L’Éducation, un outil de développement négligé en Haïti

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Imaginez un individu vivant dans le monde moderne, ne sachant ni lire ni écrire. Cet individu aura du mal à suivre l’évolution de son environnement immédiat et aussi celle du reste du monde. Il aura du mal à interpréter les panneaux de signalisation, les enseignes des magasins, il ne pourra pas suivre les recommandations du docteur, il aura beaucoup de difficulté à se servir d’un téléphone, d’un ordinateur et même d’une calculatrice. En somme, il aura une vie difficile et sera certainement mis en marge de la société, surtout si cet individu est pauvre. Cette situation bien qu’impensable est celle de millions de personnes vivant dans le monde et de plus de la moitié des Haïtiens

pourtant, l’importance de l’éducation n’est plus à prouver. En effet, selon l’Organisation de Coopération et de Développement économique (OCDE), l'éducation contribue au même titre que la stabilité politique, et un contexte macroéconomique favorable à la création de la richesse . La plupart des pays riches ou émergents ont fait de l’éducation l’une de leurs priorités. L'Organisation des Nations Unies pour l'Éducation, la Science et la Culture (UNESCO) a fait comprendre le rôle de l’éducation dans l’atteinte des objectifs du millénaire (OMD) et a défini six objectifs spécifiques pour une éducation pour tous (EPT). Ainsi, il n’est guère surprenant que les pays les plus développés consacrent une part assez significative de leur budget aux dépenses en matière d’éducation. Cette dernière est si importante qu’elle fait partie des composantes de l’IDH (Indice de développement humain) développé par Amartya Sen (prix Nobel d’économie en 1998) pour mesurer le degré de développement des pays.

L’idée selon laquelle l’éducation contribuerait à la croissance économique constitue à la fois l’origine et l’aboutissement de la théorie du capital humain . (Joseph Georges Stiglitz définit le capital humain comme « l'ensemble des compétences et de l'expérience accumulées qui ont pour effet de rendre les salariés plus productifs ». Deux autres auteurs, en l’occurrence Paul Samuelson et William Nordhaus abondent dans le même sens en ajoutant que le capital humain constitue « le stock de connaissances techniques et de qualifications caractérisant la force de travail d'une nation et résultant d'un investissement en éducation et en formation permanente »). Théodore W. Schultz, l’un des grands théoriciens du capital humain observe que l’éducation explique la plus grande partie de la productivité totale des facteurs de production dans une économie. Robert Lucas, prix Nobel d’économie en 1995, poursuit dans cette même lignée en faisant remarquer qu’il n’existe pas de forte différence de productivité du capital physique entre les pays riches et les pays pauvres, mais que cette différence est grande en productivité du capital humain et cela au bénéfice des pays riches. Sa théorie est grandement appuyée par Paul Romer qui ajouta que si les pays pauvres sont pauvres, c’est parce qu’ils manquent de capital humain. Or pire, il y a une migration du capital humain des pays pauvres vers les pays riches (fuite de cerveaux). Ce qui laisse présager que si les pays pauvres ne réussissent pas à produire plus de capital humain qu’ils n’en perdent, ils sont condamnés à rester pauvres.

La formation universitaire et professionnelle au même titre que la formation scolaire est importante dans le processus de développement d’un pays. En effet, l’Université n’est pas seulement un centre de transmission de savoir, c’est un lieu de production de connaissances devant être utile à la société. Ainsi, il n’est guère surprenant que les pays les plus riches et qui consacrent beaucoup d’importances aux recherches et aux innovations ont les meilleures universités du monde. Dans cette optique, l’ancien Recteur de l’université de Libreville du Gabon eut à affirmer ceci : le savoir est désormais considéré comme une marchandise. À tel point que toute société qui ne produit pas du savoir scientifique et des objets techniques, fût-elle installée sur des puits de pétrole, est appelée à disparaître . Ceci dit, on comprend assez bien cette tendance de la Banque Mondiale à comparer la production des industries axées sur le savoir par rapport à ceux des affaires dans son ensemble. Selon cette institution, la valeur ajoutée au cours de la période 1986-1994 était de 3% pour les industries axée sur le savoir contre 2 ,3% pour le secteur des affaires . Ce qui pousse un auteur comme Alain Gilles, a abondé dans le sens que la production du savoir est de plus en plus au cœur de l’avantage comparatif d’un pays.

L’éducation n’est pas seulement un outil de développement macroéconomique. Elle apporte aussi des bénéfices spécifiques à l’individu. Selon Rawls, elle devrait assurer à chacun une juste égalité des chances en offrant à ceux des classes défavorisées des formes de compensation. Ainsi, le système scolaire devrait aplanir les barrières sociales et non les rehausser. L’accès à l’éducation est un facteur indispensable pour développer chez les individus, particulièrement ceux les plus défavorisés, le respect de soi même et aussi une certaine égalité des chances .

Mais comme tout bien économique, l’éducation a un coût. Les principaux théoriciens du capital humain, dont Mincer et Schultz, ont remarqué que certains individus renoncent à un revenu présent pour faire des études dans l’espoir que ces études leur permettront de gagner plus de revenus dans le futur, tout comme le font les investisseurs qui achètent des biens d’investissement (capital physique). Ainsi, dès les années 60, l’éducation est passée de bien de consommation à bien d’investissement aux yeux des économistes .

Intéressons-nous maintenant au cas d’Haïti où le coût de scolarisation est très élevé et qu’aller à l’école et à l’université est un luxe. Ceci constitue une source de violence entre ceux qui savent lire et écrire et ceux qui ne le savent pas, mais toujours est-il que ceux qu’on pourrait considérer comme étant des marginaux, des victimes de l’ordre social, ne s’affichent pas toujours comme tels. A contrario de cette image, de cette idée préconçue, il y a ce dicton populaire qui dit : pale franse pa lespri . Cet adage populaire, nous interpelle particulièrement, en ce sens que jusqu’à présent, nous n’arrivons pas à comprendre en fonction de quelle dynamique certaines catégories de la population haïtienne ont toujours du mal à concevoir l’instruction comme étant une clé menant vers la réussite. À titre d’exemple, on peut enchérir pour dire qu’il n’est pas fameux d’entendre des individus déclarer que : si lekòl te bay, ti malice pa tap kite’l pou’l al vann bè.

