Le Covid19 : quelle leçon pour Haïti ?

La question de l’expansion possible du virus Covid- 19 en Haïti rentre dans le même registre de l’insécurité dont le gouvernement actuel porte la responsabilité. On savait que déjà avant le pays lock de l’opposition politique, les routes du Sud comme celles de l’Artibonite et du Nord sont à haut risque, et que le massacre de la Saline n’a été suivie d’aucune recherche de coupables qui seraient conduits devant des tribunaux, mais surtout que les indices suivants sont éloquents : système de la santé publique à l’abandon ( l’hôpital général de la capitale en est un témoin irrécusable), kidnappings nombreux, floraison de gangs armés et massacres à répétition dans des bidonvilles, donc engendrant un vrai règne de l’insécurité dans laquelle vit la population toutes classes sociales confondues.

La question de l’expansion possible du virus Covid- 19 en Haïti rentre dans le même registre de l’insécurité dont le gouvernement actuel porte la responsabilité. On savait que déjà avant le pays lock de l’opposition politique, les routes du Sud comme celles de l’Artibonite et du Nord sont à haut risque, et que le massacre de la Saline n’a été suivie d’aucune recherche de coupables qui seraient conduits devant des tribunaux, mais surtout que les indices suivants sont éloquents : système de la santé publique à l’abandon ( l’hôpital général de la capitale en est un témoin irrécusable), kidnappings nombreux, floraison de gangs armés et massacres à répétition dans des bidonvilles, donc engendrant un vrai règne de l’insécurité dans laquelle vit la population toutes classes sociales confondues. Cette situation est le décor qui attend le fameux Covid-19 en Haïti. Un décor, c'est-à-dire celui d’un État structurellement indiffèrent à la protection des vies. Il y a donc assurément la possibilité d’anticiper la vulnérabilité du pays devant la propagation de la pandémie qui a déjà fait son annonce avec des cas qu’on vient de tester positifs. Je voudrais faire un rappel des deux aspects de cette propagation : l’un est d’ordre anthropo-sociologique, l’autre proprement politique, ensuite proposer quelques pistes pour les leçons à tirer du Covid-19.

A/ Apartheid social et promiscuité sociale

La distanciation sociale requise est incontournable comme moyen pour éviter une explosion de l’épidémie. Mais on sait que le pays vit sous un double régime sans doute depuis 1804 avec la distribution de terre aux grands dons et plus tard avec un secteur privé qui obtient ses richesses depuis ses rapports étroits avec l’État. Mais là n’est pas le problème qui vaille la peine d’être relevé, il est suffisamment décrit et commenté, il s’agit bien plus de la double situation qui est le vécu quotidien en Haïti : un apartheid social et culturel inséparable d’une promiscuité sociale. C’est ce paradoxe qu’on retrouve dans l’interprétation par stigmatisation qui est donnée à la pandémie dans les couches sociales pauvres à travers le pays, lesquelles forment la majorité écrasante de la population. Ces couches ont la particularité (qu’on peut certes repérer ailleurs dans nombre de pays d’Afrique noire) de vivre en permanence hors de leur maison, dans les rues, sur les trottoirs, dans les marchés publics pour trouver au quotidien de quoi se nourrir. Dans un même temps, les couches privilégiées et moyennes ne peuvent se passer d’un personnel de maison (gardien, agent de sécurité, cuisinière, jardinier) obligatoirement fonctionnant dans des relations quotidiennes de proximité avec le chef de famille. Il y a intérêt à regarder en face cette situation sociologique pour comprendre comment se préparer au danger qui vient inexorablement avec le Covid-19.

Deux difficultés majeures doivent être prises en compte : la première est l’impossibilité d’un confinement général et continuel de la population, la seconde concerne l’interprétation par stigmatisation des contaminés. On devra écarter tout d’abord toute mauvaise foi de la part des personnes qui choisissent le déni du danger en continuant à s’occuper de leurs affaires comme si rien ne se passait en Haïti et que le pays aurait été épargné après avoir subi d’autres catastrophes récentes (comme inondations, séisme, choléra et cyclones). Évoluant dans un champ de désolation –comme l’écrivait le regretté André Corten-, les risques les plus grands ont été déjà encourus, en conséquence « le virus ne nous fait pas peur !». Le risque du Covid-19 serait encore à venir, comparé à la situation actuelle de précarité, il donnerait un répit appréciable, d’autant plus qu’il est invisible. Tel me parait le sens de ce déni du danger. Mais c’est justement à ce niveau que se situe la tendance à interpréter certaines maladies comme des signes auxquels il convient de répondre à travers un certain nombre de rituels. On sait que dans le vodou la maladie est au centre d’un imaginaire prolifique dont la visée en dernière instance concerne souvent la quête d’un sens à la vie et à la mort.

