Mon amour, mon geôlier

Deuxième partie

Acte II

 

La version de Maria était plausible. L’inspecteur y était sagement tombé. Le temps qu’elle s’était déplacée pour signer afin de recevoir le colis avait changé le cours de l’histoire. Il se pourrait bien qu’il n’y eût pas de prisonnier… L’affaire est donc close! Qu’ils les laissent tranquilles et aillent le chercher ailleurs.

Judy dépose le dossier de Gail Duncan dans son attaché-case. Elle l’emporte avec elle. Curieusement, elle désire en savoir beaucoup plus sur lui. À part le fait à présent, qu’elle sait qu’il s’appelle Gail. Gail Duncan. Gail, un très beau prénom, qui ne fait pas du tout voleur, ou tueur.

L’horloge sonne! Que le temps a filé!

Il est 18 heures.

Judy se lève, et pense qu’elle devrait peut-être rentrer. Chez elle, Rose est sans doute impatiente, voire lasse de l’attendre. Ordinairement, elle ne rentre pas plus tard que 17 heures, et ce, le plus souvent, quand elle a beaucoup de travail. Là maintenant, il faut qu’elle se hâte, si elle ne veut pas se faire gronder.

Dehors, la jeune femme offre son visage à l’air frais de la nuit, qui tombe paresseusement sur la ville et emplit ses poumons d’une bonne bouffée d’oxygène. Dire qu’elle a failli être asphyxiée un peu plutôt, par ces nanoparticules toxiques qui ont pénétré à coup sûr dans ses alvéoles pulmonaires. Mais tout cela, c’est du passé. Elle est soulagée que les choses se soient terminées, sur de bonnes notes. À présent, elle va pouvoir rentrer chez elle et passer une bonne nuit de sommeil. Grâce à ces deux jours de congé, un long week-end l’attend. Elle n’aura plus à penser à ce malheureux incident, ni à cet homme qui a cru pouvoir l’effrayer avec son histoire. Non, Judy n’a peur de rien. Encore moins de ce meurtrier au regard glacial.

Pour un mercredi soir, il y a très peu de monde dans cette rue sombre, à peine éclairée. Judy fait les quelques pas pour rejoindre sa voiture garée un peu sur le bas-côté du cabinet. Bizarrement, elle sent ses cheveux se dresser sur sa tête. Elle presse le pas, mais n’ose pas se retourner, malgré la mauvaise sensation qu’elle a d’être observée. Observée? Mais par qui? Elle a la mauvaise sensation d’être enveloppée dans un souffle…

Est-elle marquée par cette culture de la fête des Morts qui arrive à grands pas? Ou, la police la surveille-t-elle déjà? Non, bien sûr. Il n’en est rien. C’est juste que mademoiselle n’a pas la conscience tranquille. À cause d’elle, un fugitif court les rues. Peut-être qu’il est dangereux?

Mais et si toutefois il disait la vérité? Et s’il s’avère qu’elle était réellement en danger? À quoi peut-elle vraiment s’attendre? Qui lui voudrait du mal? Non! C’est qu’il a dit ça pour se venger d’elle et de son père qui n’a pas su le défendre. Sauf que c’est une blague de mauvais goût, de très mauvais goût. Par contre, a-t-il seulement eu l’air de plaisanter? Judy a eu tort de ne pas avoir tout raconté à la police.

Frissonnante, elle passe le contact et démarre.

Oppressée par ce silence pesant qui emplit la voiture, Judy met un peu de musique. Comme cela, elle pourra s’occuper l’esprit et n’aura plus à penser à ce qu’avait dit ce malade de Gail. Oh! Cette chanson est l’une de ses préférées. Judy augmente le volume et ne met pas longtemps à entamer après Elliott Yamin :

-So baby I will wait for you. Cause I don’t know what else I can do. Don’t tell me I ran out of time…

-Non, je ne crois pas que ce soit le cas, laisse entendre une voix masculine dans son dos.

-Qui êtes-vous? souffle-t-elle le cœur battant à tout rompre, n’osant surtout pas se retourner.

Dans le rétroviseur, elle cherche à découvrir le passage clandestin, mais en vain.

-Je vous ai manqué?

À cette question, Judy sait à présent de qui il s’agit, mais n’arrive toujours pas à le voir, de là où il est, couché sur la banquette arrière.

-Oh non! Pas vous! Mais qu’est-ce que vous voulez, bon sang?

-Je veux que vous preniez à droite.

-Ça, il est hors de question! rétorque simplement Judy qui a retrouvé son calme, ayant reconnu son compagnon de bord.

