En profondeur : Valcin II figure singulière du réalisme de la cruauté

Il ne fait aucun doute que la misère sociale, la vision allégorique des conflits de classe occupent une place prépondérante dans l’œuvre de Fravrange Valcin né le 6 mars 1947 à Jérémie et mort le 28 décembre 2010 à Port-au-Prince. Dès le début de sa carrière, à l’issue de sa formation à l’atelier de son oncle, Gérard Valcin, le peintre engage une réflexion sur la société haïtienne et ses injustices, sur le marché de l’art et, aussi, sur son rôle en tant que créateur. Nourri de ses expériences personnelles et d’une histoire collective dont il s’efforce de renouer les fils, associant maitrise technique et inquiétude citoyenne, il construit son univers en un langage à la fois symbolique et descriptif qui, d’une part, le libère de son carcan familial (du père et de l’oncle) et ensuite le distancie de ses prédécesseurs directs, Bernard Wah (1939-1981) et  Dieudonné Cédor (1925-2010).

Pour Fravrange Valcin, qui deviendra Valcin II, être artiste, c’est être d’abord, comme le propose  Michel de Ghelderode ((1898-1962), un « semeur d’étincelles ». C’est être capable de dire, de dénoncer et de converser avec l’autre. Cet autre qui  lui a souvent manqué parce que toute  rencontre lui a toujours paru impossible. La rencontre avec sa Grand’Anse natale  marquée par le sang et par  l’horreur des vêpres jérémiennes[1]. La rencontre avec la femme aimée, omniprésente, à travers ces figures de madones  à la fois vierges et maudites (chez Fravrange Valcin, le tragique de l’amour est vécu comme une chute dans le gouffre), mais aussi la rencontre avec la célébrité et la réussite financière recherchées en dehors des galeries et des instances officielles. Trois moments majeurs auraient marqué son itinéraire.

Le début (1965- 1975)

C’est le temps des promesses et des herbes folles s’inscrivant dans la mouvance des années 1944-1949 marquant l’âge d’or du Centre d’art de Port-au-Prince et de la peinture dite populaire. Les paysages sont colorés et fleuris. Si les graines semées, çà et là, n’ont pas encore germé, l’artiste peut déjà se surprendre à rêver de ces moissons qui  chantent. Puis  vient le départ. Le séjour à New York et des cours au Brooklyn Muséum School of Art, pour se  familiariser, comme le souligne Michel Philippe Lerebours, « aux techniques de la composition ».  La vision du peintre et de l’artiste citoyen  s’élargit.

En 1972,  l’exposition collective, au kiosque Occide Jeanty, à Port-au-Prince, donne des ailes  au jeune Fravrange qui n’a, alors, que vingt-cinq ans. À ses côtés se  retrouvent des aînés Emmanuel Pierre Charles, Ludovic Booz, Wilfrid Louis et  Rose- Marie Desruisseau. Ils rêvent tous  de gloire et de succès. Tous pensant que l’art et la peinture peuvent changer le monde. Effectivement quelque chose commence à bouger, sous les glacis  … La palette de Fravrange Valcin  se fait plus amère. Ses lignes et ses tracées plus précises et plus  tranchantes. Au trémolo  des  clairs de lune se succède  le ton ocre  des nuits de braise et de fureur. «L’âme simple aux accents mélodieux »[2], ces mots sont empruntés à  Michel Monnin, fait place à un esprit tourmenté et rebelle. Pour marquer cette rupture, le peintre signe désormais « Valcin II ». S’ouvre alors le deuxième moment dans  sa carrière : celui du réalisme de la cruauté.

