Le rabòday, à la limite d’une fête du corps, une apologie, un culte de l’instant

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Depuis la deuxième décennie des années 2000 (2010), le rabòday, dans sa forme moderne, constitue une rythmique très en vogue dans le milieu social et culturel haïtien. Si le rabòday - dans sa forme plus récente - a pu essuyer des refus à l’instar du blues à ses débuts (Pierre, 2023) pour finalement s’installer dans le corps social ; mesurer le chemin parcouru n’ a pas été sans contraintes et embûches. De sa version la plus caricaturale (dénigrement du sexe féminin, hyper-sexualisation des textes du rabòday, accès trop porté sur le corps comme objet du plaisir et focus sur les excès (débauche, alcoolisme), le rabòday a tracé sa voie jusqu’à s’immiscer dans le religieux (désacralisation/ formation d’un groupe musical évangélique/ Chorale DEG), pénétrer dans les salons huppés (dixit Tonymix) et être utilisé comme rythmique et médium de sensibilisation lors du Covid-19 (Ducrépin, 2020). La musique racine haïtienne, aujourd’hui en berne, aurait pu bien jouer ce rôle de promotion et de sensibilisation dans le cadre de la prévention des maladies infectieuses (Choléra, Coronavirus et d’autres à venir), par exemple. Notons certaines formations musicales de tendance racine, ont, dans le passé (décennies 90 et 2000), joué ce rôle, citons RAM (promotion concernant l’ allaitement maternel) et le groupe Koudjay de samba Kessy (contre le VIH/ SIDA).

 

Certaines revendications populaires ont reçu un écho dans le rabòday dont « Kite ti pati m kanpe » (Vwadèzil, 2015), et « Klorat » (NGMIX ft Vag Lavi, 2020) «  aprezan bagay yo vire kounya, ak de desè gen plis enpòtans ke ak denesans Nan peyi m “;  Tan lè w pale de Bisantnè kè kontan, tan lè pale de Delma 2 , m pa pantan », mais d’autres se trouvent galvaudées, vidées de leur essence, tournées en ridicule sous les notes des djs dont ‘Bwa kale," Peyi Lòk »(Tonymix). Le’ Bwa kale” constitue une opération punitive de justice populaire utilisée par certains citoyens afin de contrer l’action des membres des gangs à travers le pays.

 

L’ anthropologue Jean Coulanges, invité à livrer son opinion sur le rabòday, l’a défini comme “un rythme très enjoué, très entraînant, qui invite à danser. [Il ] est à la fois gai et vivant” [...] très lié au rara (Ducrépin, 2020). Dans “Djettes au temps du raboday”, un article paru dans le premier numéro de la revue 360° (Extravagance, No2, 2017), Mimose Delva définit le rabòday comme une rythmique “au beat électronique, rapide et répétitif”. Plus loin, elle soutient que “la forme la plus répandue du style [rabòday] tirant son nom d’un rythme de tambour de la musique traditionnelle [ locale] serait apparue (version plus lente et originale) avec le morceau de ‘M pa nan pale fransè’ de Vwadèzil pour le Carnaval haïtien de 2004”, dans sa version électronique. Le “'rabòday,”' délaissant ,“le folklorique, s’est métamorphosé, voire ‘dénaturé’ pour devenir une musique électronique, propulsée à fort décibels par les Dj et largement consommée par la nouvelle génération” conclut Karine Margron, dans une interview attribuée à Obed Lamy (2018).

 

 

Le corps dans le rabòday

 

À l’instar de tous les concepts, théories ou doxas, la question du corps a constitué un lieu d’interrogation fondamentale de la philosophie de l’existence. En effet, le corps comme concept ou théorie ne peut-être pensé en dehors de l’ontologie. C’est que Michel Henry a souligné comme problématique, dans la conclusion de son livre, “Philosophie et Phénoménologie du corps (2011). Il a remarqué” la place centrale [du corps ] dans les préoccupations d’une philosophie de l’existence ». Ensuite, le penseur s’est interrogé sur cette théorie,- pardonnons-nous cette longue citation- :

 

 « Celle-ci peut-elle toutefois se soustraire au reproche sous lequel tombe aussi bien la presque totalité des théories ou des opinions qui ont trait au corps, reproche qui doit s’exprimer ainsi : l’ensemble des problèmes relatifs à la vie corporelle et au phénomène de l’incarnation n’ont jamais été portés à la clarté du concept ni soumis à la juridiction de l’ontologie. En dehors d’une telle juridiction, la pensée ne peut cependant que se mouvoir dans des représentations vagues et incertaines, quelle que soit la permanence de l’expérience à laquelle ces représentations se rapportent, quel que soit aussi le nombre ou la profondeur des conceptions morales ou religieuses qui nous proposent une connaissance de l’homme et de son destin en fonction du rôle et du statut qu’elles assignent à son corps ».