L’auteur haïtien Jean Casimir, dans son ouvrage, la Culture opprimée souligne le fait que l’instruction que nous recevons en Haïti, n’est pas conforme à notre réalité. Il enchaîne pour affirmer que (…) L’instruction qui nous est imposée n’est pas nécessaire. La majorité de la population s’en passe . Toutefois peut-on dire que c’est un choix rationnel de certaines couches de la population de s’en passer, où est-ce une anomalie découlant du processus même de l’instruction qui leur pose problème, car ce dernier semble être étranger à leur réalité ?

Il serait difficile de répondre à ces questions, sans une étude très approfondie sur l’histoire de vie des catégories de gens qui ne vont pas à l’école, que ce soit par rapport à un choix délibéré, et/ou encore par manque de possibilité (économique, distance géographique, incapacité mentale et physique, etc…) Cette étude au cas par cas, révélerait sans doute bien des hypothèses pour comprendre le rapport entre Éducation, État et Société en Haïti. Outre cela, elle permettrait dans une certaine mesure d’expliquer historiquement ce rapport, mais aussi de voir l’impact de ce dernier dans le développement (économique) de la société haïtienne. En ce sens que, « L’enseignement est, lui aussi, un phénomène d’ordre économique, politique et social. On ne saurait l’étudier en le dissociant du système économique, du fait politique, de la division sociale. Il participe à un ensemble historique et vit de sa vie » . Par conséquent, parler de l’éducation en Haïti, implique donc, de tenir compte d’un ensemble de paramètres internes qui sont impliqués dans le processus de diffusion de cette dernière ici chez nous.

À cet effet, il convient d’ajouter que les trois principaux foyers d’éducation sont la famille, les centres religieux et l’école . L’État haïtien, dans ses dispositions constitutionnelles est censé avoir le contrôle sur toutes ces institutions de socialisation. Toutefois, on assiste à un dérèglement total dans le fonctionnement de ces dernières. En ce qui a trait à notre sujet principal (l’éducation), le rôle de l’État dans ce domaine, est de doter le pays des meilleures écoles afin de préparer les jeunes à devenir des citoyens utiles, capables de participer dans la prise des grandes décisions engageant la vie nationale. Dans cette perspective, il incombait à l’État de s’assurer que chaque citoyen acquiert des connaissances lui permettant de comprendre la culture publique, d’être un membre économiquement indépendant de la société et de pouvoir participer à la vie politique et économique de la communauté.

Toutefois, l’État haïtien n’est même pas capable d’assurer le peut qu’il dût, à savoir l’instruction primaire qui aurait dû être obligatoire et gratuite pour les enfants de 5 à 14 ans, selon la loi du 18 octobre 1901. L’article 32-3 de la constitution amendé de 1987, va plus loin en prescrivant que : « l’enseignement fondamental est obligatoire. Les fournitures classiques et le matériel didactique seront mis gratuitement par l’État à la disposition des élèves au niveau de l’enseignement fondamental ». L’effectivité de cette disposition constitutionnelle relève jusqu’à présent de l’illusion, dans le sens que 32 ans plus tard, peu d’avancé ont été réalisés en terme de, programmes structurels pour rendre effectif les textes juridiques qui consacrent la gratuité de l’enseignement et le caractère obligatoire de ce dernier. Bien que depuis déjà quelques années, l’éducation est considérée comme l’une des priorités de nos gouvernements, les résultats, sont très mitigés. En effet, depuis plus de trois décennies un plan de réforme a été élaboré pour une refonte de notre système éducatif, lequel système évolue encore dans un état de stagnation. L’utilisation de cet oxymore, est pour nous l’illustration la plus simple pouvant caractériser la difficile application des idées découlant de la réforme Bernard dans la réalité haïtienne.

Plus près de nous, soit en 2010, un plan opérationnel a été élaboré afin de refonder le système éducatif haïtien sur de nouvelles bases plus solides . Durant cette année, lors de la vulgarisation de sa politique des cinq E (Éducation, Environnement, État de droit, Energie et Emploi), l’ex-président Joseph Martelly avait promis lors des campagnes présidentielles de faire de l’éducation pour tous l’un de ses principaux objectifs. Ainsi, des programmes ont été mis sur pied et des fonds énormes alloués à la réalisation de cet objectif. Toutefois, les données relatives à l’éducation sont peu abondantes, par conséquent, il s’avère difficile d’analyser au moment où nous parlons l’impact d’un programme comme le PSUGO (Programme de Scolarisation universel gratuit et obligatoire) sur le système éducatif et/ou le système lui-même dans sa globalité.

Bien qu’il existe des progrès sur le taux de fréquentation scolaire (Le taux net de fréquentation scolaire en Haïti, estimé à 54.3% en 2000, est passé à plus de 88% en 2014 ), il reste néanmoins évident que notre système éducatif est boiteux. Les taux de redoublements, d’abandon et de réussite aux examens d’état sont des signes avant-coureurs de la faiblesse de notre système. Environ 30% des enfants qui fréquentent l'école primaire ne rejoignent pas la troisième année. De plus, sur 1000 enfants d’une génération, seulement 40 % entrent en sixième. À peine 10% de ces derniers parviennent en classe de seconde, enfin 26 (sur mille) obtiennent le baccalauréat II. Cet abandon s’explique par les conditions de vie socio-économiques précaires et l’état lamentable du milieu scolaire des enfants . Suivant les chiffres fournis par le Bureau national des examens d’État (BUNEXE), pour l’année 2013-2014, le taux de réussite global n’était que de 24.8 % pour la Rhéto et de seulement 18,41 % pour la philo. De plus, dans le seul département de l’Artibonite, on trouve 20 écoles ayant eu un taux d’échec de 100% aux examens du bac 2014-2015.

