Le professeur Marc Exavier: pèlerin infatigable du livre et de la lecture en Haïti

J’avais  personnellement fait la connaissance de Marc Exavier (alors Mc Kinley) au milieu des années 1980, précisément au cours de l’année 1984.  C'était au Corridor Bois-de-Chêne, à l’étage d'une maison ou vivaient pratiquement dans une franche camaraderie le Professeur Jean-Avin François (A20), M. Luc-Wans Duvalsaint, M. Nerva Delva, M. Fanfan Delva,  Mme Suzette Delva et M. Chénier Edouard. Des amis communs du Professeur Avin et de Marc Exavier comme par exemple M.  Pierre-Richard Narcisse, M. Jacques Thermidor, les frères Alix et Marc-André, les poètes Paul-Harry Laurent[1] et Louis-Jacques Lambert, l'acteur Marcel Casséus, Lobodyabavadra, dit tout simplement Lobo, fréquentaient la maison.

Nous fréquentions quotidiennement cette maison qui disposait d'ailleurs d'une ligne téléphonique de la Téléco. Ce qui en faisait pratiquement, dans la bonne tradition haïtienne du bon voisinage,  un centre d'appel téléphonique pratiquement gratuit pour tout le quartier du bas de Bois-de-Chêne. Mais, cette maison était aussi un foyer d'échanges, un centre intellectuel fonctionnant en permanence. On y discutait littérature, peinture, relations internationales, cinéma. On y travaillait les exercices de mathématiques et de chimie sur un grand tableau accroché au mur latéral de l’entrée. On y commentait les conférences de l'Institut Français d'Haïti (IFH), ou encore la brillante présentation de Frankétienne en créole à l'Institut Haïtiano-allemand lors de la parution de son  disque de poésie Zagoloray. On écoutait, sur les ondes de Radio Métropole alors à la Rue Pavée, les émissions de M. Maurice Duwiquet et de son épouse, la chronique culturelle quotidienne de Mme Michèle des Essarts, le Trapèze des étoiles de M. Gilbert Fombrun le dimanche avec les chansons de Michel Jonasz, d'Henri Salvador... On allait ensemble au cinéma au Rex Théâtre apprécier Les Ripoux de Claude Zidi[2]  ou  encore Mille milliards de dollars d'Henri Verneuil. Vraiment une belle époque où tous les espoirs étaient permis. Marc Exavier (ou plutôt  McKinley) faisait alors des études de médecine  à la Faculté de Médecine et de Pharmacie de Port-au-Prince (FMP) de l'Université d'État d'Haïti (UEH). Je le revois encore jeune étudiant avec sa blouse bien  blanche et ses épais livres d'anatomie sur les bras. Mais déjà, Marc Exavier avait un certain penchant pour la littérature qui deviendra par la suite un penchant certain orientant tout le reste de sa carrière de poète, d’écrivain, d'animateur de radio et de professeur de littérature et de langue française. Il lisait à l'époque beaucoup de textes littéraires, des romans, de la poésie, du théâtre et des bandes dessinées de la série de « Mister No » qu'il affectionnait particulièrement. Il lisait André Breton et les surréalistes et avait tenu souventes fois, en ma présence, des commentaires sur ces auteurs avec le Professeur Jean-Avin François dont il était devenu par la suite un grand et fidèle collaborateur au Collège Les Normaliens Réunis du feu Professeur Emmanuel Buteau. Après l'année 1986, j’ai dû laisser Port-au-Prince pour aller travailler en province, comme animateur social auprès des paysans dans les montagnes les plus reculées du pays. À mon retour deux années plus tard, ce qui se dessinait en filigrane dans les lectures de M. Marc Exavier avait fini par prendre corps. Il avait en effet opté définitivement pour la littérature[3]. Il avait réalisé en ce sens des études à l'École Normale Supérieure (ENS) de l'Université d'État d'Haïti (UEH) et commencé à animer des émissions de chanson française à la Radio Nationale d'Haïti. C'est son émission qui avait diffusé et popularisé en Haïti la fameuse chanson de M. Serge Gainsbourg Je t'aime moi non plus avec les performances vocales célèbres de l’actrice Jane Birkin. Sensationnel. De la chair de poule… Marc Exavier devrait devenir par la suite devenir Directeur-Général