L'épitre aux imposteurs

La stabilité d'une société repose sur la performance de ses organisations et l'intelligence éthique de ses élites. Un équilibre fragile que seules la qualité du système d'évaluation et la valeur du système de récompense de la société peuvent réguler. Plus ceux qui sont influents dans une société sont humainement médiocres, plus cette société sera instable et chaotique.

L'assassinat de Jovenel Moïse est un fait socio-politique dont la nature crapule et mafieuse est objectivement attestée. Aux dernières informations, il est fait mention de la découverte, au domicile de celui qu’on peut désormais considérer comme le trésorier des cartels des entreprises haïtiennes de la criminalité, de la modique somme de 45 millions de dollars américains. Tout un butin de guerre éparpillé dans des boites de carton et arrangés en liasse touffue ‘‘de petits rectangles de papier bruissant’’ symbolisant, selon Marcel Pagnol, la force et la puissance capables de blanchir même un nègre inculpé. Preuve s'il en fallait qu'on ne perd pas toujours sa lessive à blanchir la tête des nègres au service des rentiers de la finance. 45 millions de dollars comme argent de poche ! Toute une rente provenant des basses œuvres de la grande criminalité nationale, en résonance avec la criminalité financière internationale, constituée de paquets de billets flambant neufs, et estampillés du logo d’une incertaine banque secrète installée au domicile de l’homme banane. Private Banking !

Ordures, pestilences et autres charognards

Ah, qu’elle se révèle prémonitoire pour comprendre la défaillance d’Haïti, l’intrigue de ces séries qui racontent comment la délinquance financière internationale privatise et shitholise certains États au sud de la vie pour servir à la fois de caisse noire et de lessiveuse de l’argent sale généré par le capital. Logiquement ces États sont confiés à des dirigeants choisis pour leur humaine médiocrité et leur malodorante incongruité. Et comme dans une éternelle ambivalence où l’imposture est la règle, les architectes de l’empire, qui dessinent et renforcent sur mesure les structures de ces États orduriers, s’arrangent pour leur donner un vernis reluisant. Aussi, ils ont pris soin de distribuer en amont des médailles honorifiques, des distinctions littéraires et des gratifications académiques comme autant de flagrances et d’arômes capables destinés à atténuer la pestilence institutionnelle. Mais au fond, ils savent que cela n’empêchera pas aux charognards de venir s’y repaitre.

L’État de droit a été à dessein renforcé sur des fondations culturelles non résistantes aux précarités et programmé pour être piloté par un logiciel humain non éthiquement recyclable. Il s’en est résulté l’émergence d’un État de passe-droit qui ne tarda pas, sous le triomphe médiatique des bandits légaux, à devenir un État gangstérisé. C’est donc en toute cohérence indigente que ces bandits légaux promus par l’escroquerie internationale assimilent l’argent du trésor public à leurs biens privés. 45 millions dans des cartons ! Juste de quoi acheter des épices disent certains journalistes affreux. Ne comptez pas sur ces médias pour rappeler qu’au cours de l’an 1 de ce régime de gangsters installé par les Clinton, après le séisme de 2010, des coffres-forts avaient été achetés pour entreposer au palais national une partie des fonds de la banque centrale. Et cela n’avait pas choqué outre mesure le secteur bancaire et économique du pays. Ne comptez pas sur les gens dits respectables et les gens dits de bien d’ici pour exiger de l’exemplarité au sommet de l’État. Ah, que dis-je, de cet État improbable. Michel Martelly avait dit publiquement en 2011 que ses dépenses extravagantes de voyage en jet privé avaient été financés par « ses petits amis du secteur privé ». Personne parmi les papes de la bien-pensance haïtienne n’avaient levé la voix pour dire qu’un État ne se gère pas comme un business privé et qu’il ne devait pas y avoir tant de liaisons malsaines entre la gouvernance publique et les intérêts privés.

