Meurtre à crédit

« Ici le citoyen lambda a peur même de son ombre. Au propre comme au figuré. Il peut se retrouver dans de beaux draps, s'il cherche à se mêler aux choses qui ne le regardent pas. »

« Chacun se hâtait de regagner son trou. Chacun avait peur aussi de laisser la peau dans ce cloaque. Où Port-au-Prince fait figure d'un vaste cimetière à ciel ouvert. Où si l'on est encore en vie on ne l'est vraiment que par la grâce d'un caïd. La police de la ville, depuis des lustres, avait lavé les mains comme Ponce Pilate, dans cette galère ».

C'était encore l'été. Août sonnait à peine. Avec au pas, la canicule au dehors ou sur les arbres. Le jour coula sans peine et sans raison. Dans l'habitacle du solitaire, on ne cherchait pas à faire une raison du résultat de l'enquête qui conclut à la mort de Wilson. Comment aurait-il été autrement avec le motif étalé encre bleue sur feuille blanche? « L'habit ne fait en effet pas le moine, mais au moins, il aide mieux à l'identifier ou le reconnaître », a prétendu monsieur le prêtre. L'écriture griffonnée sur la page, pour certains, était la preuve palpable. A-t-elle été approfondie? Confrontée aux possibles contraires?

Une légère brise soufflait une embellie sur le matin. Portant autour d'elle l'odeur salée du large. La ruelle était bondée de monde. Certains, dans un sempiternel aller-retour, circulaient dans la plus complète insouciance. D'autres, affairés, plongeaient leur regard dans les dernières notifications clignotant sur l'écran de leur portable.

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 C'était l'été. Saison où le soleil semblait être au plus bas sous le ciel. L'été allumait comme les rayons chauds de l'astre doré une braise projetant de mille parts ses bras flambants. Brûlant l'herbe drue ou la jeune pousse que soudain rafraîchissait la rarissime pluie d'un soir...

L'inspecteur Z poussait l'enquête vers des lieux qui ne furent de lui seul connus. Qui d'autres pourraient mieux connaître les conclusions que lui. Les motifs en étude... Lui seul. L'inspecteur, le premier  matin du crime, récolta minutieusement, sur le lieu, des indices. Qui l'aidera à mieux coincer l'acteur ou le commanditaire. La chambre, les tiroirs, la douche, la corde, son bureau à la banque. Z a tourné tous les éléments au peigne fin. Pour enfin en retrouver les mobiles.

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Ce jeudi soir, l'homme rentra à l'heure, comme d'habitude. Au volant de la Toyota Land blanche, il avait laissé le bureau après avoir minutieusement vérifié les balances des comptes du dernier caissier. La dernière scène dans son acte au quotidien. La grosse valise remplie de dossiers et de documents. Il prit la direction de la portière principale de sa voiture. Une somme de cent mille gourdes en poche: contractée au dernier solde.

À cette heure, la ville s'était déjà terrée entre ses blocs de pierres. Longtemps qu'elle n'était plus aussi dans les rues... Pris de peur, les gens n'avaient plus aventuré, avaient vidé les rues. Chacun se hâtait de regagner son trou. Chacun avait peur aussi de laisser la peau dans ce cloaque. Où Port-au-Prince fait figure d'un vaste cimetière à ciel ouvert. Où si l'on est encore en vie on ne l'est vraiment que par la grâce d'un caïd. La police de la ville, depuis des lustres,  avait lavé les mains  comme Ponce Pilate,  dans cette galère. Où la mort est vendue à crédit. Crime organisé ou règlement de compte. Port-au-Prince, défilant sous l'objectif des caméras occidentales, avait ce visage affreux dans la nuit où toute ombre paraissait suspecte.

Wilson descendit afin d'ouvrir la barrière. Le gardien était absent. L'enterrement d'un parent dans l'arrière-pays. À Moron. Il résolut d'y faire seul. Surtout avec la somme qu'il eut en poche, il ne prendrait pas un tel risque d'appeler à l'aide. L'homme appuya avec force sur la glissière qui recula aussitôt sous la violence du coup.