de cette station de radiodiffusion après des études de maitrise à l'Université du Québec à Montréal. Parallèlement, Marc Exavier a été à Radio Tropic-FM, et à Radio Solidarité. Il a enseigné la littérature dans plusieurs collèges de la capitale. Nous devrions le retrouver comme Professeur du cours d’Expression écrite française  à la Faculté des Sciences Humaines (FASCH) et de littérature à l'École Normale Supérieure (ENS) de l’Université d’État d’Haïti (UEH). Il eut à occuper la fonction de Directeur du Département de littérature de cette institution universitaire. Il enseignait la littérature et la langue française avec la même passion. Mais, je devrais le rencontrer plus souvent dans un autre milieu: celui des librairies de la capitale, des librairies formelles comme La Librairie Auguste et surtout la Librairie la Pléiade  alors au bas de la Rue des Miracles dont Marc Exavier était un habitué. Mais aussi, je le rencontrais assez souvent dans les « Librairies du soleil » de Port-au-Prince selon l'expression du poète Dominique Batraville. Car Marc Exavier est un grand connaisseur de ces librairies de fortune de chez nous exposant leurs livres sur les trottoirs, donc, en plein soleil. Il les fréquente régulièrement et connait tous les bouquinistes de Port-au-Prince. Il dialoguait avec eux et les questionnait constamment. Il savait pertinemment comment retrouver le livre rare,  le livre important, dans un amoncellement de titres insignifiants ou de magazines périmés. Quel bon bibliothécaire aurait-il fait! dirait  M. Umberto Eco[4]. Mais Marc Exavier serait plus qu’un bibliothécaire traditionnel. Il est un pèlerin, un pèlerin infatigable  du livre et de la lecture. Car, de son expérience d'enseignement à l'Université, Marc Exavier devrait se rendre compte de la faiblesse et, parfois, de l’absence de solides pratiques de lecture dans le milieu des étudiants. C'est ainsi qu'il commença à animer des ateliers de lecture et d'écriture à l’École Normale Supérieure (ENS). L'expérience de ces ateliers a donné de bons résultats au sein des jeunes de l'université. Il pensa en élargir le cadre. C'est ainsi qu'il a mis sur pied une association, unique en son genre en Haïti,  l'Association pour la Promotion de la Lecture  (APROLECT). Et depuis, l'on devra retrouver Marc Exavier sur tous les fronts où la cause de la lecture est concernée: à la Radio, dans les journaux, dans les foires du livre, dans les facultés et particulièrement dans les bibliothèques de la province animant des ateliers de lecture. La ville de Verrettes, dans l'Artibonite, était devenue pour lui une terre d'accueil et même de séjour dans le cadre d'une collaboration fructueuse avec le Député M. Vickens Dérilus. Pour le Professeur Marc Exavier, « Le problème de la lecture à l’université en Haïti en extrêmement grave et  préoccupant. Je me suis rendu compte de la gravité du problème à la Direction du Département de littérature à l’École Normale Supérieure (ENS) de l’Université d’État d’Haïti (UEH). Je me suis alors rendu compte que les jeunes qui abordent les études universitaires, dans leur grande majorité, ne lisent pas  et n’ont pas de trajectoires de lecture. En aucun cas, l’on ne peut pas continuer comme cela. Personnellement, dans mes cours (Poésies ou Genres littéraires), je mets l’accent sur la lecture des textes thématiques des auteurs comme  base de travail. L’étudiant doit lire les œuvres des auteurs pour  apprendre et donner son appréciation personnelle. C’est ce constat de faiblesse de la lecture des étudiants qui m’avait porté à constituer des associations de promotion et  d’organisation de la lecture »[5]. Pour notre pèlerin infatigable du livre, « La lecture, dans les sciences humaines et sociales et à plus forte raison à l’école, doit être déclarée comme une cause nationale, comme une préoccupation majeure. Ce, depuis la petite enfance jusqu’à l’Université. Nous  avons actuellement des professeurs du primaire qui n’ont jamais