Ce qui restait de Maupassant

Guy de Maupassant (1850-1893) fut l’un des intégrants d’un fameux groupe de six jeunes écrivains naturalistes, échangeant des idées dans la demeure d’Emile Zola, celui-ci, déjà réputé, auquel est posé au cours de l’année 79 un challenge : écrire une nouvelle sur la débâcle française de 1870 face à la Prusse, débâcle jugée présente dans les esprits. Il était, contrairement au fameux Zola, un passionné du canotage sur la Seine. Mais avec Gustave Flaubert, un ami de longue date de sa famille (de madame de Maupassant en particulier qui, séparée de son mari dix ans après son mariage, lisait à son fils des passages des œuvres de l’ami Flaubert), il partageait enthousiasmes et lectures, pour connaître avec Boule de suif, fruit du challenge, un rapide succès, comme son ami tuteur. Ne manquant pas de mérites, bien qu’hésitant, au début de sa carrière, entre la poésie et la rédaction de romans ou de nouvelles, la parution en avril 1880 de Boule de suif (nouvelle) de Maupassant, dans un recueil, sous un titre jugé banal par certains, «Les Soirées de Médan», le propulse au rang des jeunes talents prometteurs français, alors que son mentor Flaubert, qui a juste eu le temps de saluer la promesse des fleurs après la parution de cette nouvelle, décède en mai de la même année.

Synopsis : « Décembre 1870, les troupes françaises sont en pleine déroute et les soldats prussiens pénètrent dans Rouen. Quelques personnages représentatifs du Second Empire effondré quittent la ville occupée. Mais ils sont bientôt retenus par un officier allemand intraitable dans une auberge normande. Le militaire a jeté son dévolu sur Boule de suif, une prostituée généreuse isolée parmi les notables rouennais.

En échange de la liberté pour les voyageurs, l’officier prussien exige les caressantes faveurs de Boule de suif. De quelle façon réagira-t-elle ? Comment ses compagnons d’infortune se comporteront-ils »?

Jamais, jamais, jamais telle a été la réaction inattendue de Boule de suif, la gourgandine généreuse, outragée, lorsqu’elle arriva pour une escale, en diligence tractée par des chevaux, à cette auberge normande, en compagnie de ces personnages, des notables rouennais, et que cet officier allemand la fit chercher pour avoir les faveurs de ses jupons. Comme Antigone, la maigrichonne noire, Boule de suif, une résistante authentique, courroucée, dotée d’une intelligence immédiate de la réalité du moment, comprenait qu’il y a des choses, pour les faire, c’est juste quand on en a envie. Face à cette requête du représentant de l’occupant, la courtisane, pleine de qualités inappréciables, resta froide et imperturbable, elle resta en femme qui avait pris la gravité pour base de son caractère. Par contre, ces notables, en compagnie desquels elle se trouvait, tentaient de fléchir sa colère, mais le patriotisme malin et de mauvais aloi voulut que plus les notables, métamorphosés en «collaborateurs et auxiliaires zélés de l’occupant», ce jugement est de l’auteur, étaient animés par des intérêts personnels et égoïstes, et moins ils comprenaient l’inflexibilité de Boule de suif, qui, pourtant, paraissait la seule capable de courage et de rigueur morale.

Cependant, Boule de suif avait été sollicitée une deuxième fois et avait refusé de nouveau ses avances ; à la fin de leur troisième journée de captivité, l’officier qui ne supporte plus ses refus, use encore de menaces ténébreuses, pendant qu’autour d’elle, les notables, des comparses, se connaissant, épient la jeune femme, et s’unissaient pour la pousser au drame moral, et lui en fournissaient l’occasion ; cela plongea la jeune femme dans le plus grand embarras de résister, car elle crut forcément que, au lieu de ce rôle pervers et antipatriotique, ce bel échantillon d’hommes et de femmes, que sont ces bourgeois, allait opposer à l’étranger un bloc sans fissure, faire corps avec elle. Quant à la noble attitude de la fille insoumise qu’elle est traquée par les regards, ces bourgeois, Cornudet excepté, résolurent, ce qu’ils avaient commencé déjà à faire dès la première sollicitation de l’officier, de la blaser. Lorsqu’ils furent entrés dans la troisième journée de leur l’angoissante retenue, et qu’aucune lueur d’espoir de poursuivre leur route ne pointait à l’horizon, ils trouvèrent en une proposition de la comtesse de Bréville (faire une promenade à pied avec Boule de suif) le moyen de convaincre celle-ci d’accepter d’assouvir cette faim pressante de tendresse de l’officier prussien. À cause de la présence des deux religieuses intégrant le groupe des notables, des prétextes trouvés dans le passé, y compris bibliques, étaient bons. « On cita des exemples anciens : Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, les réduisant à des servilités d’esclave. (...) On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, qui ont fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement. » On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui s’était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre à Bonaparte, sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, à l’heure du rendez-vous fatal ». Tout cela propre à exciter l’émulation chez Boule de suif, émulation hypocrite et mesquine d’une ambition que le lecteur connait dès le départ : les bourgeois se démarquant de la rigueur morale, tandis que la «cruauté gratuite règne». Tout le bonheur était là devant elle, lui disait, du haut de sa position sociale, le comte Hubert de Bréville. «Donc vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si souvent en votre vie?». Prenant cette fois Boule de suif, qui ne répondit rien, par la douceur, il exalta le service qu’elle leur rendrait, puis la tutoyant gaiement, il lui dit : «Et tu sais, ma chère, il (l’officier allemand) pourrait se vanter d’avoir goûté d’une jolie fille comme il n’en trouvera pas beaucoup dans son pays». Mais quel flatteur ne vit aux dépens de celui qui l’écoute..!

