Vers une compréhension des conséquences psychologiques de la pandémie de Covid-19

À l'heure actuelle, plus de la moitié de la population mondiale est soumise au confinement, qu’il soit partiel ou total. Les professionnels en santé mentale s’attendent à être débordés pendant et après la crise du coronavirus. Entre la crainte pour la santé physique, la peur de la mort et les conséquences du confinement, ils sont nombreux à s’inquiéter. Le National a rencontré Gabriel Junior Bien-Aimé, psychologue. Il est impliqué dans la mobilisation communautaire pour combattre les maladies hydriques depuis environ 10 ans.

Le National: « Restez chez vous ! » C’est le mot d’ordre lancé par les autorités pour lutter contre la propagation du coronavirus responsable de la pandémie de Covid-19. Et nous sommes désormais près la moitié de l'humanité à vivre cette situation. Quelles en sont, selon vous, les conséquences psychologiques ?

Gabriel Junior Bien-Aimé: Parler de conséquences psychologiques c'est d'abord dire que le confinement nuirait au psyché à tel ou tel niveau. En fait, il faut situer la personne selon plusieurs grands déterminants comme sa personnalité, la société dans laquelle elle évolue et l'éducation reçue pour comprendre les désordres psychologiques que peut provoquer le confinement. Dans une société capitaliste comme les États-Unis, on peut même prédire des cas de suicide liés à la dépression puisqu'on parle de plusieurs milliards de dollars perdus, un taux de chômage à la hausse à cause cette crise. Dans d'autres sociétés comme la nôtre, on peut prédire des cas de trouble post-traumatique lié au viol et d'autres formes de violences sexuelles. On parle d'une remontée des cas de violence sexuelle en France à cause du confinement. Nous pouvons penser à des cas de trouble de stress post-traumatique lié au kidnapping, à la guerre des gangs... qui vont peut-être ressurgir avec la crise économique mondiale que le confinement laisse présager. Nous pouvons parler de la montée en puissance de la prostitution juvénile à cause des retombées économiques de la crise. Le pouvoir d'achat baisse à grande vitesse et il va y avoir beaucoup de petits marchands qui n'auront plus les moyens d'investir dans les petits commerces, vu qu'ils ont dû consommer une grande partie de l'argent de leurs business lors du confinement. Chez les enfants, rester cloîtrés avec des parents qui sont pour la plupart agressifs et frustrés à cause du confinement laisse prédire un transfert d'agressivité de parents vers les enfants dans certains cas, de la brutalité ou encore des cas de violence sur les mineurs. On peut même commencer à prévoir une montée des cas de décrochage scolaire, une montée de la délinquance juvénile avec beaucoup de cas de fugue, une diminution de l'autorité parentale. Il peut y avoir beaucoup de cas de divorces à cause de ce confinement et les problèmes psychologiques liés à la monoparentalité vont s'accroître.

L. N. : Dans la gestion d’une crise de cette dimension, il y a toujours la crise d'un côté et la communication de la crise de l'autre. Parlons de communication de crise. Une grande partie de la population ne croit pas aux informations données par les autorités. Sommes-nous dans une phase de déni ou une réaction de défense pour ne pas sombrer l'anxiété ?

G. J. B. A. : La communication efficace s'avère d'une importance capitale dans ces types de mobilisation. Malheureusement en Haïti, le Gouvernement ne s'en rend pas compte de la gravité du problème et montre une défaillance flagrante au niveau communicationnel. La mauvaise communication a pour effet la liberté d'interprétation et une compréhension assez bizarre de la situation. Ainsi nous pouvons dire que dans certains cas (ceux qui sont bien informés) il y a un déni réel du problème, le déni étant un mécanisme de défense donc un outil de protection contre un affect jugé dangereux. Mais dans d'autres cas, c'est le problème de communication qui s'ajoute à un manque de confiance à l'égard du pouvoir. Dans le deuxième cas, les gens n'arrivent pas à mesurer la gravité du problème.

L. N. : Beaucoup de gens se plaignent de troubles de sommeil, d'inappétence, de retrait social, de tendance hypocondriaque, de la peur, de la négligence ou des troubles obsessionnels et compulsifs (TOC) pour ne citer que cela. Faut-il s'inquiéter pour ces personnes ?