Mais, qui s’intéresse vraiment à ce qui se passe en Haïti ? Qui pour exiger une effective démocratie dans un lieu qui ne revient à la conscience du monde que par ses malheurs, car ceux-ci sont toujours des festins où se convient les charognards de l’humanitaire pour venir se repaitre ? Qui pour mettre en péril sa carrière, ses succès pour une population qui n’est qu’une fiction anthropologique maintenue pour des expériences humanitaires aux frontières de l’absurde, là où paradoxes et singularités se côtoient dans un troublant enchevêtrement. Ah, quel étouffoir que ces espaces d’entre soi peuplés de ressources inhumaines et régis par des malfrats en costards et autres truands diplômés !

45 millions en petites coupures chez un président de la république épinglé dans de nombreux rapports de corruption ! Pas une démission ! Pas une arrestation ! Pas la moindre indignation collective ! Pourtant, des artistes prétendus engagés s’étaient indignés de ne pas avoir reçu leur pitance pour le carnaval en 2018 ! 45 millions en espèces volantes ! Un scandale qui devait provoquer des émeutes de la dignité dans un pays que Courrier International a présenté comme ayant les entrailles profondément pourries et gangrénées par deux siècles de corruption.

Et c’est là que la thèse de l’indigence s’impose par sa cohérence et sa pertinence : deux siècles de corruption en un lieu n’est plus un problème politique qu’on peut résoudre avec des projets de lutte contre la corruption et avec de petites réformes judiciaires. Car le mal est profondément encastré dans l’expérience collective. Il est improbable de trouver un seul succès en Haïti qui ne soit pas impacté par la corruption directement ou indirectement. Quand on est authentiquement contre la corruption en Haïti, on est mis au banc de la société. Car c’est une société d’imposture qui vit dans des rêves d’ailleurs. Les mêmes qui brandissent les étendards contre la corruption des politiques sont les mêmes qui magouillent et qui brassent dans les ONG et dans les entreprises privées pour maintenir un standing de vie que leur salaire ne leur permet pas de tenir. Ainsi, vile et pestilente la société haïtienne se montre insouciante devant son agonie et se retrouve incapable d’anticiper et d’interpréter intelligemment les signaux de son écosystème pour produire une résonance harmonieuse. In fine nul ne sait comment agir sur cette catastrophe aux relents Kaka-strophiques !

Pourtant, la très influente canadienne Michaëlle Jean, d’origine haïtienne, nous a livré en 2021 un superbe texte pour dire que la catastrophe était pressentie. Oh que si ! Elle a raison. Puisque la marchandise emballée dans les armoiries de la république était d’une puanteur connue, testée, certifiée et approuvée. De sorte qu’elle ne mous apprend pas grand-chose. Car elle a été dans des situations de pouvoir, comme Gouverneure Générale du Canada et comme Secrétaire Générale de la francophonie, pour aider Haïti à s’opposer dignement à l’installation d’une république de charognards, mais elle a préféré flirté avec la puanteur plutôt que de chercher a désinfecter la plaie. E la vraie question qui se pose a ce petit monde qui défile aujourd’hui dans les médias pour dénoncer la catastrophe et demander de l’aide pour Haïti : où étiez-vous, quand il fallait résister et défier la bêtise ? Où étiez-vous quand il fallait prendre parti ? Pourquoi ceux et celles qui se présentent dans une certaine fraicheur ne refusent jamais de s’associer aux ordures comme le voudrait une exigence certaine de propreté et de bon goût ? Ah l’indigence ! Quel intelligible concept pour rendre compte de cette fossilisation du vivant par manque de courage éthique !

Sans assumation de valeurs, sans culture d’indignation et sans courage pour l’insoumission, la société haïtienne se montre insignifiante dans l’incapacité a contextualiser les savoirs et les savoir-faire accumulés pour trouver la bonne posture de corps et d’esprit afin d’agir sur les contraintes problématiques.

N’en déplaisent aux bienpensants, ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut venir pleurnicher et vous moucher. Comme le dit Gramsci dans ce texte combien actuel pour contextualiser Haïti: c’est votre absentéisme, c’est votre insouciance, c’est votre insignifiance qui rend Haïti si indigente. La malédiction qui semble dominer l’histoire de ce pays n’est pas autre chose justement que l’apparence illusoire de l’indigence de ses élites. Osons emprunter ces mots de haine de Gramsci dédiés aux indifférents pour dire aux imposteurs haïtiens que ce réel ordurier qu'ils dénoncent toujours trop tard est façonné par leurs succès précaires et médiocres.