Cette situation concernant les examens du baccalauréat, bien qu’alarmante, n’est pas isolée. Au contraire, elle se veut le reflet de la mauvaise qualité de l’éducation reçu par nos élèves tout au long de leur parcours scolaire. A cet effet, le test EGRA (Early Grade Reading Assement) nous donne une vue assez simple de la situation : Des évaluations conduites dans des écoles de l’Artibonite et des Nippes révèlent que l’élève moyen de troisième année du primaire ne peut lire que 23 mots par minute, une vitesse nettement inférieure à la vitesse estimée de 35 à 60 mots par minute nécessaire pour comprendre un texte basique .

Avec des performances aussi exécrables, le système éducatif haïtien n’est pas capable de remplir sa mission d’assurer à tous une juste égalité de chances et aussi à former des citoyens indépendants capable de produire une valeur ajoutée économique, politique et sociale à la société. Incapable de régulariser le système, l’État haïtien laisse la formation des jeunes aux écoles privées qui, de par leur politique de discrimination par les prix des écoliers (La qualité de l’éducation reçue par les écoliers est déterminée par le niveau de revenu de leurs parents) loin de réduire les inégalités sociales les agrandissent. Et comme conséquence, avec un IDH de 0.498 et un indice de Gini de 0,61 Haïti est considéré comme le pays le plus pauvre de l’Amérique et comme l’un des pays les plus inégalitaires du monde.

Somme toute, le système éducatif haïtien à ses limites et le pays ne réussit toujours pas à faire l’accumulation du capital humain indispensable pour booster sa croissance économique. Cette accumulation est difficile, car elle nécessite un système éducatif adapté à la vision nationale ainsi qu’aux objectifs de développement, ce qui est en contradiction avec notre système actuel ou le niveau d’instruction est très faible et que la majorité des écoles, centres professionnels et universités du pays sont des entreprises privées qui cherchent avant tout la maximisation de leur profit et non la bonne formation des élèves et étudiants. En ce sens, sans une véritable réforme de notre système éducatif, sortir de la sphère de la pauvreté restera toujours une utopie pour Haïti.

Saïd Abdel Khadek SUIRE

Planificateur-Économiste/ Anthropo-Sociologue de formation.

saksuire@gmail.com

Mike Kervin JOSEPH

Anthropologue et Juriste de formation/ Diplômé de la Première Classe Initiale de Greffiers de l’École de la Magistrature (EMA) /Certifié en Économie Sociale et Solidaire, Décentralisation et Développement Rural.

jmikekerrvin@gmail.com

Imaginez un individu vivant dans le monde moderne, ne sachant ni lire ni écrire. Cet individu aura du mal à suivre l’évolution de son environnement immédiat et aussi celle du reste du monde. Il aura du mal à interpréter les panneaux de signalisation, les enseignes des magasins, il ne pourra pas suivre les recommandations du docteur, il aura beaucoup de difficulté à se servir d’un téléphone, d’un ordinateur et même d’une calculatrice. En somme, il aura une vie difficile et sera certainement mis en marge de la société, surtout si cet individu est pauvre. Cette situation bien qu’impensable est celle de millions de personnes vivant dans le monde et de plus de la moitié des Haïtiens[i]

pourtant, l’importance de l’éducation n’est plus à prouver. En effet, selon l’Organisation de Coopération et de Développement économique (OCDE), l'éducation contribue au même titre que la stabilité politique, et un contexte macroéconomique favorable à la création de la richesse[ii].  La plupart des pays riches ou émergents ont fait de l’éducation l’une de leurs priorités. L'Organisation des Nations Unies pour l'Éducation, la Science et la Culture (UNESCO) a fait comprendre le rôle de l’éducation dans l’atteinte des objectifs du millénaire (OMD) et a défini six objectifs spécifiques pour une éducation pour tous (EPT). Ainsi, il n’est guère surprenant que les pays les plus développés consacrent une part assez significative de leur budget aux dépenses en matière d’éducation. Cette dernière est si importante qu’elle fait partie des composantes de l’IDH (Indice de développement humain) développé par Amartya Sen (prix Nobel d’économie en 1998) pour mesurer le degré de développement des pays.

L’idée selon laquelle l’éducation contribuerait à la croissance économique constitue à la fois l’origine et l’aboutissement de la théorie du capital humain[iii]. (Joseph Georges Stiglitz définit le capital humain comme « l'ensemble des compétences et de l'expérience accumulées qui ont pour effet de rendre les salariés plus productifs [iv]».  Deux autres auteurs, en l’occurrence Paul Samuelson et William Nordhaus abondent dans le même sens en ajoutant que le capital humain constitue « le stock de connaissances techniques et de qualifications caractérisant la force de travail d'une nation et résultant d'un investissement en éducation et en formation permanente [v]»).  Théodore W. Schultz, l’un des grands théoriciens du capital humain observe que l’éducation explique la plus grande partie de la productivité totale des facteurs de production dans une économie. Robert Lucas, prix Nobel d’économie en 1995, poursuit dans cette même lignée en faisant remarquer qu’il n’existe pas de forte différence de productivité du capital physique entre les pays riches et les pays pauvres, mais que cette différence est grande en productivité du capital humain et cela au bénéfice des pays riches. Sa théorie est grandement appuyée par Paul Romer qui ajouta que si les pays pauvres sont pauvres, c’est parce qu’ils manquent de capital humain. Or pire, il y a une migration du capital humain des pays pauvres vers les pays riches (fuite de cerveaux). Ce qui laisse présager que si les pays pauvres ne réussissent pas à produire plus de capital humain qu’ils n’en perdent, ils sont condamnés à rester pauvres.

La formation universitaire et professionnelle au même titre que la formation scolaire est importante dans le processus de développement d’un pays. En effet, l’Université n’est pas seulement un centre de transmission de savoir, c’est un lieu de production de connaissances devant être utile à la société. Ainsi, il n’est guère surprenant que les pays les plus riches et qui consacrent beaucoup d’importances aux recherches et aux innovations ont les meilleures universités du monde. Dans cette optique, l’ancien Recteur de l’université de Libreville du Gabon eut à affirmer ceci : le savoir est désormais considéré comme une marchandise. À tel point que toute société qui ne produit pas du savoir scientifique et des objets techniques, fût-elle installée sur des puits de pétrole, est appelée à disparaître[vi]. Ceci dit, on comprend assez bien cette tendance de la Banque Mondiale à comparer la production des industries axées sur le savoir par rapport à ceux des affaires dans son ensemble. Selon cette institution, la valeur ajoutée au cours de la période 1986-1994 était de 3% pour les industries axée sur le savoir contre 2 ,3% pour le secteur des affaires[vii]. Ce qui pousse un auteur comme Alain Gilles, a abondé dans le sens que la production du savoir est de plus en plus au cœur de l’avantage comparatif d’un pays.