Tant les bourgeois que Boule de suif vivent dans l’inconfort de leur pays occupé par les Prussiens. Notre gourgandine, sans l’exprimer, dit son rêve de vie : continuer d’évoluer le plus simplement du monde sans d’autres contraintes que celui de l’isolement social dans lequel la plaçait la bonne société. Mais elle est consciente de sa faiblesse (la générosité), trait essentiel de sa psychosociologie sur lequel Maupassant accentue dans le schéma de scénario qu’il a fourni : ce sera une des raisons du consentement de la fille insoumise.

Lorsqu’ils eurent arrogamment présenté leur supplique, Boule de suif, au retour de cette promenade, les regarda avec une certaine angoisse qu’ils ne formèrent qu’un groupe à part, et qu’ils laissèrent fuser des commentaires à peine secrets et l’observèrent de loin.

Après quelques grivoiseries lâchées par Loiseau, un des notables, la femme de celui-ci s’exprimerait dans une pensée qui dominerait tous les esprits, quand elle disait : « puisque c’est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu’un autre? » Quant à la femme de Carré-Lamadon, il est dit, qu’elle semblait même penser qu’à la place de Boule de suif «elle refuserait l’officier prussien moins qu’un autre».

Tout entière en proie à la mélancolie et à la douleur, Boule de suif fut incapable de revenir à elle, jusqu’à ce qu’enfin elle prit la résolution de monter aussitôt dans la chambre où se trouvait l’officier allemand et, quoique lui en a coûté son trop d’humanité, se proposer ; à la manière sans doute de la femme qui, dans La mujer y el pelele (La femme et le faquin) de Pierre Louys, exhibe l’opulence de son corps, mais refuse toute pénétration, c’est-à-dire coupant symboliquement le phallus à l’érotomane, le transformant en un marmouset. À la fois, ce rendez-vous galant, qui en réalité n’en était pas un, s’il convertit l’officier allemand en un obsédé qui emploie les grands moyens à l’attente d’une rencontre qui ne lui restitue pas sa qualité d’homme, ne convertit pas moins les notables en un groupe de minables, incapables de maintenir un minimum d’apparence de gens bien pensants : commérages plus encore sur Boule de suif qui ne les a pas laissés dans le pétrin, les plus douces joies des sens de cet officier ayant été étanchées.

Nonobstant, c’est dans le flaubertisme que la trajectoire littéraire de Maupassant acquiert une grande importance. Et le succès de l’esthétique de l’auteur de Madame Bovary chez des auteurs français, tel que le souligne Alberto Savinio (Andrea de Chirico, de son vrai nom), dans son opuscule Maupassant E «L’Altro» - Maupassant y « el otro » -(traduction espagnole de Gabriela Sanchez Ferlosio, Barcelona, Editorial Bruguera, S.A., 1983), n’en est pas moins proverbial. Comme «fils» intellectuel de Flaubert, Maupassant a aussi écrit Bel Ami, entre autres, que des critiques considèrent comme étant le plus flaubertien de ses romans ; tandis que d’autres, comme Paul Morand, nuançant leurs jugements, trouvent que Maupassant atteint le summum du flaubertisme dans Une vie, non sans voir dans ce roman, outre une transposition dans un autre milieu de Madame Bovary, mais une Bovary sirupeuse et parfumée, une Bovary à la «framboise»,           

Maupassant, dont le faciès encore jeune lui avait valu d’être appelé un «petit taureau breton», par un Flaubert, affectueux, et, plus tard, «taureau triste», par Hyppolite Taine, s’engagea dans l’armée française en 1870, et est démobilisé, grâce à son père, en novembre 1871. Ainsi donc, «la déroute le surprend et l’attitude des officiers et des notables français l’écœure». C’est sur cette amère déception, qu’il reviendra dans Boule de suif, mais également dans de nombreuses nouvelles qui reviendront sur ce thème obsédant : les méfaits et les effets pitoyablement révélateurs de la guerre. Justement, ce qui caractérise les meilleures pages de Maupassant ne réside pas tant dans la concise brillance, dans son économie des moyens, que dans son message, parfois d’espoir, parfois confus, comme s’il faisait sienne la répartie de son admiré mentor et «père» Flaubert, écrivant à Louise Colet en 1853 : «Juge donc, il faut que j’entre dans des peaux qui me sont antipathiques». Cette philosophie laissera des traces dans Boule de suif, lorsque la rigueur d’humanité, si sacrée chez notre prostituée, a porté celle-ci à s’annihiler, plaçant les intérêts des notables au-dessus des siens propres, de son intime conviction, et non au-dessus de ceux de sa patrie, comme on aurait tendance à le croire. Ce qui restait de Guy de Maupassant c’est « qu’on n’attaque pas un pays paisible » ; les méfaits et les effets de la guerre sont tellement pitoyables ! Cette occupation allemande et la conduite des notables français aux idées plates face à la résistance de la prostituée ont en commun l’exposé d’un identique dilemme moral.

Mais c’était ne pas réaliser que Boule de suif, à qui il veut donner l’assaut, était une citadelle forte qui, se rappelant et vivant l’occupation de son pays, refuse ses avances.

                     

Jean-Rénald Viélot

vielot2003@yahoo.fr

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