La dette de l’indépendance haïtienne et nos vieux démons

Charles X avait ordonné au président Jean Pierre Boyer, il y 197 années, de verser 150 millions de Francs à la France, pour la reconnaissance de l’Indépendance d’Haïti. Il ne s’agit pas d’histoire secrète de la République, mais d’un fait éminemment connu, discuté et accepté par des générations de politiques de toutes tendances et d’intellectuels de manière consciente. Comme ces derniers, à quelques exceptions près, n’ont jamais fait et demandé des comptes, ils ont, en toute vraisemblance, choisi de cautionner l’ancienne métropole esclavagiste qui avait pillé la colonie de Saint-Domingue durant plus d’un siècle. Aujourd’hui, ce dossier de la dette payée par Haïti vient d’être porté dans l’actualité internationale pour tenter de fixer les responsabilités de ceux qui ont transformé Haïti en une terre de tous les marasmes économiques et sociaux.

Après les différentes batailles menées par les esclaves, le 18 novembre 1803, l’Armée indigène a non seulement anéanti les velléités esclavagistes des Français à Saint-Domingue, mais elle a aussi repoussé l’expédition de l’armée napoléonienne sur le sol haïtien. Le 1er janvier 1804, pour l’organisation du nouvel État, l’indépendance a été proclamée. Haïti est devenue la première République noire indépendante du monde et la deuxième nation libre du continent américain après les États-Unis.


 

La dette française et ses effets sur Haïti 


 

Par contre, dans ses stratagèmes, la métropole française qui a exploité la colonie, durant plus d’un siècle, est revenue sur la scène d’Haïti en 1825 avec des négociations diplomatiques. Le 17 avril, Charles X a promulgué l’ ordonnance suivante ( l’article 2):  « Les habitants actuels de la partie française de Saint-Domingue verseront à la caisse générale des dépôts et consignations de France, en cinq termes égaux, d’année en année, le premier échéant au trente un décembre mil huit cent vingt - cinq, la somme de cent cinquante millions de francs, destinés à dédommager les anciens colons qui réclament une indemnité ».


 

Revenu sur les faits, le journal américain, le New York Times, dénonce les torts que le paiement de cette dette a causés à Haïti. « Les paiements, versés à compter de 1825 par la première République noire de l’histoire, pour indemniser les anciens colons esclavagistes, ont coûté au développement économique d’Haïti entre 21 et 115 milliards de dollars de pertes sur deux siècles, soit une à huit fois le produit intérieur brut du pays en 2020 », a analysé le NYT. 


 

Cependant, du côté haïtien, peu de gouvernements ont abordé le dossier de la dette de l’Indépendance malgré le fait qu’il ne s’agit pas de la première fois qu’un média révèle l’énormité de cette casse et ses conséquences sur la stabilité économique du pays.



 

Pourquoi ce silence des autorités haïtiennes ?

 

« De la fin du gouvernement de Boyer (1843) qui a décidé de payer la dette, jusqu’à Nord Alexis qui a entrepris le plus grand Procès contre le scandale de la corruption en Haïti (1902), le pays se trouvait toujours dans des situations instables. L’occupation américaine du territoire en 1915 a empiré davantage, les sphères administratives de la fonction publique dans le pays. À travers les décennies, la politique et la lutte pour le pouvoir n’ont pas permis aux dirigeants de penser aux avancées économiques du pays et ils n’ont pas eu de temps pour penser à ce tort causé par la France au cours de l’administration de Boyer », a soulevé Moïse Junior Joseph, professeur de sciences sociales.


 

Entre autres, l’activiste politique et entrepreneur social, Ralph Emmanuel François, prend en compte le contexte de la prise des pouvoirs en Haïti où la question de légitimité des élus est toujours posée. « Rares sont les hommes qui peuvent prendre des décisions nationales et engager le pays à ces sujets de préoccupations internationales », estime-t-il. Par ailleurs, soulevant la conjoncture politique où les gouvernements sont passés de crise en crise et cherchent toujours des consensus pour faire face aux problèmes nationaux, les acteurs n’ont pas toujours ces préoccupations de s’engager à ces luttes idéologiques. Le mandat des élus haïtiens, c’est de résoudre la conjoncture politique », affirme-t-il. 