L’éducation n’est pas seulement un outil de développement macroéconomique. Elle apporte aussi des bénéfices spécifiques à l’individu. Selon Rawls, elle devrait assurer à chacun une juste égalité des chances en offrant à ceux des classes défavorisées des formes de compensation. Ainsi, le système scolaire devrait aplanir les barrières sociales et non les rehausser. L’accès à l’éducation est un facteur indispensable pour développer chez les individus, particulièrement ceux les plus défavorisés, le respect de soi même et aussi une certaine égalité des chances[viii].

Mais comme tout bien économique, l’éducation a un coût. Les principaux théoriciens du capital humain, dont Mincer et Schultz, ont remarqué que certains individus renoncent à un revenu présent pour faire des études dans l’espoir que ces études leur permettront de gagner plus de revenus dans le futur, tout comme le font les investisseurs qui achètent des biens d’investissement (capital physique). Ainsi, dès les années 60, l’éducation est passée de bien de consommation à bien d’investissement aux yeux des économistes[ix].

Intéressons-nous maintenant au cas d’Haïti où le coût de scolarisation est très élevé et qu’aller à l’école et à l’université est un luxe. Ceci constitue une source de violence entre ceux qui savent lire et écrire et ceux qui ne le savent pas, mais toujours est-il que ceux qu’on pourrait considérer comme étant des marginaux, des victimes de l’ordre social, ne s’affichent pas toujours comme tels. A contrario de cette image, de cette idée préconçue, il y a ce dicton populaire qui dit : pale franse pa lespri[x][xi]. Cet adage populaire, nous interpelle particulièrement, en ce sens que jusqu’à présent, nous n’arrivons pas à comprendre en fonction de quelle dynamique certaines catégories de la population haïtienne ont toujours du mal à concevoir l’instruction comme étant une clé menant vers la réussite. À titre d’exemple, on peut enchérir pour dire qu’il n’est pas fameux d’entendre des individus déclarer que : si lekòl te bay, ti malice pa tap kite’l pou’l al vann bè.[xii]

L’auteur haïtien Jean Casimir, dans son ouvrage, la Culture opprimée souligne le fait que l’instruction que nous recevons en Haïti, n’est pas conforme à notre réalité. Il enchaîne pour affirmer que (…) L’instruction qui nous est imposée n’est pas nécessaire. La majorité de la population s’en passe[xiii].  Toutefois peut-on dire que c’est un choix rationnel de certaines couches de la population de s’en passer, où est-ce une anomalie découlant du processus même de l’instruction qui leur pose problème, car ce dernier semble être étranger à leur réalité ?

Il serait difficile de répondre à ces questions, sans une étude très approfondie sur l’histoire de vie des catégories de gens qui ne vont pas à l’école, que ce soit par rapport à un choix délibéré, et/ou encore par manque de possibilité (économique, distance géographique, incapacité mentale et physique, etc…) Cette étude au cas par cas, révélerait sans doute bien des hypothèses pour comprendre le rapport entre Éducation, État et Société en Haïti. Outre cela, elle permettrait dans une certaine mesure d’expliquer historiquement ce rapport, mais aussi de voir l’impact de ce dernier dans le développement (économique) de la société haïtienne. En ce sens que, « L’enseignement est, lui aussi, un phénomène d’ordre économique, politique et social. On ne saurait l’étudier en le dissociant du système économique, du fait politique, de la division sociale. Il participe à un ensemble historique et vit de sa vie »[xiv]. Par conséquent, parler de l’éducation en Haïti, implique donc, de tenir compte d’un ensemble de paramètres internes qui sont impliqués dans le processus de diffusion de cette dernière ici chez nous.

À cet effet, il convient d’ajouter que les trois principaux foyers d’éducation sont la famille, les centres religieux et l’école[xv] . L’État haïtien, dans ses dispositions constitutionnelles est censé avoir le contrôle sur toutes ces institutions de socialisation. Toutefois, on assiste à un dérèglement total dans le fonctionnement de ces dernières. En ce qui a trait à notre sujet principal (l’éducation), le rôle de l’État dans ce domaine, est de doter le pays des meilleures écoles afin de préparer les jeunes à devenir des citoyens utiles, capables de participer dans la prise des grandes décisions engageant la vie nationale. Dans cette perspective, il incombait à l’État de s’assurer que chaque citoyen acquiert des connaissances lui permettant de comprendre la culture publique, d’être un membre économiquement indépendant de la société et de pouvoir participer à la vie politique et économique de la communauté.

Toutefois, l’État haïtien n’est même pas capable d’assurer le peut qu’il dût, à savoir l’instruction primaire qui aurait dû être obligatoire et gratuite pour les enfants de 5 à 14 ans, selon la loi du 18 octobre 1901. L’article 32-3 de la constitution amendé de 1987, va plus loin en prescrivant que : « l’enseignement fondamental est obligatoire. Les fournitures classiques et le matériel didactique seront mis gratuitement par l’État à la disposition des élèves au niveau de l’enseignement fondamental ».  L’effectivité de cette disposition constitutionnelle relève jusqu’à présent de l’illusion, dans le sens que 32 ans plus tard, peu d’avancé ont été réalisés en terme de, programmes structurels pour rendre effectif les textes juridiques qui consacrent la gratuité de l’enseignement et le caractère obligatoire de ce dernier. Bien que depuis déjà quelques années, l’éducation est considérée comme l’une des priorités de nos gouvernements, les résultats, sont très mitigés.  En effet, depuis plus de trois décennies un plan de réforme a été élaboré pour une refonte de notre système éducatif, lequel système évolue encore dans un état de stagnation. L’utilisation de cet oxymore, est pour nous l’illustration la plus simple pouvant caractériser la difficile application des idées découlant de la réforme Bernard dans la réalité haïtienne.

