Sociologie d’une crise

Des millions d’Européens confinés par décisions étatiques. Comment les gens vivent cela, ces mesures étatiques, et quel impact aura cette crise ? Le sociologue Armin Nassehi (1) doute fort qu’il y ait un après-coronavirus, les mœurs ayant la peau dure.

Écoles et universités fermées. Plus de concert, de théâtre, de football. Les gens sont confinés à la maison. Les déplacements au-dehors sont limités. Les constructeurs d’automobiles en Occident ont arrêté leurs machines de production. Une grande partie des flottes d'avions reste au sol. L'économie s'est quasiment arrêtée. Tout cela, c’est le fait des gouvernements. De l’État.

Les sociologues ont toujours pensé que régner sans mettre de gants dans ce monde occidental si complexe était quelque chose d’impossible, même si des politiciens et même certaines personnes à tendance totalitaire en rêvent secrètement. Et voici que c’est possible aujourd’hui à cause du coronavirus. L’impossibilité de gouverner autoritairement est, pour le sociologue Armin Nassehi, l'un des plus grands acquis de la civilisation moderne, car les grandes catastrophes des temps modernes étaient celles au cours desquelles les dirigeants gouvernaient avec violence et brutalité.

Cette gouvernance autoritaire paraissait impossible parce que les sociologues partaient du fait que tout allait s'effondrer, les gouvernements y auraient recours. Mais il se trouve que maintenant cette forme de gouvernance est acceptée parce que, affirme-t-il, « les gens savent que c’est provisoire ». S’il s’agissait d’une suspension de la société libérale avec ses libertés, les peuples se rebelleraient.

Pour illustrer son propos, Nassehi prend en exemple ce qu’en sociologie médicale, on appelle le concept de « rôle du patient ». Chaque malade renonce à son autonomie pour la durée du traitement. C'est pourquoi, il pense que la réaction à la crise provoquée par le coronavirus n'est pas un modèle pour résoudre le changement climatique ni non plus un test de régime autoritaire.

Toujours est-il que cette crise aurait aussi montré « à quel point nous sommes dépendants de structures qui fonctionnent. Nous croyions tous que nous sommes autonomes. Nous voyons maintenant que nous ne pouvons plus exister sans les structures qui normalement sont invisibles ou en arrière-plan. » Contrairement à de nombreux « commentateurs romantiques », il ne pense pas peut-être que le confinement nous fait voir que les problèmes au sein de la famille et la vie quotidienne moderne éparpillée sont interdépendants.

Nassehi va jusqu’à dire que « c’est humiliant pour notre image de soi » d’apprendre que « notre corps individuel, que nous aimons et chérissons tant, est relié à celui d’autres personnes et qu’il abrite des virus qui nous utilisent pour se maintenir en vie en nous infectant collectivement. Et qu’en même temps, notre survie semble dépendre d'une immunité grégaire adéquate. »

Un stress pour la famille
Ce que la situation créée par le coronavirus – écoles fermées, couples ensemble vingt-quatre sur vingt-quatre – change tout et montre aussi que la vie moderne ne serait pas du tout possible, si on devait tout faire soi-même, que ce soitl'apprentissage ou l'enseignement des enfants. « Les parents sont souvent des enseignants misérables. La crise du coronavirus sera un test de stress pour les familles ainsi que pour l'État et les entreprises. »

Quant à la confiance dans les médias, les institutions, les politiciens et les experts, elle est loin d’être parfaite. Tout le monde opine. Chacun a d’ailleurs son idée sur la question. Autant de citoyens que de virologues.

De nombreuses frontières sont fermées. « Je ne sais si cela a un sens, dit Nassehi. Mais symboliquement, c'est un signe fort ! »

Les actions que l’État a entreprises pour endiguer le coronavirus n’auraient été possibles que dans des situations d'urgence – en temps de guerre par exemple - vu les conséquences économiques et autres qu’elles induisent. « D'un point de vue médical, la stratégie d'interdiction de contact est la solution. Mais d'un point de vue économique, c'est presque un problème existentiel. La suspension des libertés civiles peut être appropriée d'un point de vue politique ; mais d'un point de vue juridique et constitutionnel, elle peut poser problème. Les perspectives académiques ne peuvent pas formuler les phrases non ambiguës nécessaires aux décisions politiques. Nous sommes donc en plein milieu de la structure de base d'une société moderne. »