-Écoutez, dit-il très lentement, si vous faites tout ce que je vous dis, les choses ne pourront que bien se passer.

-Et si je refuse d’obéir?

-Eh bien, vous allez le regretter, dit-il d’une voix sans timbre.

Si Judy veut échapper à cette situation, elle doit faire preuve d’obéissance. De ce fait, elle prend la direction indiquée, comme vient de le lui demander son ravisseur. Dire qu’elle a laissé s’échapper l’assassin engagé pour la tuer. Mais pour bien dire, elle a encore toutes les chances de son côté. N’est-ce pas elle qui a le volant? Elle pourrait faire chavirer la voiture. Oui! Elle a sa ceinture de sécurité, lui non, vu qu’il est allongé sur le siège arrière. Qui ne risque rien n’a rien. Avec de fortes chances, elle pourrait sortir indemne. Il ne sait pas où elle habite. Elle pourra s’enfuir et ensuite alerter la police. Judy, bouillonnante, fait travailler ses méninges.

-Pourquoi vous vous êtes arrêté ? s’enquit-il brusquement.

-À cette heure, le bouchon est terrible ici, je prends un raccourci.

L’idée traverse l’esprit de Judy en un éclair, sans prendre le temps d’y penser davantage, elle la met à exécution. En un battement de cil, léger comme un papillon, elle se glisse hors de la voiture, claque la portière et se lance dans la nuit.

Le temps pour lui, de se jeter derrière elle, elle sera déjà bien loin.

***

Lorsqu’il la fait descendre de la voiture en la tirant brutalement derrière lui, Judy comprend alors que l’homme ici, ne plaisante guère. Dans la nuit noire, la grande maison dont la façade ressemble à un palais, donne à la jeune captive l’impression d’une forteresse. Tellement grande et impressionnante.

-Lâche-moi, crie-t-elle en gesticulant.

Mais l’homme semble ne rien entendre du tout, car il presse le pas. Cependant, Judy ne va pas se laisser faire. Elle va se battre jusqu’au bout. Elle avait essayé de s’enfuir quelques heures plus tôt, il avait fini par lui mettre la main dessus, mais ce n’est pas une raison pour qu’elle abandonne.

-Je vous ordonne de me lâcher, hurle-t-elle en incrustant ses ongles dans sa chair.

-Ah! Vous! apostrophe la victime en la hissant sur son épaule.

-Non! Dépose-moi par terre, s’époumone-t-elle, martelant son dos de coups de poing maladroits.

Mais, on dirait qu’il ne ressent rien du tout.

-Du calme, catwoman!

-Au secours! À moi! S’il vous plaît! Aidez-moi, crie-t-elle à tue-tête.

-Vous aurez beau crier, il n’y aura personne pour vous venir en aide. Alors, vous feriez mieux de conserver votre salive.

À cet instant, elle se tait et à son plus grand désespoir, elle remarque comme tout, autour d’elle est calme. Il n’y a que le chant des grillons, qui habille le silence.

-S’il vous plaît, laissez-moi partir, demande-t-elle d’une voix suppliante. Je ne vais rien dire.

C’est à ce moment-là qu’elle sent ses premières larmes lui couler sur les joues.

-Calmez-vous à la fin.

À ces mots, la jeune femme sent toutes ses forces l’abandonner. Il n’y a plus rien à faire. Cet homme va la tuer. Un mercenaire, sorti de prison juste pour la tuer. Mais, pourquoi? Sur cent, elle n’a même pas une seule chance de s’en sortir. Impuissante, elle se laisse emmener. Des larmes silencieuses lui montent aux paupières, chaudes et abondantes. Dire qu’elle n’a personne pour venir la sauver des griffes de ce meurtrier. Dieu! Il va la tuer et ensuite la faire disparaître dans les bois. Alors, elle mourra sans que personne ne s’en aperçoive.

Oh, non!

C’est horrible!

Maria pourrait bien se rendre compte de sa disparition. Oui, mais, après combien de temps? Après plusieurs jours, une fois qu’on aura découvert ses restes, découpés en petits morceaux dans un sac-poubelle? Sinon, personne ne la retrouvera dans ce bois. Les animaux dévoreront sa chair, non sans plaisir. Ils ont roulé plus de deux heures.

Lorsqu’il la dépose et la demande de rentrer dans cette petite chambre ayant vraiment l’apparence d’une chambre à gaz, Judy frémit de la tête aux pieds.

Elle se retrouve là, face à son pire ennemi.