En revenant ici de manière sommaire sur la distinction entre maladie Bon Dieu, maladie naturelle et maladie expédiée (par un lwa, un mauvais esprit ou par un ennemi), on s’aperçoit que le virus peut provenir d’un ennemi extérieur ou en tout cas inconnu auquel rationnellement depuis le vodou on chercherait à inscrire dans le champ des croyances. Cette dernière interprétation renvoie aux représentations liées à la sorcellerie et conduit aux pratiques de lynchage et passage par le feu des individus considérés comme de prétendus sorciers. C’est l’interprétation par stigmatisation qui est déjà appliquée dans la tendance (heureusement bloquée à temps) d’aller en groupe à la recherche de personnes qu’on croit contaminées par le fameux virus. Il faudra cependant articuler aux croyances sorcellaires l’interprétation noble que représente dans de nombreux mouvements religieux (pentecôtistes, adventistes, Témoins de Jéhovah, etc.) le recours à l’attente de la fin imminente du monde dont la pandémie serait une répétition générale à travers la planète. Dans les deux cas (croyances ancrées dans le vodou, ou dans les visions apocalyptiques), les considérations scientifiques sur la pandémie sont mises sous le boisseau et passent à l’arrière-plan, et peuvent entraver les démarches de protection basée sur les connaissances du mode de propagation du virus. Y a-t-il quelque porte de sortie ? Peut-on entrer dans une confrontation directe avec de telles interprétations, en se contentant de les déclarer fausses et contraires au point de vue scientifique ? Peut-on donc faire reculer ces interprétations et obtenir un confinement national de manière purement autoritaire ? Il n’est peut-être pas inutile d’essayer maintenant de trouver un premier éclairage dans la problématique politique qui est maintenant exprimée à travers ce questionnement.

B/ Du politique

Il y a une évidence que toute imposition autoritaire sans accompagnement d’un confinement national est vouée à l’échec : la majorité de la population vivant au jour le jour, chacun semble être finalement pour lui-même son propre État : pour l’eau, l’électricité, les moyens de transport, la sécurité, tellement est dérisoire ce qu’on peut attendre du gouvernement dans les domaines essentiels de la vie quotidienne.

Mais on aurait pu s’attendre face à une tragédie qui atteint l’humanité comme telle à une empathie du gouvernement pour notre propre lot de souffrances et donc à une mise entre parenthèses de ses ambitions politiques. Non ce n’est pas ce qu’il nous est donné à observer : plutôt une obsession pour réaliser des « affaires » (libre gestion sans contrôle de l’aide internationale), se préparer à des élections et s‘arranger pour durer, pendant que l’inquiétude grandit face l’avènement du covid-19 à travers le pays.

Il est clair qu’il est dangereux d’accepter que le type d’État faible et prédateur que nous connaissons en Haïti puisse décider tout seul de mettre en œuvre sa propre biopolitique, de se charger pour nous de notre droit à la vie. Face à la gravité de la crise sanitaire, les institutions de la société civile : églises, organisations religieuses, éducatives, entreprises privées, média, artistes et groupes culturels, etc. devraient en principe ne pas se mettre en position de tout attendre de l’État, ils ont du reste commencé à réclamer la transparence des décisions dans l’utilisation des fonds dédiés à la lutte contre la pandémie. Par-dessus tout, des réseaux associatifs par quartiers peuvent s’engager pour ne pas laisser le pouvoir faire son propre choix d’intermédiaires dans la distribution de l’aide alimentaire. Il s’agirait d’entreprendre une mobilisation nationale et s‘appuyer sur les expériences acquises dans d’autres pays, par exemple Hongkong, l’Allemagne, le Rwanda comme vient de le rappeler le Dr Paul Farmer, pour inciter à l’application des mesures qui permettent d’endiguer ou plus exactement de diminuer la force de propagation de la pandémie.

Des pistes pour les leçons

Comment donc pouvons-nous éviter le pire, ou plutôt comment une gestion de la crise sanitaire pourrait-elle se réaliser dans la plus grande transparence et limiter les dégâts possibles? C’est certainement la question sur laquelle toutes les institutions du pays se penchent aujourd’hui.

Pour ma part, en pensant déjà à l’après covid-19, si cette réflexion n’est pas prématurée, il apparait nécessaire de mettre l’accent sur le développement d’une culture scientifique dans le système éducatif, c’est ce qui assurera désormais de lancer un programme de prévention, lequel servira par ricochet à faire reculer les tendances à la stigmatisation. L’État n’a pas en principe à s’adapter à ces tendances, il a déjà pour tâche de les combattre à la fois par une campagne d’éducation (à laquelle les associations éducatives et les responsables d’organisations religieuses devraient se joindre) et par la volonté expresse d’appliquer les mesures prévues par la loi. Dans un même temps, la formation à l’environnement devient une urgence. En effet, le rapport entre santé et environnement est aujourd’hui connu, et Haïti souffre de l’incroyable dégradation de l’environnement qui est responsable d’une recrudescence de maladies infectieuses.

Il y a évidemment plusieurs problèmes qu’il conviendrait de repenser de fond en comble au plan anthropologique et philosophique avec cette crise mondiale produite par le covit-19. On peut déjà avancer que l’économie néolibérale, appliquée par les différents gouvernements haïtiens récents- déjà en route avec Préval et assumée par Martelly sous le slogan « Haiti open for business » est à la source de la politique qui consiste à faire de la santé publique une marchandise et donc à produire les couches pauvres de la population haïtienne comme essentiellement « jetables ». La sortie de cette économie néolibérale ne se fera pas du jour au lendemain, mais elle demeure déjà à l’ordre du jour non seulement pour la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest et des États-Unis –dont le système de santé publique est peu préparé à accueillir la pandémie du Covit-19, mais aussi pour nous en Haïti, car nous sommes dorénavant obligés de travailler à notre propre sécurité sanitaire et alimentaire, et donc d’apprendre une fois pour toutes à compter sur nous-mêmes.

Laënnec Hurbon

Sociologue, directeur de recherche au CNRS (Paris) et professeur à la Faculté des sciences humaines de l’UEH ; dernier ouvrage paru : Esclavage, religions et politique, éditions de l’Université d’État d’Haïti 2019.

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