« Des faits mûrissent dans l’ombre, quelques mains, qu’aucun contrôle ne surveille, tissent la toile de la vie collective, et la masse ignore, parce qu’elle ne s’en soucie pas. Les destins d’une époque sont manipulés selon des visions étriquées, des buts immédiats, des ambitions et des passions personnelles de petits groupes actifs, et la masse des hommes ignore, parce qu’elle ne s’en soucie pas. Mais les faits qui ont mûri débouchent sur quelque chose; mais la toile tissée dans l’ombre arrive à son accomplissement: et alors il semble que ce soit la fatalité qui emporte tous et tout sur son passage, il semble que l’histoire ne soit rien d’autre qu’un énorme phénomène naturel, une éruption, un tremblement de terre dont nous tous serions les victimes, celui qui l’a voulu et celui qui ne l’a pas voulu, celui qui savait et celui qui ne le savait pas, qui avait agi et celui qui était indifférent. Et ce dernier se met en colère, il voudrait se soustraire aux conséquences, il voudrait qu’il apparaisse clairement qu’il n’a pas voulu lui, qu’il n’est pas responsable. Certains pleurnichent pitoyablement, d’autres jurent avec obscénité, mais personne ou presque ne se demande : et si j’avais fait moi aussi mon devoir, si j’avais essayé de faire valoir ma volonté, mon conseil, serait-il arrivé ce qui est arrivé ? Mais personne ou presque ne se sent coupable de son indifférence ».

Il est indécent, après avoir flirté, dansé, mangé et baisé avec les fossoyeurs, de vouloir faire la leçon sur la propreté. Il est regrettable que les diplômés, les doctorés, les lettrés haïtiens, qui ont cautionné au plus haut sommet., ou qui ont participé comme collaborateurs, ministres, conseillers ou autres acteurs actifs ou passifs à cette œuvre de gangstérisation des institutions du pays, ne se soient pas encore proposés de faire acte de pénitence en repentance de leur indifférence, de leur insouciance, de leur insignifiance, de leur inconséquence et de leur inconscience.

45 millions de dollars entreposés dans la maison d’un homme qui a été inculpé comme blanchisseur d’avoirs avant d’être intronisé président ! Et cela ne choque pas les évangélisateurs de la bonne gouvernance. Bien évidemment, il ne faut pas compter sur les organismes des droits de l’homme et les médias pour exiger la publication du nom de la banque d’où provenaient les billets de ces millions. Quel intérêt à vouloir retracer la source d’un argent qui arrose la pensée et submerge les consciences de ceux qui voient la vie en rose dans le shithole ? Motus et bouche cousue. Certaines informations ne sont pas divulgables. Et pour cause : il ne faut pas nuire à (l’orientation qu’on va donner à) l’enquête. Ainsi, médias et organismes de droits humains font de la rétention d’information. En tant que personne responsable, on ne peut pas dire toute la vérité dans ce dossier ; ainsi s’est exprimé le Directeur Général du Réseau National des Droits Humains au micro de Vision 2000.

Évidemment, il ne faut pas non plus compter sur la police et la justice pour contraindre la veuve noire à révéler quel ‘‘document’’ les mercenaires cherchaient et avaient trouvé au domicile des Moïse. Car si l’on doit croire les affabulations de la désormais candidate à la succession de son défunt mari, ce document aurait été récupéré par l’un des mercenaires près du cadavre de Jovenel Moïse. Ce qui laisse supposer que ce document pourrait être la clé (numérique ou physique) d’un coffre-fort contenant encore plus de millions dissimulés en quelqu’autre lieu secret. En toute vraisemblance, si 45 millions se trouvaient stockés dans des boites de carton au domicile de Jovenel Moïse, cela suppose qu’il doit y avoir davantage de millions qui sont sécurisés ailleurs. En outre quel ‘‘document’’ un président peut-il garder jalousement chez lui (et sur lui) pour susciter une convoitise capable de mobiliser 28 mercenaires ?