lu un conte pour eux-mêmes au cours de leur vie, qui ne savent pas qu’il existe une littérature jeunesse, ou encore si le concept même de littérature jeunesse existe. Alors que, dans l’école et dans la vie, la lecture joue un rôle fondamental dans l’apprentissage et le développement psychoaffectif de l’enfant et de la personne. Dans tous les pays, les enfants aiment les histoires, les contes. Parce que la fiction permet une distanciation par rapport avec la réalité  pour mieux saisir des aspects de cette même réalité »[6]. Le Professeur Exavier est clair: « À l’Université actuellement en Haïti, il faut nécessairement un accompagnement pour les étudiants en termes d’ateliers de lecture et d’écriture. À l’Université du Québec à Montréal (UQUAM), en programme de maitrise, nous avons eu un cours de Séminaire de lecture. Il s’agit  bien d’un cours obligatoire, matriculé, crédité et noté. Chaque étudiant a un ensemble de livres à lire pour préparer des résumés, des commentaires, des comptes rendus et  une défense orale de ses travaux »[7].  Selon M. Exavier,  actuellement en Haïti,  « Pendant que la majorité des gens ne s’intéressent pas ou de très peu à la lecture, il y a un petit groupe, très petit, qui s’intéresse beaucoup à la lecture. Cependant,  beaucoup d’entre eux lisent mal, très mal et tombent souvent dans la pédanterie. Sur ce  point, il faut éviter, en faisant la promotion de la lecture, pour ne pas tomber dans une sacralisation du livre et donner la grosse tête à ceux qui lisent. Sur ce point, il y a une question que  nous  posons toujours aux jeunes : Est-ce que les livres que nous lisons font-ils de nous de meilleurs hommes ? Si ce n’est pas le cas, il faudrait  rectifier et mettre les jeunes en garde contre la sacralisation du livre. Ceci est très important. Les livres doivent permettre de bien comprendre le monde et nous-mêmes. Autrement, il y aurait les effets pervers de la lecture[8]. La lecture doit permettre de découvrir l’immensité du monde et sa propre petitesse. C’est une école de connaissance de soi. Il y a des œuvres permanentes dans toutes les disciplines académiques que l’on ne peut lire une seule fois. Et ceci est extrêmement important. On  doit constamment les relire. Et réapprendre en les lisant. Il faut  toujours veiller  à  rester dans le texte. Car, il y a le risque  de mal lire et c’est très grave »[9]. Cet aspect est fondamental et  rejoint nos propres préoccupations en ce qui a trait à l'organisation et à la structuration même de l'acte de lecture qui n'est point une panacée et qui est à même de produire autant de dégâts que de bienfaits dans la société. Le Professeur Marc Exavier, au cours de ce long entretien qu'il a eu avec nous, a cité le Rapport Parent qui a eu beaucoup d'influence sur la refondation du système éducatif au Québec en 1964 avec une grande emphase sur la lecture et la compréhension. Notre pèlerin de la lecture et des bibliothèques est  alors formel: « On ne peut continuer de la même façon. Il faut apprendre aux jeunes à lire, surtout à bien lire et à relire. La lecture est un processus permanent d’apprentissage et de formation permanente de la personnalité. Nous sommes pour une collaboration étroite entre APROLECT et les facultés du pôle de sciences humaines et sociales l’Université d’État d’Haïti (UEH). Il faut des bibliothèques dans tous les paliers du  système  éducatif haïtien : fondamental, secondaire et université. Il faut des clubs de lecture et des clubs littéraires dans ces bibliothèques »[10]. Voilà  qui est bien dit, clairement dit tandis que le pèlerin infatigable du livre et de la lecture en Haïti ramasse ses livres  et documents, remplit son sac à main,  prend congé de nous et continue son chemin, son pèlerinage incessant et itératif  pour la diffusion du savoir et de la connaissance au sein de notre collectivité.[11]   Au terme de cet entretien, je lui souhaite bonne route et surtout,  une bonne réception de son message.                