 

 Valcin II et l’esthétique de la cruauté (1975- 1994)

Rendu crépusculaire d’un langage chantant les flammes de l’insoumission et de la rébellion,  le réalisme de Valcin II obéit moins à un souci mimétique qu’à une quête de restitution de la vérité historique. Qu’il s’inspire du carnaval, des scènes de fête se terminant sur une note mélancolique (bal la fini, 1981)) ; qu’il mette à nu la réalité des bidonvilles (Cri des bidonvilles, 1977), ce qui importe c’est de tirer les consciences de leur sommeil (l’Émeute, 1984). Car, la misère, les discriminations, l’exclusion, la violence contre les opprimés, loin d’être une fatalité, sont un produit de l’histoire faite par des hommes en situation. L’œuvre de  Valcin II comme celles de ses devanciers Wah et Cédor, ne veut pas simplement dénoncer, mais aussi, selon  la formule d’Artaud (le Théâtre et son double, 1938),  « montrer le monde dans son insupportable vérité », dire la révolte de l’homme contre l’absurdité de ses conditions.Et c’est en cela qu’elle est cruelle. Cruauté veut dire réalité, peinture exacte sans mensonge. Rembrandt est cruel quand il peint la chair.  Goya est cruel quand il peint ses portraits royaux. Goya n’a pas menti, il a été cruel », dira Mchel de Ghelderode dans Les entretiens d’Ostende, 1956. Valcin II non plus n’a pas menti quand il peint ses corps squelettiques, enserrés les uns contre les autres, fuyant, sur une embarcation de fortune, la misère, la répression et l’une des dictatures les plus féroces et les plus obscurantistes des tropiques (Boat people, 1979). Mais c’est en cela aussi que son art se retrouve en porte à faux avec le surréalisme et le cubisme analytique, mouvements auxquels, on a trop souvent tendance à le rattacher.

 

Concordances et transgressions chez Valcin II

Pour Valcin II, comme c’est le cas pour Bernard Wah, il faut toujours chercher à recréer les conditions d’existence de la limite pour mieux la transgresser. Ce serait même  une condition essentielle à l’expression de la cruauté. Mais Valcin II va encore plus loin que son aîné.  Alors que le surréalisme, cette plongée hallucinante dans l’abîme du subconscient, rejette l’anecdotique pour se faire  exploration de réalités inconnues, Valcin II, lui, fait de l’anecdote l’élément essentiel de son univers  plastique. Et s’il lui arrive de franchir, dirait André Breton (Second manifeste du surréalisme,  1930), ce point de l’esprit « où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement », comme quand il montre l’empereur  Jean Jacques Dessalines attaché sur une croix, en lieu et place du christ traditionnel,  ce sera toujours pour mieux revenir à la réalité. À ce propos, Michel Philippe Lerebours note avec justesse : « Qu’on se méfie, Valcin II n’a pas l’intention de « déraisonner »  (…), et encore moins de laisser la voie libre aux jeux de son subconscient. S’il crée un monde où triomphe l’absurde, c’est qu’il se sent presque saisi de désespoir devant le tragique de la situation faite à sa patrie et à son peuple »[3].   

C’est donc par défaut, mais avec quelle ivresse, avec quelle dévotion que Valcin II, ce « peintre à chair d’homme », dirait Ghelderode,  s’enchante des formes et des nuances, passant souvent des couleurs chaudes du premier plan, dans les tons de jaune et d’ocre agrémentés de touches de rouge ou bleu, à un dégradé de verts au second plan (Maternité I et II, Accord musical). On devient  peintre, répète-t-il souvent, quand on passe du dessin à la couleur. Non pas pour faire une peinture qui serait le but d’elle-même, selon une vision kantienne du beau,  mais pour en faire  une matière vivante susceptible d’éclairer les consciences et d’ouvrir les voies vers la libération possible (la Délivrance, 1985).  On est loin, ici,  du cubisme, du moins dans sa phase analytique qui- avec bien sûr, Picasso et Braque-  privilégiant la forme sur la couleur, utilise presque exclusivement des cylindres,  des sphères et des cônes pour offrir une vision fragmentée de la réalité. « Une réalité pourtant une », que Valcin II, lui, cherche à traduire en faisant de la cruauté le « secret de son art », conformément aux recommandations de Folial, le maitre de l’École des Bouffons (1937) de Michel de Ghelderode.  