-Je vous en supplie, ne m’enfermez pas ici. Je promets de me comporter sagement. S’il vous plaît, pas ici. La voix de la jeune femme n’est plus qu’un murmure.

-Alors, prouvez-moi que vous pouvez bien vous comporter, et je vous sortirai de là. Mais, pas avant!

Sur ce, il tourne les talons et laisse la jeune femme seule, face à son désarroi.

-S’il vous plaît! Laissez-moi sortir… crie-t-elle en frappant à grands coups sur la porte en bois.

Une force extérieure sachant à quel point, elle a peur du noir, fait jaillir une douce lumière bleutée à travers la pièce. Ou peut-être que c’était déjà là, mais que trop affolée, elle n’avait pas pris le temps de regarder. Un instant, Judy s’arrête pour examiner cet endroit lugubre, sale et poussiéreux. C’est sûr qu’elle va avoir un certain nombre de compagnons de cellules. À commencer par des rats… de grosses. Des araignées… et quoi encore? La jeune femme jette un regard circulaire effrayé autour d’elle.

Ça sent le moisi.

-C’est quoi cet endroit, pense-t-elle en resserrant ses bras autour de sa poitrine, comme si cela pouvait la protéger.

Judy hésite.

Va-t-il la laisser mourir ici, dans ce soubassement?

Dans un élan désespéré, la jeune femme pousse un cri de colère.

-À l’aide! Aidez-moi! Quelqu’un m’entend?

Apparemment, il y a une sorte de fenêtre avec des barreaux en fer forgé. Sûrement, si elle l’atteignait, elle pourrait voir ce qui se passe au-dehors. Par chance, il y a tout à côté un petit tabouret qu’elle attrape et met en dessous de la fenêtre où, elle s’agrippe en hurlant de toutes ses forces.

-Au secours! Quelqu’un m’entend? Aidez-moi, s’il vous plaît!

Pour toute réponse, il n’y a que le silence et ce vent frais du dehors, venu lui caresser le visage en feu. Là seulement, Judy comprend qu’elle est très loin du reste du monde. Elle descend vaguement du tabouret, sans prendre le temps de regarder qu’il est tout couvert de poussière. Tant pis. Elle s’assoit, avant d’éclater en sanglots.

-Laissez-moi sortir! pousse-t-elle dans un cri empreint d’une rage drainée de ses entrailles, avant de prendre le tabouret au-dessous d’elle. Dans un geste qu’elle ne contrôle pas, elle se met à le frapper sur la porte. À trois reprises, le meuble, déjà usé par le temps, vole en morceaux dans la pièce. Judy s’arrête un moment, porte une main sur son front, essaie de reprendre son souffle pour calmer les battements précipités de son cœur. Et, dans un geste de faiblesse, laisse tomber l’un des pieds du tabouret qu’elle tenait encore, avant de s’écrouler sur le sol poussiéreux.

Un peu plus tard, la jeune femme revient à elle, elle se retrouve allongée dans un lit, dans une grande chambre, doucement éclairée par deux lampes de nuit, qui envoient une lumière féerique tout autour.

À son comble, l’homme se retrouve là à son chevet.

Lorsqu’il croise son regard, la jeune femme détourne la tête.

-Qu’est-ce que vous faites ici? demande-t-elle catégorique.

-Je voulais me rassurer que vous alliez bien, dit-il seulement.

-Je vais bien, merci. À présent, je veux être seule, je n’ai pas besoin de compagnon de cellule.

-Pourquoi avez-vous si peur du noir? lui questionne-t-il, sans faire cas de sa remarque.

Mais, Judy préfère ne rien dire, car elle n’est pas là pour parler de ses phobies.

-Qu’est-ce que cela peut vous faire? Que j’aie peur du noir, c’est mon problème.

Sans attendre ce qu’il va dire, Judy lui tourne le dos. Elle ferme les yeux et essaie de penser à autre chose comme : qu’elle ne va plus jamais revoir Rose. Comme elle lui manque déjà… En ce moment, elle serait roulée en boule à côté d’elle.

Une larme furtive coule le long de sa joue.

-Rose, murmure-t-elle, en reniflant.

-Vous avez une fille? demande-t-il d’un ton brusque.

-Sniff… Non, c’est ma chatte, et à présent… Elle est toute seule à la maison.

-C’est votre chatte? reprend-il moqueur. Mais, elle se débrouillera très bien sans vous. Vous n’avez pas à vous en faire pour elle.

