« 22 % des personnes infectées ne le savent pas »

Hendrik Streeck (42 ans), directeur de l'Institut de virologie de l'Hôpital universitaire de Bonn, est le virologue le plus interviewé de l’Allemagne depuis la crise du coronavirus. Avec son équipe, le scientifique allemand vient d’effectuer des recherches sur la propagation du virus dans le district de Heinsberg dont il est originaire et qui est considéré comme le point focal du Covid-19. L’université Bonn (1) en fait un premier compte-rendu.

Pourquoi une étude dansle district de Heinsberg ? Située en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, cette région a été le premier foyer d’infection au coronavirus en Allemagne. C’était après une séance de carnaval où il y avait foule que le nouveau coronavirus, le SRAS-CoV-2, s’est infiltré. L'agent pathogène s'est ensuite propagé dans d’autres régions allemandes. Dans le cadre de cette étude, l’équipe de recherche dirigée par les professeurs Hendrik Streeck et Gunther Hartmann de l'université de Bonn, a interrogé un grand nombre de résidents dans le village de Gangelt où le carnaval s’est déroulé en février dernier. Elle a prélevé des divers échantillons qu’elle a ensuite analysés. Selon l’université de Bonn, « le taux de mortalité de l'infection a été, entre autres choses, déterminé avec précision pour la première fois ». Les résultats de l'étude sont maintenant présentés à la communauté scientifique et au public (2). Une publication dans une revue spécialisée suivra, avec une procédure d’examen par les pairs.

L'étude se concentre, précise l’auteur du compte-rendu, sur le taux de mortalité due à l'infection (appelé infection fataly rate IFR), qui indique la proportion de décès parmi les personnes infectées. Les chercheurs distinguent ce taux du case fataly rate (CFR). Les chercheurs estiment que l'IFR est le paramètre le plus fiable pour diverses raisons et que sa détermination est requise au niveau international pour le SARS-CoV-2. « Grâce à nos données, il est maintenant possible pour la première fois de faire une très bonne estimation du nombre de personnes infectées après une épidémie. Dans notre étude, ce pourcentage était de 15 % pour la communauté de Gangelt. Avec le nombre total de personnes infectées, le taux de mortalité infectieuse (TMI) peut être déterminé. Pour le SRAS-CoV-2, il est de 0,37 % pour l'épidémie dans la communauté de Gangelt », indique Hendrik Streeck, chef du projet de recherche.

Grâce à l'IFR, il est possible d'estimer le nombre total de personnes infectées dans d'autres endroits avec différents taux d'infection en se basant sur le nombre de décès, précise le texte. « La comparaison de ce chiffre avec le nombre de personnes officiellement déclarées infectées conduit à ce que l'on appelle le ’’chiffre noir’’ ». Selon ces chercheurs, à Gangelt, ce chiffre est environ cinq fois plus élevé que le nombre de personnes officiellement déclarées positives.« Si nous extrapolons, ce chiffre de 6 700 décès associés au SRAS-CoV-2 en Allemagne, le nombre total de personnes infectées serait estimé à environ 1,8 million. Ce nombre de cas non signalés est dix fois supérieur au nombre total de cas officiellement signalés » (162 496 au 3 mai 2020, à 7:20).

« Les résultats peuvent être utilisés pour améliorer encore les calculs du modèle sur la propagation du virus - jusqu'à présent, la base de données pour cela est relativement incertaine », a déclaré le co-auteur, le professeur Gunther Hartmann, chef de l'Institut de chimie clinique et de pharmacologie clinique de l'Hôpital universitaire de Bonn.

L'étude fournit aussi des informations importantes pour la poursuite des recherches sur le SRAS-CoV-2, telles que le risque d'infection en fonction de l'âge, du sexe et des maladies antérieures, le niveau de sévérité accrue de la maladie dans les conditions particulières (infection massive au carnaval à Gangelt). Ou encore le risque d'infection au sein des familles.

Symptômes

La description des symptômes est également un aspect de l'étude. Le complexe de symptômes le plus frappant de cette infection est la perte de l'odorat et du goût décrite par le professeur Streeck. Déjà en février dernier, il avait fait cette découverte lorsqu’il interrogeait une centaine de patients infectés de Heinsberg. À l’époque, il avait découvert qu’environ deux tiers des malades avaient déclaré avoir perdu leurs facultés olfactives et gustatives pendant plusieurs jours. « À tel point qu’une mère ne pouvait pas détecter l'odeur de la couche salie de son bébé », rapportait le professeur dans une interview paru dans le quotidien de Francfort « Frankfurter Allgemeine Zeitung » (FAZ) en date du 16 mars 2020. « D'autres ne pouvaient plus sentir leur shampoing et la nourriture commençait à avoir un goût fade. » Le virologue ne pouvait pas préciser à quel moment ces symptômes apparaissaient, mais il pense que c'était une fois « qu’ils avaient développé la maladie ».