 

Michel Henry, par ailleurs, dans sa « Critique de la pensée de Maine de Biran... » (2011) a reconnu l’originalité de la pensée de Maine de Biran « dont l’effort philosophique a eu pour résultat d’édifier la théorie du corps la plus profonde et la plus conforme aux exigences d’une ontologie phénoménologique que nous ait livrée la tradition » (philosophique~ c’est nous qui soulignons).

 

De surcroît, il a exposé dans sa formulation de la théorie du corps que » dans le cas du corps humain, [ il conçoit ]... celui-ci comme un assemblage dans l’étendue de parties elles-mêmes étendues et liées les unes aux autres selon un rapport mécanique » (Henry, 2011). Prenant l’exemple des animaux-mécaniques, Henry a fait la remarque qu’ « il n’y a aucune différence entre le corps humain et le corps de l’animal, pas plus d’ailleurs qu’entre ce dernier et un corps physique quelconque ».

 

Le philosophe français, dans le chapitre « Critique de la pensée de Maine de Biran : le problème de la passivité », en outre, a relevé le questionnement du dualisme cartésien opéré par Maine de Biran, en dépit du fait que certains penseurs ont repéré dans l’œuvre de celui-ci, l’influence du cartésianisme. Toutefois, Descartes a développé une conception banale du corps (en soutenant la prééminence de la pensée sur le corps). Le même point de vue a été souligné par David Lebreton, dans son « Anthropologie du Corps et modernité » (1990).

 

C’est l’opinion partagée par John M. S. JANVIER, lorsqu’il affirme que la « lecture de Descartes faite par Lebreton nous aide à comprendre que cette banalisation du corps, [....] n’est pas nouvelle et qu’elle était déjà présente chez Descartes. Cette lecture lebretonnienne résume la banalisation cartésienne du corps en deux concepts : Un dualisme(l’ âme et le corps) et la machination du corps. Il cloue finalement en reprenant Lebreton que “L’axiologie cartésienne élève la pensée en même temps qu’elle dénigre le corps”.

 

Le jeu des acceptions possibles du concept “corps” chez différents penseurs a permis de voir l’étendue du champ de définition de la notion. Il recommande aussi la nécessité d’une circonscription. Alors, attachons-nous à la conception formulée par Michel Henry.

 

 

Le corps (humain) consiste alors en un assemblage de parties les unes liées aux autres selon un relation mécanique (Henry, 2011). Alors quelle place occupe le corps, notamment féminin, dans le rabòday ? Les différentes allusions au corps parsèment les chansons du rabòday (ti gason gason lè ti pati l kanpe :  l'adolescent devient un homme vrai lorsque son sexe peut soutenir une érection/ Ti pati m kanpe/ Vwadèzil), ( E cheve w manmi , e koulè w cheri : Est-ce que ce sont tes cheveux naturels, ma belle ; est-ce ton vrai teint, ma chère/ E cheve w.../ Colmix & the Way, 2019), ( Si madanm ou gen bon devan/ Klorat/ NG mix, Vag lavi) ( Fanm gwo dada, bakchat, fanm ti dada/ pa ka pran bon tap : les femmes aux grosses fesses / filles aux petites fesses...)/ Team Madada), ( fat punani/ sexy punani/ appareil génital féminin/ Punani/ Tonymix) ( dada madam mwen gwo : ma femme a de grosses fesses), (mwen tande lanmou jodia vire an peze kou : l’amour aujourd’hui est devenu un jeu de clé d’étranglement/ Tony mix / Doub pakin, 2023), etc. Les énoncés relevés de ces quelques textes du rabòday font apparaître au moins une certaine célébration du corps (objectif) : appareil génital masculin, fesses, cou, cheveux, appareil génital féminin, etc.) Ces textes défilent un vocabulaire apparenté au corps, à une fiesta du corps dans le pur objectif de la jouissance, du plaisir. Le corps ici n’est nullement évoqué dans la beauté contemplative, mais, dans une perspective dévalorisante alliée à la violence physique et domestique. Cette fête du corps ne s’inscrit loin d’ une démarche méliorative, le corps n’est vécu et célébré que dans la dégustation vorace et douloureuse de la chair du récepteur, généralement femme, dans le rabòday haïtien.