La nuit, sous le ciel, était orpheline. Ni lune. Ni étoile. La voute céleste sur Delmas couvait l'une de ces pluies qui, à grand vent, s'annonce, mais au final ne s'amène véritablement pas . Un vent froid venu des hautes collines environnantes calmait peu à peu la tiède chaleur qui, prenant corps derrière les vitres.

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L'inspecteur tira une bouffée de la Malboro allumée. L'enquête ne sembla pas être mince. Les derniers vêtements enfilés la veille... Avec les cent mille gourdes dans l'enveloppe... Un morceau de papier où est griffonnée une écriture maladroite. "Serait-ce celle de la victime ou d'un meurtrier quelconque" ... Z collectionnait méthodiquement les objets qui lui permettaient de reconstituer le crime. La corde... surtout la corde avec ce nœud impossible à défaire constitua l'énigme à résoudre pour une compréhension absolue des mobiles du tueur... Ou du tué! On doit faire en effet tourner tout l'univers du possible pour éplucher cette mort qui parut bien réelle, sauf naturelle...

Cette mort était, en effet, trop lourde à porter. Un poids cinquante comme on a l'habitude de nommer  chez nous un engin trop lourd à trimballer. Le corps inerte de Wilson en était un. Personne n'a  su de quel bout tenir pour cerner l'énigme. La mort demeure un mystère fou. Les mots dans leur vacuité  n'ont plus suffi de mettre à nu le  nœud gordien sur mesure, dont le corps à présent sans vie du jeune banquier, dorénavant, représentait ; et les raisons de la tuerie ne permirent plus  de cerner.

L'agent enquêteur de la police a pris toutes les précautions pour ne pas laisser bruire les résultats de l'enquête. Si résultat, on n'en retrouverait. L'enquête non aboutie, les juges des tribunaux de droit commun s'en sont attribué une vraie spécialité. Ils sont passés maîtres dans la formulation  du syntagme «l'enquête se poursuit». D'autres, de leur côté,  se sont créé la détestable réputation de ne pas poursuivre le/les coupable(s), même lorsque le doute n'était plus permis sur leur cas. Et leur culpabilité prouvée... Dans les moindres détails par les arcanes de l'instruction...

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Le banquier, jetant un regard appuyé sur l'écran de son pentium, avala un dernier verre. Une légère vibration se produit sur la table. À l'autre bout du fil, un ami à l'autre bout du pays. L'appel ne dura pas longtemps. Peut-être, aidera-t-il, à mieux comprendre le passage à l'acte. Les derniers mots qui lui passent par la bouche avant le drame final. Seul l'ami aurait été un cas pendable. Mais, la distance parut ne pas jouer en lui la tête coupable.

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Z éplucha les moindres indices qui lui auraient permis de coincer l'auteur du forfait. Le 34 34 de la copine, le 27 31 du grand frère. Le 99 86 du gardien... Des traces de sévices sur le corps... Le corps parut net, sans taches, immaculé. Sauf sous la gorge où demeurent quelques traces de rougeur dont la corde n'aurait été qu'une complice. «Quelqu'un put amarrer cette corde», réfléchit intérieurement l'inspecteur. «Le jeune banquier peut ne pas agir seul», continua-t-il. «Le sacré coup put même venir du voisinage ou d'un truand du quartier». Il faudrait vérifier toutes ces hypothèses possibles. Avec la tentative qu'elles se révèlent fausses en tout et que l'une se révèla vraie en partie. Z dût les conforter au témoignage de la famille et du voisinage. Pas sûr que l'inspecteur trouvera des bribes d'infos qui lui aurait permis de confirmer sa thèse! Ici le  citoyen lambda a peur même de son ombre. Au propre comme au figuré. Il peut se retrouver dans de beaux draps, s'il cherche à se mêler aux choses qui ne le regardent pas. Aux yeux du commun des gens, celui-ci peut passer pour un éventuel suspect ou complice. Ceci rend, dans ce pays malade,  le citoyen, moins avare en parole. Il ne dira rien autour d'une scène qui, peut-être, il a vécu ou entendu... et qui pourrait être interprété à ses dépens. Une attitude condamnable, certes ! Instinct de conservation, nécessairement, oblige. En effet, plus d'un en a assez vu dans les rues de ce pays qui abandonne ses fils comme du bétail à la férocité des idiots et à la déprédation des racistes. Plus d'un a vécu les expéditions punitives des brigands du bas de la ville et des rançonneurs de la Cité Colère... Ils ont vécu dans leurs âmes, dans leur chair, l'incendie des grands marchés de la ville. Et l'enquête a toujours poursuivi son chemin pour ne jamais aboutir.  Plus de vingt ans aussi depuis que l'enquête suit son cours pour un grand journaliste d'ici, pourtant très connu. Et l'enquête suit son cours... Toujours...

