« Je ne puis songer que cet horloge n’ait point d’horloger. » La phrase de Voltaire résonne étrangement aujourd’hui, tant Haïti semble prise dans une mécanique dont le désordre même paraît ordonné. Écoles brûlées, maisons patrimoniales effondrées, églises profanées, vies dispersées comme cendres : rien n’a l’air d’un accident. Tout donne la sensation d’une main, ou de plusieurs, qui sculptent ce chaos comme on façonne une sculpture noire.
Quand le feu devient méthode
Les rapports humanitaires ne décrivent plus seulement des violences isolées, mais une stratégie : des écoles attaquées, des quartiers vidés, des églises incendiées, une capitale presque entièrement sous contrôle armé. Ce n’est plus l’éruption imprévisible, mais un incendie qui avance avec la logique d’un plan. Les flammes semblent connaître leur trajectoire.
Naomi Klein, dans The Shock Doctrine, montre comment certains pouvoirs transforment le désastre en opportunité. Le chaos devient alors un outil : il désoriente, affaiblit, disperse. Dans cette obscurité, des décisions et des accaparements passent sans résistance.
Haïti n’échappe pas à cette lecture. Le choc répété, incendies, enlèvements, déplacements fabrique un peuple essoufflé, trop occupé à survivre pour contester.
La nécropolitique : gouverner par l’abandon
Achille Mbembe parle de nécropolitique pour décrire ces régimes où le pouvoir se mesure à la mort qu’il permet. Haïti vit aujourd’hui dans cet entre-deux : un État trop faible pour défendre, trop fragmenté pour punir, trop absent pour inspirer.
Dans ce vide surgissent d’autres pouvoirs :
ceux qui contrôlent les routes,
ceux qui fixent les rançons,
ceux qui décident qui peut rester ou doit fuir.
Le chaos n’est plus absence d’ordre : c’est un ordre qui se construit à partir de la disparition.
Une architecture sans architecte unique
Il ne s’agit pas d’imaginer un conspirateur tout-puissant. L’architecture du chaos haïtien est tissée par des forces multiples :
• des acteurs politiques qui profitent de l’effondrement,
• des élites économiques qui négocient leur sécurité,
• des groupes armés qui administrent des fragments de territoire,
• une communauté internationale oscillant entre gestion minimale et retrait poli.
C’est une polyphonie sombre, non une main unique.
Quand une école brûle, c’est l’avenir qui brûle
Brûler une école, ce n’est pas seulement abattre des murs : c’est éteindre une trajectoire future, réduire les horizons, miner la possibilité même d’un pays. Détruire une maison patrimoniale, c’est déraciner la mémoire. Profaner une église, c’est briser le dernier refuge symbolique d’une communauté.
Ainsi, pierre après pierre, le pays est redessiné par la peur.
Nommer la main qui tient l’allumette
Dire qu’il existe une architecture du chaos, ce n’est pas fantasmer un maître caché. C’est reconnaître que les ruines suivent une logique, que la souffrance a des bénéficiaires, que la destruction a un rythme.
Et que pour reconstruire, il faudra d’abord comprendre ce rythme, nommer les forces qui l’orchestrent, et replacer l’humain au centre du projet national.
Car même dans la nuit la plus dense, un pays peut retrouver son souffle si l’on expose enfin ceux qui vivent du brasier.
Yves Lafortune
Références
Klein, N. (2007). The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism. Metropolitan Books.
Mbembe, A. (2003). Necropolitics. Public Culture, 15(1), 11–40.
Fatton, R. (2014). Haiti: Trapped in the Outer Periphery. Lynne Rienner Publishers.
Schuller, M. (2016). Humanitarian Aftershocks in Haiti. Rutgers University Press.
Dubois, L. (2012). Haiti: The Aftershocks of History. Metropolitan Books.
Yves LAFORTUNE , MAP Administration Publique & Évaluation de programmes publics Designer organisationnel, Normalien, Avocat