Plus près de nous, soit en 2010, un plan opérationnel a été élaboré afin de refonder le système éducatif haïtien sur de nouvelles bases plus solides[xvi]. Durant cette année, lors de la vulgarisation de sa politique des cinq E (Éducation, Environnement, État de droit, Energie et Emploi), l’ex-président Joseph Martelly avait promis lors des campagnes présidentielles de faire de l’éducation pour tous l’un de ses principaux objectifs.  Ainsi, des programmes ont été mis sur pied et des fonds énormes alloués à la réalisation de cet objectif. Toutefois, les données relatives à l’éducation sont peu abondantes, par conséquent, il s’avère difficile d’analyser au moment où nous parlons l’impact d’un programme comme le PSUGO (Programme de Scolarisation universel gratuit et obligatoire) sur le système éducatif et/ou le système lui-même dans sa globalité.

Bien qu’il existe des progrès sur le taux de fréquentation scolaire (Le taux net de fréquentation scolaire en Haïti, estimé à 54.3% en 2000, est passé à plus de 88% en 2014[xvii]), il reste néanmoins évident que notre système éducatif est boiteux. Les taux de redoublements, d’abandon et de réussite aux examens d’état sont des signes avant-coureurs de la faiblesse de notre système.  Environ 30% des enfants qui fréquentent l'école primaire ne rejoignent pas la troisième année. De plus, sur 1000 enfants d’une génération, seulement 40 % entrent en sixième. À peine 10% de ces derniers parviennent en classe de seconde, enfin 26 (sur mille) obtiennent le baccalauréat II. Cet abandon s’explique par les conditions de vie socio-économiques précaires et l’état lamentable du milieu scolaire des enfants[xviii]. Suivant les chiffres fournis par le Bureau national des examens d’État (BUNEXE), pour l’année 2013-2014, le taux de réussite global n’était que de 24.8 % pour la Rhéto et de seulement 18,41 % pour la philo. De plus, dans le seul département de l’Artibonite, on trouve 20 écoles ayant eu un taux d’échec de 100% aux examens du bac 2014-2015.

Cette situation concernant les examens du baccalauréat, bien qu’alarmante, n’est pas isolée. Au contraire, elle se veut le reflet de la mauvaise qualité de l’éducation reçu par nos élèves tout au long de leur parcours scolaire. A cet effet, le test EGRA (Early Grade Reading Assement) nous donne une vue assez simple de la situation :  Des évaluations conduites dans des écoles de l’Artibonite et des Nippes révèlent que l’élève moyen de troisième année du primaire ne peut lire que 23 mots par minute, une vitesse nettement inférieure à la vitesse estimée de 35 à 60 mots par minute nécessaire pour comprendre un texte basique[xix] .

Avec des performances aussi exécrables, le système éducatif haïtien n’est pas capable de remplir sa mission d’assurer à tous une juste égalité de chances et aussi à former des citoyens indépendants capable de produire une valeur ajoutée économique, politique et sociale à la société. Incapable de régulariser le système, l’État haïtien laisse la formation des jeunes aux écoles privées qui, de par leur politique de discrimination par les prix des écoliers (La qualité de l’éducation reçue par les écoliers est déterminée par le niveau de revenu de leurs parents) loin de réduire les inégalités sociales les agrandissent. Et comme conséquence, avec un IDH de 0.498[xx] et un indice de Gini de 0,61[xxi] Haïti est considéré comme le pays le plus pauvre de l’Amérique et comme l’un des pays les plus inégalitaires du monde.

Somme toute, le système éducatif haïtien à ses limites et le pays ne réussit toujours pas à faire l’accumulation du capital humain indispensable pour booster sa croissance économique.  Cette accumulation est difficile, car elle nécessite un système éducatif adapté à la vision nationale ainsi qu’aux objectifs de développement, ce qui est en contradiction avec notre système actuel ou le niveau d’instruction est très faible et que la majorité des écoles, centres professionnels et universités du pays sont des entreprises privées qui cherchent avant tout la maximisation de leur profit et non la bonne formation des élèves et étudiants. En ce sens, sans une véritable réforme de notre système éducatif, sortir de la sphère de la pauvreté restera toujours une utopie pour Haïti.

 

 

Saïd Abdel Khadek SUIRE      

Planificateur-Économiste/ Anthropo-Sociologue de formation.

saksuire@gmail.com

 

Mike Kervin JOSEPH

Anthropologue et Juriste de formation/ Diplômé de la Première Classe Initiale de Greffiers de l’École de la Magistrature (EMA) /Certifié en Économie Sociale et Solidaire, Décentralisation et Développement Rural.

jmikekerrvin@gmail.com

 

 

 

 

 

 

 

 

[i]  Taux d’analphabétisation en Haïti en 2015 selon UNICEF.  Voir le Lien : https://www.unicef.org/french/infobycountry/haiti_statistics.html           

[ii] OCDE, Janvier 1993, « Défis à l'horizon 1995 », Paris, Centre de développement de l'OCDE

[iii] J. Paul Tsasa, Rappel et recueil d’exercices de macroéconomie de long terme, Université Protestante au Congo Centre Congolais-Allemand de Microfinance, 2009-2010

[iv] Stiglitz Joseph et al, Principes d'économie moderne, Broché, 2007. p.190

[v] P.A. Samuelson, W.D. Nordhaus, Economie, Economica 2000.

[vi] Alain Gilles, communication à l’occasion du colloque Redford, tenu à Port-au-Prince, les 1-2 avril 2009.

[vii] Alain Gilles, ibidem

[viii] J. Rawls, cité par jacques Poirot, Le Rôle de l’éducation dans le développement chez J. Rawls et A. Sen, entre équilibre et efficacité. < https://www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2005-4-page-29.htm> visité en novembre 2018

[ix]  Aurélien Perruchet, Investir dans une thèse : Capital humain ou capital culturel ?

[x]  Jean Casimir, dans la préface de son ouvrage Culture Opprimée, p, VII                                                  

[xi] Adage populaire qui établit une distinction entre être instruit et être intelligent.

[xii] Adage populaire qui affirme qu’aller à l’école n’est ni une condition nécessaire, ni une condition suffisante pour une réussite économique et sociale.

