Maupassant et la légende du surnaturel

Parmi le fameux groupe des six jeunes écrivains naturalistes français, à la limite de l’année 80, échangeant des idées dans la demeure d’Émile Zola (celui-ci, déjà réputé), Guy de Maupassant (1850-1893) fut celui qui le plus ou le mieux sut éveiller une curiosité générale et démesurée sur sa personne. Comme il y parvint pour son œuvre. Il se prêta cette écriture automatique à son goût et mesure ... moderniste qui soutenait que le surnaturel imitait l’art dont le représentant le plus qualifié serait le Dr Jekyll. Les contemporains de Guy, normalement, questionnèrent à peine cette légende, si ce n’est qu’ils la vidèrent comme quelque chose de facétieux, de drôle. Ce sont des choses de Maupassant ! Par conséquent, la légende tressée par l’écrivain lui-même fit fortune, et se répéta et s’amplifia jusqu’à satiété. Plus tard viendraient des biographes qui firent leur toutes les ... et les falsifications sans se préoccuper le moins du monde de les vérifier, les documenter ou les refuser.

En ce sens, Maupassant se détache des écrivains français contemporains, donc l’écriture automatique et d’autres histoires mystérieuses obscurcissent son vrai profil humain et purent arriver à obscurcir y compris son propre œuvre, ce qui aurait été sans doute pénible. Il fut de cette classe d’écrivains qui, par sa manière d’occuper la scène publique, laissait la littérature en second plan, peut-être sans le vouloir. Parfois celle-ci connut, lamentablement, moins d’intérêt que la légende qui lui était accolée. Ainsi, avertit l’italien Alberto Savinio, de son vrai nom Andrea de Chirico, : «la littérature automatique».  L’extérieur beau et le verbe caustique, sans être méchant, favorisèrent sa popularité nationale, puis mondiale, mais faussèrent sa personnalité et celle de ses livres auxquels les possibles lecteurs, s’estimant déjà rassasiés, s’approchent en nombre...

Après les 170 années de l’anniversaire de sa naissance, en juillet 1850, il parait opportun de faire une évaluation de l’écriture automatique de Maupassant et de l’interprétation erronée que lui a donnée certaines fois. Pour Alberto Savinio, il parait curieux pour ne pas dire surprenant qu’on lui ait accordé le discutable rôle de redresseur de torts des Français.

je suis tombé, plusieurs semaines de cela, sur le livre (que j’ai relu) sorti de cette épreuve littéraire, Boule de suif, accompagné de l’opuscule Maupassant E «L’Altro» Maupassant y « el otro » (traduction espagnole de Gabriela Sanchez Ferlosio, Barcelona, Editorial Bruguera, S.A., 1983), une espèce d’essai-divagation ouvert à tous les vents de l’intelligence, permettant de dévider l’écheveau de la vie intérieure du frère ainé d’Hervé de Maupassant, une étude monographique (1), menée par l’italien Alberto Savinio, de son vrai nom Andrea de Chirico. Écrit dans les circonstances, plus haut décrites, et salué par Flaubert, juste avant de mourir, comme un chef-d’œuvre, Boule de suif de Guy de Maupassant a paru à un moment où les goûts pour la nouvelle, ancrée dans une réalité vraisemblable, et située dans un espace-temps précis, a bénéficié de préjugés favorables venant de grands écrivains, et pas des moindres. Guy de Maupassant donne l’impression d’avoir mûri dès le premier instant dans la nouvelle comme «Boule de Suif»,ou «Mademoiselle Fifi», pour ne citer que ces deux, qui sont d’authentiques pièces maîtresses, littérature de première catégorie, de mon point de vue. Parmi ses contemporains, seulement chez Mérimée dans La Venus d’Ille, chez Daudet dans les Lettres de mon moulin et chez Zola dans l’Assomoir nous trouverons une telle efficacité avec peu de mots. Seulement aussi la drolatique monographie d’Alberto Savinio (1891-1952), qui a vécu de 1910 à 1914 à Paris, et fréquenté les cercles littéraires les plus remarquables, est le prétexte pour nous ouvrir les yeux sur le dédoublement de Maupassant comme si ce phénomène surnaturel était d’une aide pour la rapidité de l’inspiration de l’auteur de La Maison Tellier, que l’écrivain italien qualifie «d’écriture automatique». Voyons en quoi consiste l’autre physionomie de Guy de Maupassant, que Savinio appelle «locataire noir» qui serait son accompagnateur discret jusqu’au seuil de la folie et qui finalement s’est dressé en assassin de son propre hôte. Maupassant arrive à un point où il ne peut plus dissimuler les conflits entre l’animisme et son angoisse fantomatique, dans la vie courante comme dans ses œuvres. C’est un mystère, a dit Savinio, contre lequel ses cures commencées en août 1891 dans l’établissement hydrothérapique à Champel-les-Bains, près de Genève, ne pouvaient rien.

