université de Yale, la responsabilité sociale de cette profession est plus importante que les règles de Goldwater. Aussi demande-t-elle à ce que Trump subisse un examen psychiatrique et qu’ensuite qu’on le déclare ingouvernable.

Alertes antérieures

Qu’on se rappelle que déjà en 2017, un an après la victoire de Trump aux élections, une discussion avait éclaté à propos de la santé mentale du pré-sident américain. À l’époque une douzaine de psychiatres et de psycho-logues avaient émis des doutes sur sa santé mentale tandis que d’autres mettaient en garde leurs confrères contre une « stigmatisation » des malades mentaux. Ils estimaient que les personnes dépressives, les patients souffrant d’anxiété ou les névrosés, même très malades, étaient des gens tout à fait inoffensifs. Et qu’on ne devrait pas mettre ces personnes « dans le même panier que Trump ».

En 2018, 27 professionnels de la santé mentale ont même publié un ou-vrage intitulé « The Dangerous Case of Donald Trump ». Ces spécialistes avaient déclaré que le cas Trump était tellement grave qu’ils se voyaient contraints de faire une exception aux règles de Goldwater et de prendre leur responsabilité politico-sociale en mettant l’opinion publique en garde contre « un homme qui n’a rien à faire à la tête d’une nation ».

Dans la préface de l’ouvrage, le psychanalyste Hans-Jürgen Wirth a même parlé de « dangquier pour le bien du pays et même pour la paix mondiale ». Les 27 psychiatres ont exprimé des doutes quant à la capacité du président à gérer le pays. Pour ces experts, il ne s’agissait pas d’émettre un diagnostic, mais d’attirer l’attention sur une attitude pathologique. Aussi ont-ils établi une liste des traits de caractère observés chez le président comme « l’impulsivité » ou « la paranoïa qui lui fait voir des menaces là où il n’y en a pas ». Trump montrerait un « manque d’empathie, ce qui veut dire que la destruction d’autres personnes n’a pas d’importance pour lui ». On y aurait aussi découvert « une façon de se projeter comme le meilleur dans tous les domaines ». Ces psychiatres pensaient aussi que « lorsque quelqu'un a un besoin d’adulation qui n’est pas assouvi, alors la violence est un moyen rapide de provoquer la peur, sinon le respect ».

En 2020, des psychologues ont, pour la troisième fois, tiré la sonnette d’alarme. Deux mois avant l'élection présidentielle américaine, des psy-chologues ont qualifié le président américain Donald Trump de « narcis-sique malin » dans un documentaire. Intitulé « Unfit : The Psychology of Donald Trump », le film interroge plusieurs scientifiques qui ont analysé la personnalité de Trump. Le film est disponible sur les plateformes de streaming sur Internet depuis début septembre.

Mais Kernberg, le pape du narcissisme, porte un regard critique sur l'ap-proche de ses collègues qui posent un diagnostic à distance, d'autant plus qu'ils le citent à plusieurs reprises. Même s’il reconnaît que Trump est un « politicien dangereux », il ne veut pas le déclarer malade en public. Ceci serait selon lui contraire à l’éthique. « En tant que psychiatres, nous ne pouvons pas faire un diagnostic sur quelqu'un que nous n'avons pas vu dans notre clinique », explique Kernberg. C'est un « abus de sa profes-sion », dit-il à la chroniqueuse Kerstin Kullmann qui l’interviewait. Avec cette technique, on peut attaquer tous les politiciens. En outre, il estime qu’on ne peut jamais dire avec certitude dans quelle mesure les caractéris-tiques affichées publiquement ne sont pas simplement feintes pour obtenir un effet politique.

Pour l’expert Kernberg, une bonne dose de narcissisme est fondamentale-ment normale pour tout le monde. Se trouver super bien ou croire en soi plus qu'il n’en faut, n'indique pas automatiquement un trouble de la per-sonnalité. Car le narcissique pathologique est différent. Cette personne perturbée va tenter de compenser sa fragile estime de soi en se créant une image de lui-même qui semble toujours sublime, brillante, supérieure aux autres. Ce faisant, elle « perd rapidement le contact avec la réalité, ne comprend la critique que comme une insulte personnelle et méprise ses supposés ennemis ».

De plus, un narcissique pathologique montrerait peu d'empathie pour ses semblables, mais les manipulerait plutôt. Parfois, ils le feraient de manière charmante, afin d'obtenir leur approbation. Des amitiés et des relations honnêtes et profondes ne sont donc guère possibles. En public, ils se mon-trent extraordinaires, mais en réalité ils sont constamment blessés et soli-taires. De nombreux narcissiques tombent dans la dépression. Certains se font eux-mêmes mal. Ils n’auront aucune idée de leur propre responsabilité. Les autres sont toujours à blâmer.

Dangereux pour la démocratie

Kernberg raconte qu'il ne voit généralement que des patients narcissiques. Lorsqu'ils viennent le voir pour une dépression, de l'anxiété ou des pro-blèmes sexuels. Le narcissisme « maligne » est considéré comme une augmentation de ce trouble. Les personnes concernées se considèrent comme étant extraordinaires à un degré élevé, elles sont malhonnêtes, agressives, méfiantes, paranoïaques, vindicatives. « Vous pouvez observer ces traits chez Trump en public. Il n'y a aucun doute là-dessus », ose-t-il dire quand même au cours de l’entretien.

Selon la journaliste, même si le médecin ne fait pas personnellement le diagnostic de Trump, le psychiatre expérimenté qu’il est, voit quand même les dégâts que fait l'actuel président américain. « Son leadership et le mo-dèle qu’il incarne sont dangereux pour la société », affirme-t-il

En tant qu'analyste, Kernberg sait ce qui se produit lorsque des personnes dans de grands groupes choisissent ce type de leadership. Des capacités telles que décider par soi-même, penser de manière rationnelle, diminuent lorsqu'une personne se voit comme faisant partie d'une masse. Kernberg décrit cet état comme une « régression sociale ». En psychanalyse, la ré-gression décrit la rechute à un stade antérieur de développement, ce méca-nisme de défense qui est censé aider les gens à faire face au monde. « Freud décrivait déjà comment notre intelligence et notre compréhension individuelles diminuent lorsque nous faisons partie d'un grand groupe », indique-t-il. Veut-il dire par là que le peuple américain, avec un tel lea-dership, risque de faire machine arrière dans sa vision de lui-même et du monde ? Qu’il perdrait en autonomie de décision et de pensée rationnelle ? Il n’est que d’attendre.

Huguette Hérard

NDLR
(1) Entretien de Kerstin Kullmann, paru le 11 septembre 2020 dans « Der Spiegel ».
(2) Nom informel donné à la section 7.3 du code de déontologie de l’Association américaine de psychiatrie. Les règles de Goldwater stipulent qu’il est contraire à l’éthique de donner un avis professionnel sur des per-sonnalités que les médecins psychiatres n’ont pas examinées en personne et dont ils n’ont pas obtenu le consentement pour évoquer leur santé mentale en public.

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