[xiii]  Jean Casimir, op cit, p, IX

[xiv] Edner Brutus, Instruction publique en Haïti, Port-au-Prince, Panorama, 1948, préface de l’ouvrage.

[xv] Ici nous prenons l’école dans son sens large : Petite Enfance, école Fondamentale, secondaire, centre professionnel, université

[xvi] MENFP, Plan opérationnel 2010-2015. Voir le Lien : http://menfp.gouv.ht/PLAN_OPERATIONNEL_2010_2015_.pdf

[xvii] EMMUS 2014 cité par PSDH, 2015 : p25.

[xviii] IIMA, Le droit à l’Éducation en Haïti, 2011

[xix] RTI International 2010

[xx] PNUD, Indices et indicateurs du développement humain : Mise à jour statistique 2018.

[xxi] Banque Mondiale, Pauvreté et inclusion sociale en Haïti : gains sociaux à petits pas. Lien : http://www.ihsi.ht/pdf/ecvmas/ecvmas_seuil/pauvrete%20et%20inclusion%20sociale%20en%20haiti%20francais.pdf  

Imaginez un individu vivant dans le monde moderne, ne sachant ni lire ni écrire. Cet individu aura du mal à suivre l’évolution de son environnement immédiat et aussi celle du reste du monde. Il aura du mal à interpréter les panneaux de signalisation, les enseignes des magasins, il ne pourra pas suivre les recommandations du docteur, il aura beaucoup de difficulté à se servir d’un téléphone, d’un ordinateur et même d’une calculatrice. En somme, il aura une vie difficile et sera certainement mis en marge de la société, surtout si cet individu est pauvre. Cette situation bien qu’impensable est celle de millions de personnes vivant dans le monde et de plus de la moitié des Haïtiens[i]

pourtant, l’importance de l’éducation n’est plus à prouver. En effet, selon l’Organisation de Coopération et de Développement économique (OCDE), l'éducation contribue au même titre que la stabilité politique, et un contexte macroéconomique favorable à la création de la richesse[ii].  La plupart des pays riches ou émergents ont fait de l’éducation l’une de leurs priorités. L'Organisation des Nations Unies pour l'Éducation, la Science et la Culture (UNESCO) a fait comprendre le rôle de l’éducation dans l’atteinte des objectifs du millénaire (OMD) et a défini six objectifs spécifiques pour une éducation pour tous (EPT). Ainsi, il n’est guère surprenant que les pays les plus développés consacrent une part assez significative de leur budget aux dépenses en matière d’éducation. Cette dernière est si importante qu’elle fait partie des composantes de l’IDH (Indice de développement humain) développé par Amartya Sen (prix Nobel d’économie en 1998) pour mesurer le degré de développement des pays.

L’idée selon laquelle l’éducation contribuerait à la croissance économique constitue à la fois l’origine et l’aboutissement de la théorie du capital humain[iii]. (Joseph Georges Stiglitz définit le capital humain comme « l'ensemble des compétences et de l'expérience accumulées qui ont pour effet de rendre les salariés plus productifs [iv]».  Deux autres auteurs, en l’occurrence Paul Samuelson et William Nordhaus abondent dans le même sens en ajoutant que le capital humain constitue « le stock de connaissances techniques et de qualifications caractérisant la force de travail d'une nation et résultant d'un investissement en éducation et en formation permanente [v]»).  Théodore W. Schultz, l’un des grands théoriciens du capital humain observe que l’éducation explique la plus grande partie de la productivité totale des facteurs de production dans une économie. Robert Lucas, prix Nobel d’économie en 1995, poursuit dans cette même lignée en faisant remarquer qu’il n’existe pas de forte différence de productivité du capital physique entre les pays riches et les pays pauvres, mais que cette différence est grande en productivité du capital humain et cela au bénéfice des pays riches. Sa théorie est grandement appuyée par Paul Romer qui ajouta que si les pays pauvres sont pauvres, c’est parce qu’ils manquent de capital humain. Or pire, il y a une migration du capital humain des pays pauvres vers les pays riches (fuite de cerveaux). Ce qui laisse présager que si les pays pauvres ne réussissent pas à produire plus de capital humain qu’ils n’en perdent, ils sont condamnés à rester pauvres.

La formation universitaire et professionnelle au même titre que la formation scolaire est importante dans le processus de développement d’un pays. En effet, l’Université n’est pas seulement un centre de transmission de savoir, c’est un lieu de production de connaissances devant être utile à la société. Ainsi, il n’est guère surprenant que les pays les plus riches et qui consacrent beaucoup d’importances aux recherches et aux innovations ont les meilleures universités du monde. Dans cette optique, l’ancien Recteur de l’université de Libreville du Gabon eut à affirmer ceci : le savoir est désormais considéré comme une marchandise. À tel point que toute société qui ne produit pas du savoir scientifique et des objets techniques, fût-elle installée sur des puits de pétrole, est appelée à disparaître[vi]. Ceci dit, on comprend assez bien cette tendance de la Banque Mondiale à comparer la production des industries axées sur le savoir par rapport à ceux des affaires dans son ensemble. Selon cette institution, la valeur ajoutée au cours de la période 1986-1994 était de 3% pour les industries axée sur le savoir contre 2 ,3% pour le secteur des affaires[vii]. Ce qui pousse un auteur comme Alain Gilles, a abondé dans le sens que la production du savoir est de plus en plus au cœur de l’avantage comparatif d’un pays.

L’éducation n’est pas seulement un outil de développement macroéconomique. Elle apporte aussi des bénéfices spécifiques à l’individu. Selon Rawls, elle devrait assurer à chacun une juste égalité des chances en offrant à ceux des classes défavorisées des formes de compensation. Ainsi, le système scolaire devrait aplanir les barrières sociales et non les rehausser. L’accès à l’éducation est un facteur indispensable pour développer chez les individus, particulièrement ceux les plus défavorisés, le respect de soi même et aussi une certaine égalité des chances[viii].