 

 

Le rabòday  : Culte ou apologie de l’instant

 

L’ étymon » apologie » généralement à « un genre littéraire visant à argumenter en défense contre les attaques visant une personne ou une doctrine ». La notion a connu une certaine évolution sémantique « pour [finalement] désigner un discours ou un écrit ayant pour but la défense de quelqu’un ou la justification d’une action, d’un ouvrage, d’une doctrine » (Wikipédia).  Elle peut, par ailleurs, regrouper le champ musical. De ce lieu, la production des textes peut porter en elle, un discours où l’apologie joue à fond.  Les thématiques traitées reflètent alors jusque dans le contenu : la justification, la défense, l’apologie et ce que nous nommons ici « le culte de l’instant ». L’instant demeure des actes, des faits au caractère éphémère, passager, provisoire, momentané. Il paraît que l’instant ou l’instantané constitue le fond de commerce du rabòday. Les Djs et musiciens de ce rythme populaire exploitent à fond les topos au contenu ancré sur l’éphémère, le provisoire, le momentané. Ainsi a-t-on relevé un culte, une apologie de l’instant dans différentes compositions musicales (mixtapes et chansons) du rabòday. Un relevé certes non exhaustif des compositions ayant rapport au rabòday élucidera cette apologie ou ce culte de l’instantané qui travaille les textes découlant de ce rythme.

 

 

Les compositions suivantes « Jwi lavi wn ( Colmix, 2018),   Mixtape Doub pakin ( Tonymix, 2022), Klorat ( NGmix ft Vag Lavi, 2020), M pa g on goud  ( Colmix ft Mr Deng, 2019), Bwa kale ( Tonymix, 2023),  Ex mwen pa aprouve ( Tonymix, 2023), No Foulay ( NGmix, 2021), Anyen pa etènèl ( Team Madada, 2021), Kwense moun met moun (2021), Yo bay kouran ( Bmixx, 2020), développent une apologie de l'instant. Les thèmes abordés par les djs ou chanteurs du rabòday tournent autour de l’ instantané ou de l’ éphémère (la jouissance, la fragilité de la vie, la joie de courte durée, le culte de la débauche, etc). " Anyen pa etènèl, Jwi lavi w, Kwense moun met moun, Ex mwen pa aprouve » par exemple puisent dans l’actualité quotidienne et fugace, et contribuent à la promotion de l’éphémère à travers les énoncés composant ces textes (Ex mwen pa apwouve epi m tande Biden fini/ Han  ! Han ! E mwen wi)  . Tenons à ces exemples tirés de quelques de ces hits du  rabòday « kite m jwi lavi m/ m pa konn kilè m prale / Kite m pran plezi m manman se mouri m pral m pral mouri" ( Jwi Lavi w vakana/ Colmix ), " Kwense moun met moun / pa Kite moun pou moun madanm" ( Team madada), " Lè m mouri ak anyen pa prale / manman mwen, papa mwen", ( Team Madada), "madan ou la, menaj ou la, sa rele doub pakin" (Doub pakin/ Tonymix), tous les énoncés relevés dans les différents textes y renvoient à la thématique de l'instantanée ou de l'éphémère qui ne fondent point sur l'approfondissement des problèmes sociaux ou humains. Ces topos, truismes ou lieux communs traduisent tant l’état de paupérisation intellectuelle manifeste de ces artistes que celui de l’imaginaire des textes.

 

Ils semblent coupler leur constat de la fragilité de la vie humaine à la jouissance culte de l’ instant. Pourtant, le plaisir des sens n’offre qu’un bonheur passager et laisse souvent sur sa faim l’épicurien. L’instant n’est qu’artifice et n’offre nulle profondeur ! Il ne perce sous l’éphémère que du vide ! L’instantané qui coule de ces différents chants demeure une constante du rabòday, et cela, depuis plus d’une décennie. Cette apologie, par contre, on la retrouve d’une part, dans les thématiques traitées, dans les slogans assénés ou glissés (lesuivan kiyes ki te la avan, rantre, rantre, sa son bayay, se mouri n pral mouri, lajan pa swiv kòbya, yo te di m pa bwè kleren men Kounya m sou) à l’intérieur de la chanson ; d’ autre part, dans les titres attribués (Anyen pa etènèl, Jwi lavi w, Bwa kale, Joe Biden ou l ye, kwense moun met moun). Le culte de l’instant, joue à fond dans le Rabòday actuel. Les DJs ou musiciens ont-ils perçu et ressenti le parfum évanescent d’un monde qui roule vers sa fin ? 