On s’attendait à ce que des journalistes et des organismes de droits humains osent poser les bonnes questions aux autorités pour faire jaillir par transparence la vérité. Mais paradoxe de shithole, en Haïti, le rôle des médias et des droits de l’homme n’est pas d’informer et de protéger la société. Leur vrai rôle est de faire de leur mieux pour enfumer la conscience collective afin que la renommée des puissants acteurs financiers ne soit pas entachée. Secret de finance. Secret de banque. Secret d’État. C’est tout de même un vibrant éclairage qui nous permet de paraphraser Voltaire : dans n’importe quel pays, trouvez qui les médias et les droits humains s’interdisent de critiquer, et vous trouverez qui dirige vraiment ce pays. Mais c’est là un exercice hautement transparent qui risque de mettre à mal le business de l’imposture en vogue dans le shithole. Puisque, c’est dans les doigts habiles de ceux qui dirigent vraiment le shithole que se trouvent les fils des manèges faisant mouvoir les marionnettes qui dansent dans les saisons de fulgurances médiatisées et célébrées. Danse avec les Petrochallengers !

La ronde tragi-comique de l’imposture

Ah, quel rétro-challenge ! N’est-ce pas étrange que la découverte de ces millions chez les Moïse ne réveille point les ardeurs combatives des PetroChallengers antisystème et de la société ? Pourtant, on se souvient qu’en 2018, vent debout, toute une jeunesse, révoltée contre le système, voulait retrouver coute que coute l’argent de la corruption ? Kote Kòb PetroCaribe a ? Quel beau slogan de lutte pour se présenter dans la lumière ! Que dis-je, dans l’enfumage, comme des automates ayant des ficelles à leur destin et qui font des tours d’acrobatie sans savoir où mène la piste. De fait, depuis que les marionnettistes du système ont préféré le rythme du Gangster-Noster, le cantique PetroChallenge est devenu apparemment démodé et déphasé. Hors saison. L’enfumage ayant atteint son pic d’aveuglément, plus besoin de contrefeux !

Ainsi s’assemble et se disperse la ronde des imposteurs qui amusent le shithole et se performent sur la scène de la comédie des ratés. Ou mieux, ainsi se perpétue la ronde tragi-comique qui donne à l’errance l’intemporalité de sa légende invariante. Puisqu’à l’évidence des faits, les entractes de la comédie dans le shithole sont toujours ponctués de drames qui sont exploités pour permettre la transition d’une ronde à l’autre. Ainsi, à peine que le masque de la criminalité vient de tomber, confirmant le véritable statut de l’homme-banane comme blanchisseur d’argent, les évènements forcent à regarder ailleurs pour détourner l’attention et maintenir voiler le secret de la finance.

Pour cause, très tôt ce samedi 14 août 2021 un séisme de magnitude 7.2 a secoué le sud d’Haïti. Comme un heureux hasard, telle une étrange coïncidence, un nouveau drame offre l’occasion d’occulter les drames récents et passés. Et les cadavres du séisme du tremblement de terre du 14 aout vont permettre enfin d’évacuer les zones sombres de cette enquête improbable du FBI sur l’assassinat de Jovenel Moïse. L’onde politique indigente imposée par l’onde cyclonique Matthew en 2016 est évacuée par l’onde sismique du 14 aout 2021. Une onde réfléchie à point nommé pour dériver le regard vers un autre point du domaine et continuer de tracer la courbe de la défaillance nationale. Comme en commune stratégie de déshumanisation, c’est par le chaos qu’on reprend la main sur le chaos. Chaos naturel, chaos virtuel, chaos réel. Reste à savoir jusqu’à quel point la nature peut se fait complice de la géostratégie. Sauf à admettre que la géostratégie peut se donner les moyens de jouer les ingénieurs du climat pour contrôler le cycle des évènements naturels et les exploiter à ses profits. Ah, je vous entends me soupçonner de déborder vers la lisière des théories du complot. Mais vous oubliez que l’histoire humaine n’est qu’une succession de complots entre des royaumes, des États, des peuples et des hommes pour faire triompher des intérêts auxquels se rattache toujours une certaine conception de la vie. Apparemment, la rhétorique de la théorie du complot ne dérange que quand elle met en lumière les bas-fonds médiocres vers lesquels l’âme humaine peut plonger pour se donner des raisons d’agir.