Mais comme tout bien économique, l’éducation a un coût. Les principaux théoriciens du capital humain, dont Mincer et Schultz, ont remarqué que certains individus renoncent à un revenu présent pour faire des études dans l’espoir que ces études leur permettront de gagner plus de revenus dans le futur, tout comme le font les investisseurs qui achètent des biens d’investissement (capital physique). Ainsi, dès les années 60, l’éducation est passée de bien de consommation à bien d’investissement aux yeux des économistes[ix].

Intéressons-nous maintenant au cas d’Haïti où le coût de scolarisation est très élevé et qu’aller à l’école et à l’université est un luxe. Ceci constitue une source de violence entre ceux qui savent lire et écrire et ceux qui ne le savent pas, mais toujours est-il que ceux qu’on pourrait considérer comme étant des marginaux, des victimes de l’ordre social, ne s’affichent pas toujours comme tels. A contrario de cette image, de cette idée préconçue, il y a ce dicton populaire qui dit : pale franse pa lespri[x][xi]. Cet adage populaire, nous interpelle particulièrement, en ce sens que jusqu’à présent, nous n’arrivons pas à comprendre en fonction de quelle dynamique certaines catégories de la population haïtienne ont toujours du mal à concevoir l’instruction comme étant une clé menant vers la réussite. À titre d’exemple, on peut enchérir pour dire qu’il n’est pas fameux d’entendre des individus déclarer que : si lekòl te bay, ti malice pa tap kite’l pou’l al vann bè.[xii]

L’auteur haïtien Jean Casimir, dans son ouvrage, la Culture opprimée souligne le fait que l’instruction que nous recevons en Haïti, n’est pas conforme à notre réalité. Il enchaîne pour affirmer que (…) L’instruction qui nous est imposée n’est pas nécessaire. La majorité de la population s’en passe[xiii].  Toutefois peut-on dire que c’est un choix rationnel de certaines couches de la population de s’en passer, où est-ce une anomalie découlant du processus même de l’instruction qui leur pose problème, car ce dernier semble être étranger à leur réalité ?

Il serait difficile de répondre à ces questions, sans une étude très approfondie sur l’histoire de vie des catégories de gens qui ne vont pas à l’école, que ce soit par rapport à un choix délibéré, et/ou encore par manque de possibilité (économique, distance géographique, incapacité mentale et physique, etc…) Cette étude au cas par cas, révélerait sans doute bien des hypothèses pour comprendre le rapport entre Éducation, État et Société en Haïti. Outre cela, elle permettrait dans une certaine mesure d’expliquer historiquement ce rapport, mais aussi de voir l’impact de ce dernier dans le développement (économique) de la société haïtienne. En ce sens que, « L’enseignement est, lui aussi, un phénomène d’ordre économique, politique et social. On ne saurait l’étudier en le dissociant du système économique, du fait politique, de la division sociale. Il participe à un ensemble historique et vit de sa vie »[xiv]. Par conséquent, parler de l’éducation en Haïti, implique donc, de tenir compte d’un ensemble de paramètres internes qui sont impliqués dans le processus de diffusion de cette dernière ici chez nous.

À cet effet, il convient d’ajouter que les trois principaux foyers d’éducation sont la famille, les centres religieux et l’école[xv] . L’État haïtien, dans ses dispositions constitutionnelles est censé avoir le contrôle sur toutes ces institutions de socialisation. Toutefois, on assiste à un dérèglement total dans le fonctionnement de ces dernières. En ce qui a trait à notre sujet principal (l’éducation), le rôle de l’État dans ce domaine, est de doter le pays des meilleures écoles afin de préparer les jeunes à devenir des citoyens utiles, capables de participer dans la prise des grandes décisions engageant la vie nationale. Dans cette perspective, il incombait à l’État de s’assurer que chaque citoyen acquiert des connaissances lui permettant de comprendre la culture publique, d’être un membre économiquement indépendant de la société et de pouvoir participer à la vie politique et économique de la communauté.

Toutefois, l’État haïtien n’est même pas capable d’assurer le peut qu’il dût, à savoir l’instruction primaire qui aurait dû être obligatoire et gratuite pour les enfants de 5 à 14 ans, selon la loi du 18 octobre 1901. L’article 32-3 de la constitution amendé de 1987, va plus loin en prescrivant que : « l’enseignement fondamental est obligatoire. Les fournitures classiques et le matériel didactique seront mis gratuitement par l’État à la disposition des élèves au niveau de l’enseignement fondamental ».  L’effectivité de cette disposition constitutionnelle relève jusqu’à présent de l’illusion, dans le sens que 32 ans plus tard, peu d’avancé ont été réalisés en terme de, programmes structurels pour rendre effectif les textes juridiques qui consacrent la gratuité de l’enseignement et le caractère obligatoire de ce dernier. Bien que depuis déjà quelques années, l’éducation est considérée comme l’une des priorités de nos gouvernements, les résultats, sont très mitigés.  En effet, depuis plus de trois décennies un plan de réforme a été élaboré pour une refonte de notre système éducatif, lequel système évolue encore dans un état de stagnation. L’utilisation de cet oxymore, est pour nous l’illustration la plus simple pouvant caractériser la difficile application des idées découlant de la réforme Bernard dans la réalité haïtienne.

Plus près de nous, soit en 2010, un plan opérationnel a été élaboré afin de refonder le système éducatif haïtien sur de nouvelles bases plus solides[xvi]. Durant cette année, lors de la vulgarisation de sa politique des cinq E (Éducation, Environnement, État de droit, Energie et Emploi), l’ex-président Joseph Martelly avait promis lors des campagnes présidentielles de faire de l’éducation pour tous l’un de ses principaux objectifs.  Ainsi, des programmes ont été mis sur pied et des fonds énormes alloués à la réalisation de cet objectif. Toutefois, les données relatives à l’éducation sont peu abondantes, par conséquent, il s’avère difficile d’analyser au moment où nous parlons l’impact d’un programme comme le PSUGO (Programme de Scolarisation universel gratuit et obligatoire) sur le système éducatif et/ou le système lui-même dans sa globalité.