 

Est-ce l’une des raisons pour laquelle qu’ils voient tous, la réalité en éphémère, un carpe diem !  Veulent-ils cueillir comme les conseils de Ronsard à Cassandre « les roses de la vie » ? Ces musiciens et DJs n’orientent le culte de l’instant que vers la célébration du corps, notamment féminin comme objet de tous les désirs coupables et tous les dionysiaques (souleries, beuveries, orgies, etc.). Pourtant cette apologie du provisoire n’a eu pour retour et conséquence que la production des textes creux, marinés dans la sauce de l’éphémère. D’où, la mise en circulation continuelle de compositions poursuivant cet éloge de l’instant. Et le cycle y recommence sans doute pour ne plus finir.

 

Cette apologie du provisoire fondée sur la célébration du corps (féminin), dans l’appropriation de l’actualité sociale ou politique (Joe Biden, Ex mwen pa aprouve, Bwa kale, Foulay, etc) ou des commérages des réseaux sociaux ancrent les compositions du rabòday dans l’inanité de ce que l’ on nomme « la politique spectacle », digne de la stratégie de distraction des médias -(censure des sujets qui dérangent, ironie, homogénéisation des discours)- dont s’est illustrée la télévision dans les pays occidentaux au début des années 1960 et dont Pierre Bourdieu en a expliqué le processus mis en œuvre.

 

La politique spectacle se définit comme « une expression à connotation péjorative désignant une tendance sociétale [...] caractérisée par une surexposition médiatique des  personnalités politiques, jusque dans la communication des faits et gestes de leur vie privée ». Très liée à la propagande, elle reste rattachée à deux phénomènes apparus à la fin du XXe siècle - « le développement des médias de masse et les évolutions de la démocratie » où l’élu adopte un mode de communication qui met en scène certains aspects intimes de sa personnalité en public. Le rabòday haïtien s’ apparente, d’une certaine manière, à la logique de la politique spectacle par la surexposition des compositions musicales et des artistes dudit rythme dans les médias. Ceux-ci développent cette rhétorique dans le but de rechercher et d’assurer l’ adhésion du public et partager une certaine proximité dans l’étalement de leur vie privée et celle même de leur famille dans les médias.

 

Le rabòday, dans la version actuelle, promeut une apologie de l’instant. Les textes formulent des énoncés ancrés dans le culte du provisoire, de l’éphémère. Si le rabòday actuel est un prétexte à la célébration du corps par antithèse à l’esprit, et cette glorification corporelle ne s’inscrit que dans la jouissance du provisoire, du momentané, ce rythme de feu doit s’ouvrir vers de nouvelles perspectives.

 

 

James Stanley Jean-Simon

E-mail : jeansimonjames@gmail.com

 

 

Bibliographie :

 

DELVA, Mimose (2017), Djettes au temps du raboday, revue 360°, Extravagance, numéro 2, Santiago, RD, septembre 2017, Editora Corniel, pp. 104-107

 

DUCRÉPIN, Sindy (2018), Le succès actuel du Rabòday, ou comment mettre de la technologie dans l’esprit festif du rara, Le Nouvelliste, mai 2018

 

HENRY, Michel (2011), La théorie ontologique du corps et le problème de l’incarnation : la chair et l’esprit, in Philosophie et phénoménologie du corps, Cairn.info

 https://www.google.com/url?q=https://www.cairn.info/philosophie-et-phenomenologie-du-corps--9782130586173-page-253.htm&sa=U&ved=2ahUKEwj8x7rFjKmDAxUEuZUCHdpTBCYQFnoECAgQAg&usg=AOvVaw1tLOE6e_2qnb08WBWvBymn

 

JANVIER, John M. S. (2023), Entre rouages et souvenirs : reliques du corps et résurgences mémorielles dans « La ruine » de Carl Pierrecq, Le Nouvelliste, décembre 2023

JEAN-SIMON, James Stanley (2023), Le rabòday haïtien, entre représentation et désacralisation du fait religieux  : débat autour de cette perméabilité, in Le National, 2023

LAMY, Obed (2018), D’où vient la musique « rabòday » ?, in Loop, janvier 2018

 

PIERRE, Hancy, Haïti (2023) : du rabòday ou de la musique profane à la carte, paru dans Le National, décembre 2023

 

Wikipédia

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