Mais toute idée complotiste mise a part, ne trouvez pas une certaine régularité dans le chaos haïtien ? Une onde sismique par ci, une onde cyclonique par là et le tout permettant de stabiliser des ondes politiques invariantes. Je subis sans doute les déformations d’une profession qui exploite le langage graphique et la topologie, mais je n’y peux rien, j’ai appris à reconnaitre des configurations, des motifs, des trames et à les façonner pour déduire des orientations et de perspectives cohérentes. Quand j’analyse le jeu de données et de variables qui s’entrechoquent dans l’écosystème haïtien, je vois la régularité d’un processus structuré : dans l’entracte de la comédie des ratés qui se joue dans le shithole, des catastrophes surgissent toujours à la crête de l’indigence comme des jalons tragiques pour faire vivre la tragi-comédie des damnés. C’est parce qu’Haïti n’a pas besoin d’intelligence qu’une trajectoire d’expérience comme la mienne ne soit pas sollicitée et mise à contribution dans des projets éducatifs et stratégiques. Et Dieu sait combien de pistes d’idées structurantes j’ai proposé pour optimiser l’écosystème informationnel de la prise de décision. Hélas, les managers, les décideurs et les entrepreneurs que j’ai croisés sur différents projets n’ont pas le niveau humain et stratégique pour comprendre a quel point le prisme de la complexité et le prisme du discours sont essentiels pour l’innovation. Ce gens ne pensent que pour sécuriser leur panse. Leur psychisme refuse d’intégrer l’absurde dans les logiques humaines et de voir le monde non plus comme un ensemble de certitudes, mais comme un chaos dans lequel il faut trouver un possible humain. Une sorte de PoÉthique de l’engagement.

L’impensé agissant

C’est l’incapacité à admettre que les hommes raisonnent avec leurs émotions et prennent des décisions absurdes qui empêche à beaucoup de gens de comprendre qu’un écosystème ne peut être stable que s’il parvient à relier fortement toutes les dimensions de l’intelligence dans ses processus managériaux et décisionnels. La stabilité d'une société repose sur la performance de ses organisations et sur l'intelligence éthique de ses élites. Un équilibre fragile sans cesse menacer par des forces de compression et de cisaillement que seule la valeur du système d'évaluation et de récompense de la société peut réguler. Plus ceux qui sont influents dans une société sont humainement médiocres, plus cette société sera instable et chaotique. Pas besoin de fatalité pour expliquer les malheurs d'Haïti, l'indigence suffit.En ce sens Haïti est un bel exemple d’impensé agissant. Je disais que le contexte de l’assassinat de Jovenel Moise tendait à montrer l’évidence de cet impensé. Mais l’on peut tout aussi bien prélever dans le drame du séisme d’hier un motif de cet impensé pour valider l’axiomatique de l’indigence, En effet, parmi les victimes du séisme du 14 aout 2021 se trouve l’ex-maire des Cayes, l’ex-sénateur, l’ex conseiller de Jovenel Moïse, Gabriel Fortuné. Il a été retrouvé mort sous les décombres de sa demeure effondrée dans la ville des Cayes. Mais quand on regarde l’image de cette demeure qui servait d’Hôtel, on ne peut s’empêcher de poser la question qui fâche : comment expliquer autrement que par l’indigence qu’un homme ayant occupé d’aussi hautes fonctions de responsabilité ait pu résider dans un bâtiment, dont il est le propriétaire, sans s’être assuré de la capacité de résistance et de la solidité de la structure face aux risques sismiques devenus évidents depuis 2010 ?