Bien qu’il existe des progrès sur le taux de fréquentation scolaire (Le taux net de fréquentation scolaire en Haïti, estimé à 54.3% en 2000, est passé à plus de 88% en 2014[xvii]), il reste néanmoins évident que notre système éducatif est boiteux. Les taux de redoublements, d’abandon et de réussite aux examens d’état sont des signes avant-coureurs de la faiblesse de notre système.  Environ 30% des enfants qui fréquentent l'école primaire ne rejoignent pas la troisième année. De plus, sur 1000 enfants d’une génération, seulement 40 % entrent en sixième. À peine 10% de ces derniers parviennent en classe de seconde, enfin 26 (sur mille) obtiennent le baccalauréat II. Cet abandon s’explique par les conditions de vie socio-économiques précaires et l’état lamentable du milieu scolaire des enfants[xviii]. Suivant les chiffres fournis par le Bureau national des examens d’État (BUNEXE), pour l’année 2013-2014, le taux de réussite global n’était que de 24.8 % pour la Rhéto et de seulement 18,41 % pour la philo. De plus, dans le seul département de l’Artibonite, on trouve 20 écoles ayant eu un taux d’échec de 100% aux examens du bac 2014-2015.

Cette situation concernant les examens du baccalauréat, bien qu’alarmante, n’est pas isolée. Au contraire, elle se veut le reflet de la mauvaise qualité de l’éducation reçu par nos élèves tout au long de leur parcours scolaire. A cet effet, le test EGRA (Early Grade Reading Assement) nous donne une vue assez simple de la situation :  Des évaluations conduites dans des écoles de l’Artibonite et des Nippes révèlent que l’élève moyen de troisième année du primaire ne peut lire que 23 mots par minute, une vitesse nettement inférieure à la vitesse estimée de 35 à 60 mots par minute nécessaire pour comprendre un texte basique[xix] .

Avec des performances aussi exécrables, le système éducatif haïtien n’est pas capable de remplir sa mission d’assurer à tous une juste égalité de chances et aussi à former des citoyens indépendants capable de produire une valeur ajoutée économique, politique et sociale à la société. Incapable de régulariser le système, l’État haïtien laisse la formation des jeunes aux écoles privées qui, de par leur politique de discrimination par les prix des écoliers (La qualité de l’éducation reçue par les écoliers est déterminée par le niveau de revenu de leurs parents) loin de réduire les inégalités sociales les agrandissent. Et comme conséquence, avec un IDH de 0.498[xx] et un indice de Gini de 0,61[xxi] Haïti est considéré comme le pays le plus pauvre de l’Amérique et comme l’un des pays les plus inégalitaires du monde.

Somme toute, le système éducatif haïtien à ses limites et le pays ne réussit toujours pas à faire l’accumulation du capital humain indispensable pour booster sa croissance économique.  Cette accumulation est difficile, car elle nécessite un système éducatif adapté à la vision nationale ainsi qu’aux objectifs de développement, ce qui est en contradiction avec notre système actuel ou le niveau d’instruction est très faible et que la majorité des écoles, centres professionnels et universités du pays sont des entreprises privées qui cherchent avant tout la maximisation de leur profit et non la bonne formation des élèves et étudiants. En ce sens, sans une véritable réforme de notre système éducatif, sortir de la sphère de la pauvreté restera toujours une utopie pour Haïti.

 

 

Saïd Abdel Khadek SUIRE      

Planificateur-Économiste/ Anthropo-Sociologue de formation.

saksuire@gmail.com

 

Mike Kervin JOSEPH

Anthropologue et Juriste de formation/ Diplômé de la Première Classe Initiale de Greffiers de l’École de la Magistrature (EMA) /Certifié en Économie Sociale et Solidaire, Décentralisation et Développement Rural.

jmikekerrvin@gmail.com

 

 

 

 

 

 

[i]  Taux d’analphabétisation en Haïti en 2015 selon UNICEF.  Voir le Lien : https://www.unicef.org/french/infobycountry/haiti_statistics.html           

[ii] OCDE, Janvier 1993, « Défis à l'horizon 1995 », Paris, Centre de développement de l'OCDE

[iii] J. Paul Tsasa, Rappel et recueil d’exercices de macroéconomie de long terme, Université Protestante au Congo Centre Congolais-Allemand de Microfinance, 2009-2010

[iv] Stiglitz Joseph et al, Principes d'économie moderne, Broché, 2007. p.190

[v] P.A. Samuelson, W.D. Nordhaus, Economie, Economica 2000.

[vi] Alain Gilles, communication à l’occasion du colloque Redford, tenu à Port-au-Prince, les 1-2 avril 2009.

[vii] Alain Gilles, ibidem

[viii] J. Rawls, cité par jacques Poirot, Le Rôle de l’éducation dans le développement chez J. Rawls et A. Sen, entre équilibre et efficacité. < https://www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2005-4-page-29.htm> visité en novembre 2018

[ix]  Aurélien Perruchet, Investir dans une thèse : Capital humain ou capital culturel ?

[x]  Jean Casimir, dans la préface de son ouvrage Culture Opprimée, p, VII                                                  

[xi] Adage populaire qui établit une distinction entre être instruit et être intelligent.

[xii] Adage populaire qui affirme qu’aller à l’école n’est ni une condition nécessaire, ni une condition suffisante pour une réussite économique et sociale.

[xiii]  Jean Casimir, op cit, p, IX

[xiv] Edner Brutus, Instruction publique en Haïti, Port-au-Prince, Panorama, 1948, préface de l’ouvrage.

[xv] Ici nous prenons l’école dans son sens large : Petite Enfance, école Fondamentale, secondaire, centre professionnel, université

[xvi] MENFP, Plan opérationnel 2010-2015. Voir le Lien : http://menfp.gouv.ht/PLAN_OPERATIONNEL_2010_2015_.pdf

[xvii] EMMUS 2014 cité par PSDH, 2015 : p25.

[xviii] IIMA, Le droit à l’Éducation en Haïti, 2011

[xix] RTI International 2010

[xx] PNUD, Indices et indicateurs du développement humain : Mise à jour statistique 2018.

[xxi] Banque Mondiale, Pauvreté et inclusion sociale en Haïti : gains sociaux à petits pas. Lien : http://www.ihsi.ht/pdf/ecvmas/ecvmas_seuil/pauvrete%20et%20inclusion%20sociale%20en%20haiti%20francais.pdf  

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