Par Jérôme Paul Eddy Lacoste

Responsable académique de la Faculté des Sciences Humaines (FASCH) de l’Université d’État d’Haïti (UEH)

Avril 2024

babuzi2001@yahoo.fr

 

aussi et surtout du poète de les sept couleurs du sang (1983), Le Cœur inachevé (1991), “Soleil Caillou bléssé” (1993), ou encore “chansons pour amadouer la mort” (2005). Dans ces ouvrages poétiques, Marc Exavier laisse déborder sa lyre.

 

NOTES

[1] Le poète Paul-Harry Laurent avait publié Le vin d’une prose d’écolier, en 2009, aux Editions du Chasseur abstrait, en France.

2 Je me rappelle qu'il disait toujours  « Claude Didi » pour désigner le grand cinéaste français dans un jeu de mots en s'adressant à moi dont le surnom est justement Didi…

3 Le Professeur Marc Exavier avait publié des recueils de poèmes comme : Les sept couleurs du sang  en 1983, Le Cœur inachevé  en 1991, Soleil Caillou blessé en  1993, Numéro effacé en 2001 et  Chansons pour amadouer la mort  en 2005.

4 Allusion à une réplique du  dialogue entre le Vénérable Jorge et  l’enquêteur Guillaume de Basquerville  dans l'une des dernières scènes du roman Le nom de la rose  d'Umberto Eco  au sein même du Finis Africae de la grande bibliothèque de l’Abbaye … 

5 Entrevue avec le  Professeur Marc Exavier 24 octobre 2016.  Le Professeur Marc Exavier était alors Responsable du Département de Littérature à l’École Normale Supérieure de l’Université d’État d’Haïti. Il  enseigne les cours de Poésie et des genres littéraires. Il anime l’Association pour la Promotion de la Lecture (APROLECT)  depuis de nombreuses années. En outre, il présente une émission sur les ondes de la Radio « Espace FM » intitulée « Lecture et compagnie » le dimanche de 11 heures AM à 1 heure PM avec une reprise le même jour  à partir de 8 heures PM.

6 Ibid

7Ibid.

8 Point extrêmement important, traité par Umberto Eco  dans son  ouvrage  de base: Les limites de l'interprétation. Ouvrage  paru en février 1992 aux Editions Bernard Grasset.

9 Ibid.

10 Ibid.

 

11Au moment de réviser ce texte, je viens d'apprendre que le Professeur Marc Exavier assure la coordination du concours littéraire « Bouquet d'espoir» aux Edictions C3 à l' intention des jeunes.  Je souhaite au Professeur Exavier bon succès dans cette démarche qui n'est que la  poursuite de  son  pèlerinage  pour le livre et la lecture en Haïti.


[1] Le poète Paul-Harry Laurent avait publié Le vin d’une prose d’écolier, en 2009, aux Editions du Chasseur abstrait, en France.

[2] Je me rappelle qu'il disait toujours  « Claude Didi » pour désigner le grand cinéaste français dans un jeu de mots en s'adressant à moi dont le surnom est justement Didi…

[3] Le Professeur Marc Exavier avait publié des recueils de poèmes comme : Les sept couleurs du sang  en 1983, Le Cœur inachevé  en 1991, Soleil Caillou blessé en  1993, Numéro effacé en 2001 et  Chansons pour amadouer la mort  en 2005.

[4] Allusion à une réplique du  dialogue entre le Vénérable Jorge et  l’enquêteur Guillaume de Basquerville  dans l'une des dernières scènes du roman Le nom de la rose  d'Umberto Eco  au sein même du Finis Africae de la grande bibliothèque de l’Abbaye … 

[5] Entrevue avec le  Professeur Marc Exavier 24 octobre 2016.  Le Professeur Marc Exavier était alors Responsable du Département de Littérature à l’Ecole Normale Supérieure de l’Université d’Etat d’Haïti. Il  enseigne les cours de Poésie et des genres littéraires. Il anime l’Association pour la Promotion de la Lecture (APROLECT)  depuis de nombreuses années. En outre, il présente une émission sur les ondes de la Radio « Espace FM » intitulée « Lecture et compagnie » le dimanche de 11 heures AM à 1 heure PM avec une reprise le même jour  à partir de 8 heures PM.

[6] Ibid

[7] Ibid.

[8] Point extrêmement important, traité par Umberto Eco  dans son  ouvrage  de base: Les limites de l'interprétation. Ouvrage  paru en février 1992 aux Editions Bernard Grasset.

[9] Ibid.

[10] Ibid.

[11] Au moment de réviser ce texte, je viens d'apprendre que le Professeur Marc Exavier assure la coordination du concours littéraire « Bouquet d'espoir» aux Edictions C3 à l' intention des jeunes.  Je souhaite au Professeur Exavier bon succès dans cette démarche qui n'est que la  poursuite de  son  pèlerinage  pour le livre et la lecture en Haïti.

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