-Taisez-vous! Si je suis enfermée ici, et que Rose se retrouve seule, c’est de votre faute, crie-t-elle en se levant d’un bond. Donc, épargnez-moi vos débilités. Elle ne pourra jamais se débrouiller seule, ce n’est pas un chien, mais un chat!

Il se lève et la regarde un instant.

C’est comme une éternité.

-Qu’avez-vous à me regarder comme cela? lui demande-t-elle en s’essuyant les yeux rageusement.

-Je suis désolé pour votre chatte.

On dirait qu’il était sincèrement touché. Mais, un homme capable de retenir une femme contre sa volonté, n’a pas de cœur et ne peut être désolé pour un animal même esseulé.

-Si vous êtes vraiment désolé, vous n’avez qu’à me laisser partir.

-Dormez bien.

Il tourne les talons et sort en claquant la porte. Avec un cri de rage, Judy se laisse tomber sur le lit, et tire le drap au-dessus de sa tête.

***

Au beau milieu de la nuit, Judy se réveille. Elle se lève, la lumière éclaire encore la pièce. La température est très agréable. Elle n’a aucune idée de l’endroit où elle peut bien être. Dehors le chant de la pluie est tellement apaisant… Tout est si calme. Elle commence par jeter un œil dans sa cellule. Elle ne sait plus que penser. Mais, qu’est-ce qu’il lui veut? Sûrement ne pas la tuer. S’il voulait la tuer, pourquoi ne pas le faire une fois et en finir? Peut-être qu’il va la torturer, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

C’est vrai qu’elle n’est pas du genre à faire des projets d’avenir : elle vivait au jour le jour pour son travail. Elle pensait avoir le temps… Jamais elle n’avait imaginé mourir aussi jeune. Elle n’a jamais fait de mal à personne qui voudrait la voir morte? Est-ce que ça a à voir avec son père? Un client insatisfait? En l’occurrence, lui? Mentalement, Judy se remet à vivre toutes les scènes qui l’ont conduite ici, et ne peut s’empêcher de se demander quels genres de sévices vont lui être infligés, avant que son souffle ne quitte son corps et que son esprit n’aille se réfugier dans les bois.

À cette pensée, Judy détourne la tête et ses yeux s’agrandissent d’admiration. Cette chambre est une pièce décorée dans des tons de rosées et de blanc cassé. Là tout à côté, sur une étagère, se reposent quelques livres et une pile de magazines. Mais, ce qui retient le plus son attention, ce sont ces magnifiques bibelots en verre soufflé. Tout près encore de cette fenêtre latérale trône un grand bureau, avec dessus la photographie d’une ravissante jeune femme. Qui est-ce? Avec ses très jolis yeux. Sûrement, la femme de Gail. Où est-elle après ces années passées en prison? Elle n’est certainement pas ici. Tout semble indiquer que cette immense maison est vide, et très loin aussi, pourtant, tout est nickel. Sans savoir pourquoi, elle s’avance du portrait et la couche, de façon à cacher le sourire de cette inconnue qui emplit l’espace, et se dirige lentement vers la fenêtre, qu’elle ouvre. Pourtant, elle n’y pense même pas. Elle se contente de prendre une profonde inspiration, se gorgeant de la senteur des bois et de la terre humide. Ordinairement, l’harmonie avec la nature lui procure une intense sensation de sérénité. Mais ce soir, elle ne suffit pas à elle seule pour résoudre ses problèmes. Sans même s’en rendre compte, Judy pousse un soupir désabusé et se penche un peu pour savourer les douces notes de la pluie.

Brusquement, le vide et le froid se referment autour d’elle. Muette de chagrin, son regard demeure fixé dans le vide. Jamais de toute sa vie, elle n’avait ressenti une solitude aussi poignante. Elle savait être seule, mais pas solitaire. Même pas après ces mois précédant la mort de son père - les larmes lui montent aux yeux, elle ne prend même pas la peine de les essuyer - elle était triste et il lui manquait, mais elle avait toujours son travail pour noyer ses problèmes. Il y avait aussi Maria pour la réconforter, et surtout Daisy pour lui parler de temps en temps. Maintenant qu’elle est retenue ici, incertaine du sort qui lui est réservé, elle sent que le chagrin ne mettra pas longtemps à l’emporter. C’est sans doute ça l’idée, la laisser mourir ici, dans la solitude. Dépassée par les événements, Judy en conclut rapidement qu'elle vit sans doute ses derniers instants. Chaudes, les larmes coulent le long de ses joues, sans qu’elle ne fasse rien pour les arrêter.

A suivre

Isabelle Théosmy

 

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