 

Cruauté et  parricide  dans l’œuvre de Valcin II

L’esthétique de la cruauté suppose toujours, comme le souligne Gaëtan Brulotte (L’esthetique de la cruauté chez Ghelderode), un meurtre fondamental. Chez Valcin II, ce rituel sacrificiel prend deux formes : le parricide, à travers une remise en question et une réappropriation des procédés de son  père spirituel  Dieudonné Cédor, puis le rejet de toute interprétation métaphysique des évènements historiques.

  Du parricide

«  La limitation propre à un être qui ne coïncide pas avec lui-même est la faiblesse originaire d’où le mal procède », dit Paul Ricoeur (Philosophie de la volonté, tome II,  Finitude et culpabilité, Aubier, 1960).  Cette question toumentera Fravrange Valcin  pendant toute sa carrière. Comment être soi-même et non un autre ? Comment  éviter cette faiblesse originaire d’où procède la fatalité, négation même  de la cruauté, qui consiste à oublier son propre chemin ? D’abord, en se libérant de sa tutelle familiale.  L’artiste  brûle ses premières œuvres  pour devenir,  dès 1975,  avec sa première exposition individuelle, à la galerie Méhu, Valcin II.  Ensuite, dans l’accomplissement de l’acte ultime de cruauté : le meurtre du père. Non pas  du père géniteur, Pierre Joseph Valcin,  déjà logé au panthéon mythique des « naïfs », mais bien du père spirituel du Réalisme de la cruauté haïtien, Dieudonné Cédor. C’est par lui, en effet, ce semeur d’étincelles, que tout aurait commencé, en 1950, lorsqu’il a claqué les portes du Centre d’Art pour ouvrir, avec Lucien Price, Pinchinat, Lazard,  Dorcély et d’autres,   le Foyer des Arts plastiques. C’est par lui aussi que tout doit finir. Alors que pour Cédor l’important c’était de  « rendre la peinture haïtienne au peuple haïtien », Valcin II, de son côté, va essayer de mettre la peinture haïtienne au service de la libération du peuple haïtien. Que cette nuance de vues ait une conséquence sur le plan esthétique, et sur le plan de la réception de leurs œuvres par le public, cela ne fait aucun doute.

 

 De la négation du surnaturel    

 Dans l’univers de la cruauté où les contraires s’affrontent mutuellement, le créateur se place en tant que sujet conscient, pour rêver et construire le monde à sa manière. Chez Valcin II, ce n’est plus seulement la construction de « formants visuels » qui est en jeu, mais toute une entreprise de transgression des frontières à la fois politiques, économiques, sociales et religieuses. Un programme de démythologisation qui passe, d’abord, par l’élaboration d’un nouveau syncrétisme guidé non pas par la foi, mais par une conscience libre et éclairée niant toute intervention  des dieux, des «  esprits », des anges et des « lwa » , dans l’Histoire. « Les loas ont leur monde qui n’est pas celui des hommes », écrit Michel Philippe Lerebours (Haïti et ses peintres : souffrance et espoir d’un peuple, 1804-1980, tome II, Imprimeur II, 1989),  parlant de la rupture de Valcin II avec le mythe du « loa protecteur ».

Quand l’artiste  présente le corps de l’empereur  Jean-Jacques Dessalines, en lieu et place du corps du Fils de l’Homme (Imploration à Dessalines), sur une croix. C’est, non seulement une cruelle  remise en question du mythe de la crucifixion, mais une tentative  de tirer le  Christ de l’espace du religieux (de l’intemporel) pour l’intégrer dans le monde du visible où il devient alors la figure archétypale des martyrs de l’histoire. Une histoire en devenir faite par des hommes de chair et de sang. Quête difficile, s’il en est, « Art difficile, art de la cruauté », dirait Artaud. Car, dans son  rôle d’éveilleur de conscience, l’artiste de la cruauté, « crucifiable » selon Ghelderode, risque d’être  incompris et de connaître les affres de la solitude.

