La Grande et belle Anse

Dans le dictionnaire, une anse est une petite baie peu profonde. Je dois avouer que jusqu’à mon tout récent voyage dans le département de la Grande Anse, je n’ai jamais prêté attention au fait que non bagay la di w sa l ye. Grandes ou petites, les anses de chez nous portent bien leur nom.

Je reviens d’Anse d’Hainault. Les paysages sont un régal. Verdure partout présente, littoral paradisiaque, mer étale aux couleurs changeantes. Dans cette petite ville tranquille aux rues adoquinées et propres, le clocher de l’église Saint Jean-Baptiste défie le temps et les éléments.

Nous avons le privilège de longer le littoral à bord d’un petit bateau à moteur. Pas besoin de beaucoup d’imagination pour réaliser que cette anse dispose d’un potentiel touristique au moins égal à Acapulco ou Montego Bay. Naturellement avant de voir surgir de terre hôtels 5 étoiles, marinas, et villas avec piscine, il faudra déloger la nécropole d’Anse d’Hainault. Car les morts ne peuvent pas y reposer en paix. Comme dit Laferrière dans L’énigme du retour :

On découvre un modeste cimetière

Sous l’eau où de petits poissons dorés

Pénètrent par les cavités dans le corps

 Des morts fraîchement enterrés

Mais je brûle les étapes, vous conduisant d’emblée au séjour des morts. Revenons au point de départ. Depuis Port-au-Prince, nous atteignons Jérémie par la voie aérienne. Un minuscule avion de neuf places. Vol de quarante-cinq minutes, sans secousse. Décollage et atterrissage en douce. De Jérémie à Anse d’Hainault, ça prend un peu plus de deux heures en voiture, par une route que l’on m’avait annoncée exécrable, mais qui ne secoue pas outre mesure la JeanRabélienne que je suis. À la vérité, notre chauffeur nous confie que « yo sot fè yon ti pase men nan wout la ». Et puis, nous sommes à bord d’une Zo Reken dont j’ai déjà dit ailleurs que ce sont des voitures sur lesquelles on peut toujours compter.

En laissant Jérémie, on longe la Rivière de la Grande Anse aux bords garnis d’une végétation touffue. Nous apercevons de loin quelques Pipirit, ces radeaux de fortune que les paysans descendant au marché tressent avec des tiges de bambou, pour transporter leurs marchandises, et qu’ils défont une fois atteinte l’autre rive. L’Haïti d’hier, aujourd’hui !

La Rivière, combien tentante, nous accompagne tandis que nous traversons Marfranc, Moron puis Chambellan. Elle est sur notre gauche, mais aussi devant nous à travers des pas dlo, que nous traversons à gué, nous demandant où est passé tel pont, dont une plaque indique l’inauguration par un quelconque Son Excellence.

 Ensuite, nous gravissons quelques pentes pas bien méchantes et, toujours à notre gauche, voici la mer et une vue imprenable de Dame-Marie. Image à couper le souffle. Cette ville dont j’apprends qu’elle est la deuxième du Département de la Grande Anse, vaut le détour. En ce mercredi 1e novembre, jour de congé, elle me charme par son calme qui ne dissimule pas tout à fait une belle vitalité économique. Quasiment toutes les galeries de maison que nous croisons sont occupées par des graines de cacao mises à sécher.

Sur une partie des derniers kilomètres qui nous séparent d’Anse d’Hainault, nous longeons la mer cette fois. Les dégâts causés par le cyclone Matthew sautent aux yeux. Sur des centaines de mètres, une partie de la route (et les maisons qui la bordaient) a pour ainsi dire disparu en mer. Rongée, submergée par les vagues impitoyables. Si rien n’est fait pour endiguer les flots en furie, men nou men pwoblèm. Mais bon qui sait ? Vu que nous sommes à l’ère des grands ouvrages collectifs, des plans pour un tunnel sont peut-être à l’étude.

À notre arrivée à Anse d’Hainault, nos amis nous accueillent chaleureusement et nous font la fête, assistés de délicieux poissons et homards boucannés. Poisson, lambi ou homard, il y en aura encore le lendemain et le surlendemain, et jusque dans mes valises au retour. Il faut bien se venger des prix exorbitants de la capitale. Jour après jour, nous passons du bon temps sur de si jolies petites plages où l’on accède par la mer.

Vendredi c’est jour de marché à Gabriel, une localité voisine d’Anse d’Hainault, un peu en altitude. Partout des images de carte postale : la couverture végétale, la couleur de la terre, des bosquets de bambous comme je n’en ai jamais vus. La zone est grande productrice de gingembre. De plus, le marché abonde en ignames de toutes sortes.

Mais dans la bien nommée Grande Anse, au milieu de la remarquable verdure, çà et là le flanc des mornes montre des signes inquiétants de déboisement. La construction de la route ayant désenclavé ce département, la fabrication du charbon de bois y progresse inexorablement. En outre, sur le littoral de nombreux cocotiers malades présentent des feuilles jaunies. Le quotidien des pêcheurs n’a rien d’idyllique. J’ai retenu l’image de jeunes peinant pour ramener sur le rivage des sennes vides. L’énergie déployée et les mouvements rythmés des bras avaient capté mon attention et m’avaient ramenée à Nozias, personnage du roman d’Edwidge Danticat, Pour l’amour de Claire : son corps à la peau d’ébène burinée par le soleil et l’air marin.

Samedi, sur le chemin du retour, je suis frappée à un moment par une odeur de pneu qui brûle. Avons-nous une panne ? Notre chauffeur explique que nous passons près d’un hévéa, arbre dont on extrait le latex. Je me revois petite fille écoutant mon papa m’expliquer que pendant la seconde guerre mondiale, le gouvernement d’Élie Lescot, accédant à une demande des Américains, avait ordonné l’abattage de centaines de milliers d’arbres fruitiers dans la Grande Anse, et ailleurs dans le pays, pour les remplacer par l’hévéa. Le caoutchouc était en demande en ce temps-là. Ah ! nos dirigeants d’hier et d’aujourd’hui !

Mais plus que tout, ce qui me restera de ce voyage c’est l’immense plaisir de laisser Port-au-Prince ; de plonger corps et âme dans la sérénité et la beauté naturelle de l’arrière-pays ; de fouler une plage de sable fin ; de regarder évoluer à leur aise en milieu rural nos hôtes, étrangers amoureux d’Haïti ; de constater l’enracinement et la fraîcheur de la foi dans le diocèse de Jérémie.

Je retiens aussi la générosité multiforme qui a permis cette délicieuse escapade. Des billets d’avion offerts en cadeau, au véhicule (avec chauffeur) trouvé de manière providentielle. Sans oublier cet ecclésiastique qui nous a si spontanément reçus à sa table juste avant que nous ne prenions l’avion pour le retour.

Ayant enfin compris d’où Anse d’Hainault, Anse-Rouge et Belle-Anse tiennent leur nom, je suis prête à partir à la découverte d’Anse-à-Veau.

 

Nathalie Lemaine

6 novembre 2023

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