En outre, Streek et son équipe ont découvert que 22 % des sujets infectés de Gangelt ne présentaient aucun symptôme. Ils ont aussi remarqué que les personnes qui avaient participé à la session de carnaval présentaient plus fréquemment des symptômes. « Afin de déterminer si la proximité physique avec les autres participants à la session et la formation accrue de gouttelettes par des conversations et des chants bruyants ont contribué à une évolution plus forte de la maladie, nous prévoyons des investigations supplémentaires en coopération avec des spécialistes de l'hygiène », annonce le professeur Hartmann.

« Le fait qu'apparemment une infection sur cinq se déroule sans symptômes de maladie visibles suggère que les personnes infectées excrétant le virus et pouvant donc infecter d'autres personnes, ne peuvent pas être identifiées de manière fiable sur la base de symptômes reconnaissables de la maladie », déclare le professeur Martin Exner, directeur de l'Institut d'hygiène et de santé publique et co-auteur de l'étude. Cela confirme l'importance des règles générales de distance et d'hygiène dans la pandémie de Corona. « Toute personne supposée en bonne santé que nous rencontrons peut être porteuse du virus sans le savoir. Nous devons en être conscients et agir en conséquence », selon l'expert en hygiène.

Dans les ménages à plusieurs personnes examinées, le risque d'infecter une autre personne était étonnamment faible. « Les taux d'infection sont très similaires chez les enfants, les adultes et les personnes âgées et ne dépendent apparemment pas de l'âge », a précisé Streeck. Il n'y a pas non plus de différences significatives entre les sexes.

Deux tests de détection
Au total, 600 ménages de Gangelt sélectionnés au hasard ont été contactés et invités à participer à l'étude. 919 participants, issus de 405 ménages, ont été interrogés et testés du 30 mars au 6 avril, six semaines après l'apparition de l'infection à Gangelt.

Les scientifiques ont fait des prélèvements de gorge et de sang. Dans la phase aiguë de l'infection, au cours de la première ou des deux premières semaines, le test PCR, qui enregistre « l’empreinte génétique » du CoV-2 du SRAS, est très fiable. Deux ou trois semaines après l'infection, le système immunitaire produit ce qu'on appelle des anticorps contre le virus, que le test ELISA détecte. « La combinaison des tests PCR et ELISA nous permet de détecter à la fois les infections aiguës (récurrentes) et les infections passées », a déclaré M. Hartmann. Des études préliminaires ont montré que le test ELISA « se trompe » dans environ un pour cent de tous les examens effectués, c’est-à-dire qu’il indique faussement l’existence d’une infection. « Avec un pourcentage élevé de personnes infectées, comme à Gangelt, ce facteur d'incertitude métrologique n’est pas important », explique le professeur Hartmann. Cependant, dans les études actuellement prévues à l'échelle de l'Allemagne, l’incertitude métrologique pose problème.

Selon le professeur Streeck, les conclusions tirées des résultats de l'étude dépendent de nombreux facteurs qui vont au-delà d'une considération purement scientifique. Pour ce qui est de l'évaluation des résultats et les conclusions pour des décisions concrètes, ils sont, conclut-il, « de la responsabilité de la société et de la politique ». Avec cette étude, sa mission était, comme il l’a dit dans une interview au quotidien de Francfort Frankfurter Allgemeine Zeitung (1er avril 2020) est de fournir le plus rapidement possible des faits très concrets à partir desquels des recommandations pour une action ultérieure peuvent être tirées. Pour cela, il s’agit de connaître le nombre de personnes en Allemagne qui sont ou ont été infectées par le virus Corona sans le savoir. Car, pour le virologue, ce n'est que lorsqu’on aura évalué le nombre de cas non enregistrés dans une population définie, comme à Heinsberg, qu’on comprendra à quel point le virus est dangereux et mortel. Pour cela, il fallait retracer les chaînes d'infection et découvrir les circonstances dans lesquelles les gens sont effectivement infectés et celles dans lesquelles ils ne le sont. (3)

Huguette Hérard

Notes

1) Uni-Bonn Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn. « Résultat de l’étude de Heinsberg », 4 avril 2020.

2) Titre de l’étude « Infection fatality rate of SARS-CoV-2 infection in a German community with a super-spreading event »

3) Avec la coopération de Ulla Engelhardt, responsable de l’Institut de développement et d’études endogènes en Europe (IDEE-Europe).

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