On pourra évoquer comme on veut la malchance et le hasard, mais il reste probable que, derrière cette malchance, derrière ce hasard, soient tapies des insouciances, des insignifiances, des incohérences qui se sont structurées dans la culture haïtienne pour s’imposer comme la marque d’une irresponsabilité assumée. Et c’est justement ce mélange d’impensé, d’irresponsabilité et d’imposture qui structure l’indigence comme une théorie socio-anthropologique alternative valide pour expliquer l’instabilité chronique d’Haïti autrement que par le poids des structures sociales et l’incompétence des hommes politiques. Du point de vue de l’axiomatique de l’indigence, l’imposture et l’irresponsabilité restent les variables dominantes de l’écosystème haïtien. Elles engendrent des ondes culturelles médiocres qui déforment les postures humaines et verrouillent la société sur une forme d’inertie adaptative. Une inertie structurée par 3 articulations reliant la société à ses organisations et à ses individus. Une manière de dire que l’indigence qui déshumanise Haïti est un enchevêtrement de médiocrités qui s’apparient deux par deux dans la culture et forment une force résiliente agissant comme un tourbillon orienté vers les bas-fonds de la vie. Alors que le vivant doit s’efforcer de trouver la bonne posture pour interagir avec son environnement en maintenant une communication authentique au fond de la vie, l’Haïtien a appris à survivre dans les bas-fonds de la vie en pratiquant un marronnage qui tue la communication authentique.

Voilà ce que postule l’axiomatique de l’indigence pour expliquer l’indicible : quand la médiocrité perdure en un lieu et que parallèlement on trouve des raisons de célébrer quelques succès, c’est qu’il y a un impensé managérial en œuvre. Ainsi, questionner l’invariance, l’errance et la défaillance haïtienne sans questionner le système de mesure de la performance et de la récompense culturelle, académique, sociale, économique et politique est un immense impensé. D’où cette insistance qui est notre à vouloir désenfumer les espaces d’entre soi où se fabriquent les succès du shithole. Quand un collectif s’égare et n’arrive pas à trouver sa voie dans les tourbillons de l’histoire, c’est l’humanité de ceux et de celles qui tiennent les projecteurs au sommet de cette société, ce sont les postures de ceux et de celles qui sont dans la lumière et qui éclairent les contours des projecteurs de cette société qu’il faut diagnostiquer.

N’en déplaisent à ceux qui sont incapables de penser le monde autrement qu’à travers le prisme des réussites matérielles, cette hypothèse de la défaillance expliquée par la précarité humaine de ceux qui ont réussi n’est pas un cri d’aigreur contre les puissants. C’est une contextualisation de l’analyse stratégique qu’offre le prisme de la complexité qui, au demeurant, postule qu’en certains lieux donnés, « le changement est souvent freiné par la culture et les ressources accumulées au cours du temps » (Stratégique, 8e Édition, Pearson, p.7). En effet, quand la corruption et l’instabilité durent plus de deux siècles en un lieu, c’est qu’elles répondent à une finalité géostratégique. Car selon ce que nous apprend la culture stratégique découlant de l’intelligence de la complexité, la disponibilité de ressources humaines techniquement compétentes et éthiquement intelligentes parvient toujours à créer les conditions de succès pour stabiliser et performer leur écosystème. Mais ces conditions, parce qu’elles dépendent de la dimension épistémique du savoir et de la dimension éthique de ceux qui revendiquent ce savoir, nécessitent un engagement véritable pour des valeurs fortes dans lesquelles transpirent le courage, l’authenticité, l’exemplarité, le sens du sacrifice, l’empathie, la disponibilité pour assumer la vérité et le risque pour défendre l’intégrité.

Dans tout écosystème humain, la chaine de valeur stratégique est le reflet de la culture, des attitudes et des postures de ceux qui ont le plus d’influence dans la société. Il va sans dire que plus ceux qui influencent une société sont humainement médiocres et précaires, plus il est improbable de voir cette société atteindre une stabilité propice à sa performance globale. L’instabilité qui fait imploser la société haïtienne est le fait d’un impensé qui agit comme un propulseur d’insouciance, d’insignifiance et d’incohérence entrainant ceux et celles au sommet de la hiérarchie sociale à vivre dans une permanente imposture faite d’irresponsabilité par leur déracinement et leur totale déshumanisation. Comme l’a dit Simone Weil, dont la pensée tend à s’imposer dans ces temps d’impensé comme une référence pour une veille épistémique et éthique, partout où il y a effondrement, il y a à la base déracinement et déshumanisation.

Dans notre prochain article nous proposerons des études de cas pour illustrer cet impensé et responsabiliser les imposteurs.

Erno Renoncourt

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