Une chaise. Le corps. La corde. La minute qui suit laissa flotter la chair et la corde. Un Villon à l'envers. Rien de plus. Le flic a voulu moins percer ce qui avait permis de nouer la mort au cou de Wilson, que de savoir par quels bras sont venus la renverse de la chaise. «Curieux qu'elle soit renversée toute seule», opina l'inspecteur. «Quelqu'un pourrait aussi se retrouver dans la chambre avec le jeune directeur de la succursale de la rue Aubry».« Il ne fait pas de doute quelqu'un se trouva dans la chambre».

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L'inspecteur laissa courir sur son crâne mi- chauve une main fragile. Et poussa un ouf devant la multiplicité des cas possibles.  L'enquête. Il voulut bien qu'elle aboutisse pour enfin se donner une raison d'être utile, dans cette fin de carrière qu'il entame comme une dernière ligne droite avant que la retraite fonce... avant qu'il soit mis au garage. Z a tout vu du haut de ses vingt-deux ans de service partagés entre les forces armées et l'institution policière mise sur pieds par les Américains. Il a vécu la morgue des hauts gradés du Grand Quartier Général et leurs combines avec l'élite économique de Pétion-Ville. Vécu aussi la vassalisation des directeurs généraux de la police qui ont contribué par leur attitude de toutou fidèle au Chef Suprême à affaiblir l'institution aux yeux du peuple.

Aficho affirma avec une sévérité qui lui monta aux lèvres comme un rictus que l'agent de police jura sur sa tête l'aboutissement de l'enquête sur le drame. Fut-ce qu'elle soit la seule à toucher pleinement à son terme à travers la République. Il n'en tirera moins un orgueil qu'il s'est montré utile à ce pays , jamais au bout de sa solitude.

Il était 18 heures 07 minutes, lorsqu'il laissa le bureau emportant avec lui deux grands cartables remplis de documents. Des dossiers cruciaux de pas moindre importance. Z n'aurait pas pris la chance de les laisser ici. Une enquête peut bien aider à mettre la main au collet de  quelques gros poissons nageant autour du pouvoir. Avec un dossier bien ficelé, le truand, s'il n'est de quelque part protégé, se trouverait bien écroué derrière les barreaux. 

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Ce corps inerte était bien un poids fragile sur  les bras. Cependant l'inspecteur ne voulut pas moins en tirer les conclusions. Il a eu sous la main presque tous les indices du drame. Retrouvera-t-il le commanditaire à travers ce foisonnement.

 

- Wilson a-t-il agi seul? Dans ce cas, se justifiera la thèse du suicide.

-A-t-il été poussé? Le débat reste entier. La chaise à la renverse plane un doute certain sur le drame.

 -Sûr que Wilson aurait dû se battre.

 -A-t-il été étranglé dans son lit, pendant le sommeil?

 -Puis accroché? Dans ce cas, y faudrait-il au moins les lourds bras de deux malfrats.