Le locataire noir (ou si l’on veut les deux volontés distinctes qui habitent l’auteur) ne se contente pas seulement de se substituer à Maupassant l’écrivain, mais commence à supplanter le Maupassant homme. Il avait une importance telle que celui-ci, peu à peu, se laisse prendre par la main. Dans ce qui paraît être un conte, Savinio attire explicitement notre attention, imbu de l’instrument surnaturel en lequel se convertit le corps de l’auteur de Bel-Ami (roman), sur un fait insolite. Un après-midi (de l’année 1889), étant assis à sa table de travail, Maupassant entend s’ouvrir la porte du studio. Francisco Tassart, le «fidèle» serviteur a l’ordre de ne laisser entrer personne pendant que le maître travaille. Maupassant se retourne et voit sa propre personne entrer dans le studio, la voit s’approcher et s’asseoir à la table qu’il a devant soi, appuyer sa tête sur la main et se mettre à dicter ce qu’écrit l’auteur. Ce qui porte l’écrivain italien à parler de «l’écriture automatique» de Maupassant. Préjugé défavorable?  Un autre épisode est celui qui se produit en novembre 1890, une année après la mort de son frère Hervé, «le fou de la famille». Alors qu’il se rend au district du Rodano, sur la tombe de son frère, Guy n’est pas sûr de s’il est venu spontanément ou s’il y a été guidé par «l’autre».

Comme il faut égrener le chapelet, au repas organisé par exemple par madame de Maupassant au début de l’année 1892, y prirent part, la veuve d’Hervé, madame Harnois, la tante de Guy et le docteur Balestre, médecin de madame de Maupassant. Guy est d’excellente humeur et conversait allégrement. Il raconte une histoire comme lui seul, quand il dit: «C’est un des événements les plus importants de ma vie, mais il ne m’a pas paru imprévu puisque j’ai été averti par une pullule ... ».

Les convives sont restés coïts avec la fourchette en l’air. Ils se regardaient les uns les autres. Averti par une pilule?  Maupassant est devenu rouge comme du feu. Car cette parole inespérée, cette parole absurde ne peut pas avoir été prononcée par lui, mais par «l’autre».

Projetant ainsi cet éclairage sur ce que Savinio appelle « l’autre physionomie », ce côté mystérieux, de Maupassant, peut se révéler être un moyen qui aide à comprendre que ce qui caractérise les meilleures pages de Guy de Maupassant réside surtout dans son message, parfois d’espoir, parfois confus, imputable peut-être à son double. Et si on me demande quel est l’élément qu’il utilise par exemple dans Boule de suif, je dirai que c’est l’idéal patriotique, même si pour des raisons qui n’étaient pas les siennes propres la prostituée généreuse, maîtresse d’une certaine manière de la situation, n’a pas su aller jusqu’au bout de ses convictions.

Si les notables en compagnie desquels elle voyageait en diligence tractée par des chevaux, préoccupés par des avantages personnels et impatients de repartir après leur escale à l’auberge, ne comprennent pas qu’il ne faut pas aller, comme a dit Jean Anouilh, réécrivant à sa façon la tragédie de Sophocle, «comme des nègres qui font tout ce qu’on leur a dit scrupuleusement, sans savoir si c’est bien ou mal», elle, au contraire, se disait qu’il est bon de croire aux idées et de mourir pour elles.           

Situation chaotique est celle dans laquelle se trouvaient ces voyageurs, faisant escale à Tôtes, à l’Hôtel de Commerce gardé par l’officier prussien, avant de continuer pour Dieppe. L’ambiance quotidienne pendant les trois ou quatre jours que ces voyageurs étaient contraints de passer à cette hôtellerie s’est convertie en une lutte constante, perdue d’avance par Boule de Suif, pour maintenir un minimum d’apparence de gens bien pensants face aux conduites révoltantes et chaque instant, plus fréquentes, garnement d’un pourcentage chaque fois plus large, d’une aristocratie où abondent les opportunistes du meilleur aloi. Cornudet, fut le seul parmi les notables qui ne participait pas au «complot» contre Boule de Suif. Il qualifiait la conduite de ses pairs « d’infamie » - et le reste de ces millionnaires ignorants, y compris les deux bonnes sœurs, qui n’ont pas su rester patriotes, même pacifiquement, ni respecter le désaveu de la jeune femme, qui, dès la première invitation galante de l’officier, remit ce dernier à sa place.