 Ainsi se retrouvant  sans attaches familiales et intellectuelles, sans mentor, sans esprit protecteur Valcin II, est  désormais  face à lui-même. Commence alors une longue période de doute et de désarroi  qui ne s’achèvera qu’avec sa mort, le 28 décembre 2010.

Le basculement dans le doute et la monotonie  (1994-2010)

Au cours de cette période,  alors que Dieudonné Cédor, déjà septuagénaire,  « s’est assagi », Valcin II, lui, opère une nouvelle rupture, mais, cette fois, avec les sources profondes de son esthétique sur lesquelles il a bâti sa côte et sa réputation.   II est vrai  qu’il  s’est quelque peu embourgeoisé. En dehors de sa propre « boutique de vente »,  il investit dans l’immobilier  et, parfois, dans le social. Faisant du caritatif, par besoin de purification. D’où s’ensuivent ce sentiment  d’illusoire et cette série de miniatures   ces chorégraphies  avec des danseuses élégantes où, aux couleurs chaudes du premier plan, se succèdent de plus en plus des teintes plus harmonieuses, plus suaves, comme s’il voulait restituer à Cédor ce qui lui était volé, comme si, au drame  collectif, il voulait substituer son propre drame intérieur.  

En ce début des années 2000, Valcin II est donc un homme seul, cherchant, parfois,  ses nouvelles inspirations  dans les blues de l’Amérique profonde (Blues, 1994). S’il continue à  créer, c’est beaucoup plus par passion quasi religieuse que par soif de s’exprimer. Son exposition à l’hôtel Le Montcel,  les 9 et 10 décembre 2006,  est un échec.  Il n’y a plus de combat. Les désillusions de la démocratie naissante ne semblent pas trop l’interpeller. Il est peut-être conscient qu’il appartient désormais à l’histoire. Une histoire faite d’outrages, de risques, de montées au calvaire et de cris comme chez  Rembrandt ou chez une Rose-Marie Desruisseau. Et, s’il porte encore la brûlure du fer et le poids de l’ignominie sur sa poitrine, c’est qu’il sait, pour reprendre les mots de Jean Fernand Brierre (Sculpture de proue, 1983), que « l’étampage abject s’est converti en héritage de douleur dans la liberté conquise sans l’aide de personne ». Valcin II seul face à la cruauté du monde, seul face au marché et à ses contradictions !

La dernière image qu’on aura gardée de lui c’est celle d’un homme physiquement affaibli, mais déterminé, luttant contre une maladie qu’il savait déjà incurable. Un battant, seul dans son canapé, submergé par des centaines de ses œuvres constituant sa galerie de souvenirs et son musée personnel. Mais qui au cœur de la nuit, contrairement à d’autres,  refuse de se taire et d’abdiquer. C’est peut-être là, ce qui fait toute la grandeur de Valcin II : ce mâle courage d’assumer jusqu’au bout la solitude, ce basculement dans le doute et la monotonie, qui n’exclut  pourtant point l’expérience de la révolte et de l’engagement.

 

Voltaire Jean

 

NOTES

[1] Tuerie perpétrée sous les ordres du dictateur François Duvalier, en représailles contre  les sympathisants et les familles des militants de Jeune Haïti, entre août et octobre 1964, à Jérémie. Dans un entretien accordé à la télévision nationale d’Haïti, en octobre 2006, Fravrange  Valcin parle de ce massacre comme l’un des actes les plus « stupides » du régime.

 

2 Michel Monnin, catalogue consacré à Pierre Joseph Valcin, 1985.

3 Michel Philippe Lerebours,  Haïti et ses peintres: souffrance et espoir d’un peuple, 1804-1980, Tome II, Imprimeur II, 1989

 


 

[2] Michel Monnin, catalogue consacré à Pierre Joseph Valcin, 1985

[3] Michel Philippe Lerebours,  Haïti et ses peintres: souffrance et espoir d’un peuple, 1804-1980, Tome II, Imprimeur II, 1989

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