Deux des quatre hypothèses  n'ont pas tenu la barre. Elles se sont écoulées par elles-mêmes, châteaux de cartes. Restent les dernières qui butent sur des obstacles. Et pas les moindres. Les limites de l'enquête se firent sentir à ce carrefour. L'inspecteur reconnaît que le dossier du banquier paraissait plus fermé qu'il ne le prenait. Il a été voir même du côté des collègues. Qui dit pas: le complot est partout !  Tous les coups sont permis. Tous les coups bas aussi. Plus de quartier pour la franche amitié. Qui en fait ne pût pas mourir. Malgré qu' un égocentrisme de première main fleurit sur les lèvres ici,  même du dernier venu de nos vertes campagnes.

L'inspecteur rassemble tout ce qu'il a pu de probare, d'indices qui le mettra au moins aux trousses du ou des coupables. Il n'a pas voulu toutefois en faire un sur le champ. Seuls les tribunaux ont le droit de déterminer qui est coupable ou ne l'est pas. Il a fait de cette règle un point d'honneur. Toutefois il rêva de mettre la main à la gargane du fameux commanditaire. Aux limites imposées des indices du drame, Z confia que le dossier ne pourra qu'être incomplet. Il a perçu un goût certain d'amertume à la bouche, l'intérêt d'une enquête portée au-delà des preuves matérielles. L'inspecteur posa la nécessité de l'enquête qui, opposée aux preuves irréfutables, permettra de coincer les véritables coupables. Et par delà, faire bouger des lignes la justice ici. Combien de cas de criminalité n'ont pas eu leur auteur poursuivi à cause des possibles limites de l'enquête. De grands professionnels du crime courent encore avec sur le dos l'assassinat d'illustres personnages de ce pays. Ils sont chanceux, ces truands. Ils savent bien jouer de la faiblesse des forces publiques et de la corruption des institutions judiciaires.

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Un vide complet planait dans la mémoire de l'inspecteur. Les seules preuves disponibles atteignent leur limite. Elles ne peuvent plus maintenant concourir vers la conclusion espérée. Bien, il s'agit d'une mort suspecte. La chaise. Le corps. La corde. Tout serait-il possible? Sans le concours d'un bras suspect. Il faudrait déceler s'il y a des traces de possibles empreintes digitales au tour du cou ou des bras pour infirmer ou confirmer la thèse du suicide ou non. «L'écriture griffonnée exposant les causes ne pourra qu'être prise pour ce qu'elle vaut et rien de plus», opina Z.

Tournant la tête entre ses bras forts. Il rassembla à nouveau les indices relevés dans la chambre où logea le jeune banquier. Et les réexamine avec une attention particulière. Le flic enquêteur a voulu porter le dossier jusqu'à l'évidence des vrais mobiles. Se rendre utile cette fois à la république. A-t-il eu suicide ou plutôt s'agit-il l'un de ces cas de règlement de comptes qui s'est terminé par la pendaison du banquier. Et par une volonté coupable :  faire avaler à tous la couleuvre du suicide...

Désarmé, l'inspecteur conclut son rapport. Le doute lourd au coeur... Le directeur Wilson est mort...

Avec lui, l'enquête aussi. Là où l'on ne peut plus porter les preuves et les indices...

Le jour coula sur la ville. Au volant de son quatre-quatre, le flic au tournant du carrefour, file en trombe. La vitesse presque au max. Au loin, deux bras lui font signe de s'arrêter. Le box rempli d'une tube du roi Coupé Cloué... La rare occasion de répartir avec l'enquête autour du drame comme un miroir fragile entre les doigts venait de s'écrouler, de se briser. La vieille femme, désespérée, laissa retomber lourdement ses bras. Avec elle, l'issue qui sifflait autour de ces lèvres qui, pourtant, au tournant du carrefour, par l'inspecteur, ont été crânement ignorées.

 

James Stanley Jean Simon

Mois août au 16 septembre 2015

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