L’image du spectacle offert par ces nobles est, on ne peut plus, ahurissante. Car tous, Cornudet excepté, se serviront de prétextes trouvés dans le passé, y compris même bibliques, pour tenter de convaincre la jeune femme d’accepter les faveurs de ses jupes à l’officier allemand. Ce fut d’abord une conversation vague sur le dévouement. « On cita des exemples anciens : Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, les réduisant à des servilités d’esclave. (...) On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, et qui ont vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement. » On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui s’était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre à Bonaparte, sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, à l’heure du rendez-vous fatal ». Tout cela propre à exciter l’émulation chez Boule de Suif, une émulation hypocrite et mesquine d’une ambition que le lecteur connait dès le départ. Mais la parole qui faisait brèche dans la «résistance indignée de la courtisane» était celle de la fille en cornette, la plus âgée des bonnes sœurs ; elle finira par porter «la citadelle forte» à accepter l’étranger ennemi dans la place. Tout le bonheur était là devant elle, lui disait, du haut de sa position sociale, le comte Hubert de Bréville, quand un après-midi, profitant d’une promenade proposée par la comtesse, celui-là, prenant le bras de Boule de Suif, lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les hommes posés emploient avec les filles, l’appelant : «ma chère enfant» ; puis, pénétrant tout de suite au vif de la question : «Donc vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt que de consentir      

Après quelques grivoiseries lâchées par Loiseau, l’un des membres du convoi, la femme de celui-ci s’exprimerait dans une pensée qui dominerait tous les esprits, quand elle disait: « Puisque c’est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu’un autre? » Quant à la femme de Carré-Lamadon, il est dit, qu’elle semblait même penser qu’à la place de Boule de Suif  « elle refuserait l’officier prussien moins qu’un autre ».           

Comment la prostituée qui, un temps plus tôt, refusait ses faveurs à l’étranger envahisseur a-t-elle pu accepter par la suite?

Dans une drolatique monographie (espèce d’essai-divagation), sur Guy de Maupassant que je connais, rédigée par l’italien Alberto Savinio, de son vrai nom Andrea de Chirico (traduction espagnole de Gabriela Sanchez Ferlosio, Barcelona, Editorial Bruguera, S.A., 1983), il ressort que la vie, voire le talent, du grand conteur français se voit habiter par deux volontés distinctes. C’est un mystère contre lequel ses cures commencées en août 1891 dans l’établissement hydrothérapique à Champel-les-Bains, près de Genève, ne pouvaient pas rien. Si Alberto Savinio (1891-1952) nous invite dans son opuscule, titré Maupassant E «L’Altro» (Maupassant y el «otro») à un culte ésotérique et endossons, malgré notre faible carrure, le costume d’initié, nous pensons sans doute aux initiés du temple classique qui, au long du XVI, XVII, XVIII, XIXe siècle semèrent de terreurs les mers du monde, spécialement la mer transatlantique, qui est le cadre que nous avons le premier en tête. Et nous enfilons notre costume de. Jamais celui des maîtres gréco-romains. Il ne nous est pas arrivé, à entendre le mot «initié», de nous forger une image d’initié berberisque ou de Vikings. Notre archétype d’initié, celui qui voyage dans le plus profond de notre subconscient, a une jambe de bois, une paire de vieux pistolets et un bandeau noir de borgne.

De toute manière, le locataire noir de Guy de Maupassant ne se contente pas seulement de se substituer à Maupassant l’écrivain, mais commence à supplanter le Maupassant homme. Il avait une importance telle que celui-ci, peu à peu, se laisse prendre par la main.           

Un après-midi (de l’année 1889), étant assis à sa table de travail, Maupassant entend s’ouvrir la porte du studio. Francisco Tassart, le «fidèle» serviteur a l’ordre de ne laisser entrer personne pendant que le maître travaille. Maupassant se retourne et voit sa propre personne entrer dans le studio, la voit s’approcher et s’asseoir à la table qu’il a devant soi, appuyer sa tête sur la main et se mettre à dicter ce qu’écrit l’auteur, que Savinio appelle “l’écriture automatique”.

           

Jean-Rénald Viélot

vielot2003@yahoo.fr

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