 

Parallèlement, l’historien haïtien Pierre Buteau, lors d’une entrevue accordée à l’Agence France Presse (AFP) à propos de ce sujet, a affirmé que les politiciens haïtiens ont la pratique de fonctionner seulement dans le présent. « Les hommes et les femmes politiques ne sont intéressés qu’à lutter pour le pouvoir », a-t-il soumis.


 

Par contre, le seul leader haïtien ayant posé une demande de restitution, reste le président Jean Bertand Aristide, en 2003. « Des spots radiophoniques et télévisés étaient diffusés dans les médias,  dans ses discours, il était clair et réclamait de la France les milliards de dollars dont les centaines de millions de Francs ont valu à Haïti », ajoute Moïse. Cette demande a été mal reçue par les Français et mal perçue par les opposants politiques d’Aristide. Le prix payé pour cette effronterie est bien connu.


 

La société haïtienne face à la dette


 

À son tour, le vice-doyen de l’Institut national de gestion et des hautes études internationales (INAGHEI), M. Josué Louis a expliqué que la restitution de la dette de l’Indépendance n’a aucune portée juridique pour Haïti. « Boyer a choisi de payer les frais. Toute restitution ou  réparation de la part de l’ancienne métropole garde une valeur morale », croit-il partageant, à quelques exceptions, le même point de vue que l’homme politique de gauche français, Jean-Luc Mélenchon. Pour sa part, l’activiste Ralph Emmanuel François assure qu’il faut prendre à cœur et avec science la question de la dette de l’indépendance haïtienne qui est liée à notre passé colonial. « Les traumatismes de cette opération persistent encore. La justice économique est évidente pour compenser les pertes, les exploitations et les abus que les Français ont infligés à notre peuple et causés à notre pays », a-t-il confié.


 

Par conséquent, le retour sur la scène de ce sujet socioéconomique et diplomatique pour le peuple haïtien ne doit pas rester sans suite. Nous devons penser aux divers cas de corruption qui ont perturbé notre croissance en tant que peuple durant ces dernières décennies.  Nous devons prendre en compte le dossier de la dette française où Charles X ait lancé son ultimatum à un pays où son revenu de l’époque n’ a été que 5 millions de francs (...) Nous voulons de toute part que nos dirigeants prennent acte de ce dossier et fassent de leurs possibles pour un débat diplomatique avec le gouvernement français. 


 

En ce sens, relevant la question de la souveraineté nationale, Ralp E. François soutient que la République d’Haïti peut servir d’exemple aux autres nations africaines et caraïbéennes qui veulent introduire des demandes de restitution de leurs richesses auprès des grandes puissances coloniales. Ainsi, croit-il qu’il est urgent de créer un climat de paix et de stabilité dans le pays, afin de parvenir à négocier autrement avec les puissances étrangères.


 

 Donc, selon les opinions de Moïse sur la façon dont  le dossier de la dette de l’Indépendance doit être géré, il  considère l’affaire comme un démon que cette nouvelle génération d’hommes et de femmes doivent accueillir et combattre en vue de récompenser l’effort des ancêtres qui ont vaincu l’armée napoléonienne et chassé les colons français sur le territoire haïtien. Néanmoins, la stabilité du pays, la question de la souveraineté,  la sécurité intérieure, une diplomatie de force sont nécessaires aux dirigeants haïtiens qui doivent se décider s’ils veulent conduire un dialogue d’intérêt national avec la France, conclut-il.

 

Il est peut-être important de se souvenir que l’Allemagne (Affaire Luders) et les États-Unis (Affaire de la Banque Nationale en prélude à l’occupation américaine d’Haïti) ont aussi spolié Haïti profitant de la naïveté et de la faiblesse des Haïtiens pour le pouvoir. Pour les élites haïtiennes, l’oubli est une vertu.

 

Oberde Charles

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