La crise a-t-elle conduit à plus de solidarité ? C’est visible. « Les gens s'entraident, dans leur quartier, dans leur famille. Mais dans les situations où nous sommes confrontés à une grande peur, l'égoïsme devient aussi très grand. Toutes les études en sciences sociales le disent. Celui qui a peur prend d'abord soin de lui-même. C'est l'une des bonnes choses de la société moderne de pouvoir coordonner nos actions de manière solidaire sans avoir à être frères et sœurs. Dans cette crise, et il est important de garder cela à l'esprit, des situations peuvent survenir qui ébranlent les fondements de la société libérale, le fait que nous puissions garder nos distances. »

Cette « distanciation sociale » est ambiguë. « En fait, paradoxalement, le résultat est que nous devons garder une distance et en même temps nous sommes contraints de nous rapprocher. »

Toujours est-il que le système est capable d'agir étonnamment bien. Il y a une action coordonnée. Des critiques. Tout y est. En même temps, il ajoute que les sociétés ont été « à la fois bien et mal préparées ».

Y aura-t-il changement ? Nassehi en doute. « Nous savons assez bien à quel point les structures sociales sont résistantes aux événements. Après tout, il y a eu des événements graves au XXe siècle, et ils ont moins changé les structures de base de la société qu'on pourrait le penser. » Il pense que les routines vont revenir rapidement. « Je suis donc surpris par certains des prévisions qui semblent maintenant indiquer un changement fondamental. » Il croit que le capitalisme, la mondialisation, le monde rapide - tout cela sera rapidement remis en place une fois la crise surmontée.

L’État gagne en légitimité
Il convient que les humains apprennent beaucoup de choses sur les catastrophes. Il pense que les systèmes administratifs changeront certainement. « Peut-être les gens penseront-ils différemment au sujet du système de santé. Ils se demanderont si certaines choses ne devraient pas être davantage du domaine public. Mais la société dans son ensemble est trop lente pour changer rapidement et fondamentalement ! » C'est pourquoi, conclut le sociologue, que le transfert vers la crise climatique, par exemple, ne fonctionne pas.

Quant aux questions relatives à la valeur de la vie d’une partie de la population, sur le nombre de chômeurs qu’une société est prête à accepter, etc., Nassehi parle là de terrain miné. « Sur le plan éthique, toute vie concrète est sacrée, mais honnêtement, la vie en tant que catégorie statistique ne l'est pas. Ce sont des dilemmes presque insolubles, à la différence que ces considérations et ces calculs restent généralement invisibles, mais doivent maintenant être pris en compte en public. Il s'agit d'un cas classique de décisions prises dans des conditions d'incertitude. »

Peut-on parler de la re-légitimité de L'État ? Pour Nassehi, c’est le cas. « Quiconque croit que l'État n'est pas si important fait actuellement l'expérience qu'en temps de crise fondamentale, une société sans État et sans infrastructures garanties par lui ne peut pas survivre. » Mais il note toutefois qu'il s'agit d'un retour de l'État-nation. Et non de l'Europe. « Jusqu'à présent, l'Europe a accusé un échec dans cette crise. Je ne pense pas que l'Europe ait beaucoup aidé les Italiens en ces temps difficiles. Les structures de l'État-nation semblent être plus fortes à l'heure actuelle que les structures supranationales. »

Pour ce qui est du sentiment de crise, il est, selon lui, l'une des conditions de la vie moderne. Depuis que les sciences sociales existent, elles ont décrit que rien n'est figé. « Ce qui est fou maintenant, c'est que cette crise normale est suspendue. » C’est ce mode de vie que les gens trouvent épuisant parce qu'il est si dispersé et qu’ils doivent prendre des décisions tout le temps. « Nous devons actuellement faire face à une crise complètement différente. Cela nécessite une sorte de coordination des actions que nous ne connaissions pas. C'est quelque chose de complètement différent. Je serai heureux quand les crises normales seront de retour. »

Huguette Hérard

N.d.l.r.
1) Armin Nassehi, né en 1960, est considéré comme l'un des plus importants sociologues allemands. Il est professeur à l'université Ludwig-Maximilian de Munich et rédacteur en chef du « Kursbuch ». Son livre « Muster » a été nominé pour le prix de la Foire du livre de Leipzig.
2) Der Spiegel, 28 mars 2020

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