G. J. B. A. : Il est encore tôt d'attribuer ses problèmes à des troubles psychologiques. Mais ils prédisent un futur noir. Les gens qui présentent un terrain favorable au trouble obsessionnel compulsif ont de grandes possibilités de développer ce trouble à cause de l'anxiété liée à la contamination au Covid-19. D'ailleurs certaines formes de ce trouble: l'angoisse en rapport au lavage des mains, le sentiment incompréhensible d'être sale et la peur d'être contaminé à un microbe quelconque sont très présents au moment du coronavirus.

L. N. : Nous assistons à un changement d'habitude chez les gens. Le principe de distance physique éloigne les gens de leurs proches. Comment les gens vivent ces situations particulières ?

G. J. B. A. : Des spécialistes parlent même d'un phénomène qui va durer même après le coronavirus. La distanciation sociale a pour effet le sentiment de rejet, le sentiment de mépris chez certains. Dans les moments de crise, il est souvent important de se serrer les coudes. En Haïti, le groupe de pairs, la tradition lakou, l'église sont très importants dans le processus de deuil ou de quête de réconfort en période de trouble. La distanciation sociale devient en ce sens un obstacle majeur.

Faut-il bien faire remarquer que le principe de la distanciation sociale va à l'encontre d'un mode d'entraide bien particulier dans les mornes en Haïti: le transport de malades sur des portes, vers des centres hospitaliers. La question à se poser c'est comment les gens vont faire le deuil des leurs quand ils les regardent mourir sans pouvoir les aider? C'est un sentiment de culpabilité qui va miner les gens, tant en milieu rural qu'en zone urbaine. Ce qui posera problème après cette pandémie.

L. N. : Au-delà des risques sanitaires et l'obsession de la mort, la population doit faire face aux problèmes financiers, perte d'emploi ou de sécurité alimentaire. Attendons-nous, à une augmentation de cas de malades mentaux dans le pays ?

G. J. B. A. : Normalement notre mode de vie basé sur l'entraide joue un rôle majeur dans notre manière de résistance aux divers stress ( résilience) de la vie. Il est toutefois évident qu'on aura beaucoup plus de cas de troubles anxieux ( agoraphobie, toc...), de l'humeur (dépression), des cas de suicide liés à des troubles dépressifs ou des troubles de stress post-traumatique, des problèmes de deuil non résolus liés à des sentiments de culpabilité.

L. N. : En trois occasions, pendant les deux dernières décennies, le pays a connu quatre catastrophes majeures dont les trois ouragans aux Gonaïves en 2004 et 2008 et le séisme du 12 janvier 2010. Des milliers de victimes ont été enterrés dans des fosses communes et un membre. Beaucoup de parents de victimes n'ont pas, jusqu'à présent, fait leur deuil. Pensez-vous que la population trouvera les ressources (résilience) pour aller de l'avant ?

G. J. B. A. : Comme nous l'avons dit tantôt, le Gouvernement communique mal. Il est très inquiétant d'entendre qu'il va y avoir près de 1500 morts par jour. Il est d'autant plus inquiétant de savoir que l'État s'intéresse beaucoup plus à nous enterrer qu'à construire des centres de prise en charge des malades du coronavirus. L' effet de cette anxiété généralisée c'est le « déni » à propos de la propagation de la maladie, c'est le « sentiment d'impuissance » face au danger. Effets qui peuvent conduire à une forme de fatalisme, et à une dérogation aux principes établis pour faire face à la maladie. Quant à la résilience chez l'Haïtien, il est davantage tiré de notre culture, de nos traditions et nos modes de vie: la musique, l'entraide, les proverbes, la vie en lakou sont sources de réconfort et permettent à la population de faire face aux divers facteurs de stress. Encore, nous assistons à une nouvelle façon de concevoir la mort qui augmente le panorama. Les cérémonies funéraires avec rara et danses populaires témoignent ces dires. Cependant, cette nouvelle conception n'empêche pas la grande détresse incluant le processus de deuil au niveau individuel. Ainsi nous pouvons penser qu'au niveau collectif (corps social) qu' il est plus facile de digérer cet avertissement du Gouvernement. Au niveau individuel ( famille endeuillée) où il ne sera plus question d'avertissement, mais de fait réel (la mort) il n'est pas possible de prédire l'avenir. Peut-être nos réserves en terme de résilience seront puisées ou peut-être que nous nous forgerons d'autres formes de réconforts, l'avenir dira le reste.


Le National: Auriez-vous un dernier mot ?

Gabriel Junior Bien-Aimé: Soyons tous responsables: restons chez nous!

Propos recueillis par :
Lesly Succès

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