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Élections mortelles

Après un essai sur le décalage entre le droit et la réalité électorale, Emmanuel Charles aborde encore une fois la problématique des élections en Haïti. C’est devenu son dada au point qu’il prépare déjà un troisième ouvrage sur le sujet où il tente d’expliquer les raisons de cette difficulté qui, au lieu de susciter une grande communion nationale, sème la discorde entre politiciens.

Une telle insistance de la part du juriste Emmanuel Charles est compréhensible, car cet acte citoyen est extrêmement important : on ne saurait parler de démocratie sans élections, quand bien même celles-ci ne s’accompagnent pas toujours d’un État de droit. Car c’est en choisissant ses représentants en toute liberté que le peuple peut espérer voir ses revendications satisfaites et que les élus peuvent s’appuyer sur une légitimité pour agir – si les règles du jeu sont unanimement reconnues et acceptées. En Haïti, à de rares exceptions près, les élections ont été systématiquement contestées.

Ancien conseiller électoral, Charles a pu suivre le déroulement de cet exercice civique non seulement en tant qu’organisateur, mais aussi comme observateur. Outre sa fonction au sein de l’organisme électoral, le fameux CEP, il dispensait des cours d’éducation civique dans les provinces en incitant les gens à aller voter et comment le faire. Il a eu ainsi l’occasion de constater plus d’une fois la différence entre la conception du vote des citadins et celle des paysans. Si, pour les urbains occidentalisés, le scrutin est à bulletin secret, pour le peuple et les paysans, il s’exprime publiquement. Non pas tant par rejet du système démocratique, estime Charles, que par méconnaissance des rouages de cette institution « importée sans adaptation » et aussi parce qu’elle ne correspond pas aux us et coutumes villageoises.

Dans cette somme de souvenirs, Emmanuel Charles évoque à titre d’exemple les événements dramatiques ayant endeuillé les premières élections après le départ de Jean-Claude Duvalier. Le tristement célèbre « massacre de la ruelle Vaillant », lorsque pour la première consultation populaire, une bande d’individus opposés à ces élections ont perpétré un carnage dans un bureau électoral, crime épouvantable commis, pense-t-on, en réaction à l’article 291 de la Constitution excluant pour dix ans les duvaliéristes des postes électifs.

 

L’après-Duvalier

Pour comprendre cette difficulté quasi viscérale à organiser des élections, il faut se remémorer le contexte antérieur au 7 février 1986, date historique de la chute du régime héréditaire des Duvalier. Jean-Claude Duvalier, qui a régné d’une main de fer pendant 15 ans sans partage à la suite de son père, prend alors le chemin de l’exil. Un conseil national de gouvernement est vite formé dans le but de faire rédiger une nouvelle constitution par une assemblée constituante représentative. Celle-ci a pour tâche de tenir, pour la première fois depuis 29 ans, des élections « libres, sincères, honnêtes et démocratiques ».

En mars 1987, les Haïtiens votent la nouvelle charte fondamentale, la 23e depuis l’Indépendance en 1804. Ce texte moderne et progressiste regorge de nouveautés démocratiques. L’une d’elles est la mise sur pied d’un Conseil électoral permanent (CEP), chargé d’organiser désormais les élections dans le pays. Une innovation de taille, car jusqu’ici c’était une prérogative réservée au ministère de l’Intérieur, avec ce que cela comporte de magouilles de toutes sortes, de fraudes éventuelles comme d’orientation et de confiscation de votes. De plus, ce CEP, organisme indépendant de l’exécutif, représente les différents secteurs de la société civile, ce qui lui confère une large légitimité.

Avec cette institution, tout devait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes. Hélas, les difficultés du vivre-ensemble ne se sont pas volatilisées avec la fin de la dictature. C’est justement ce qu’Emmanuel Charles, ancien membre d’un des seize CEP que le pays a connus, nous fait découvrir dans Les élections de 1987 : espoirs déçus ou démocratie assassinée. Le régime des Duvalier s’est certes effondré, mais il reste des survivances et des résurgences de l’ancien système : les duvaliéristes désavoués, les tontons-macoutes désarmés et les militaires en mal de pouvoir. En face, une opposition novice et encore mal préparée au jeu démocratique et qui ne va pas manquer de taper du pied, voire du poing. 

Constamment bridée par les Duvalier, l’armée est rongée par la nostalgie du pouvoir et les duvaliéristes sont mauvais perdants. D'où toutes ces folles et parfois mortelles péripéties qu’Emmanuel Charles nous relate aujourd’hui, tantôt avec humour devant le grotesque de certaines situations tantôt avec sérieux quand il flaire le péril. En tout cas, il a su mettre le doigt sur la plaie sans se soucier de déplaire aux fautifs qu’on retrouve au pouvoir, dans l’opposition, au sein de l’armée et même à l’intérieur du CEP version 1999, auquel l’auteur a lui-même appartenu, d’où sa connaissance intime de cette institution.

 

Confusion

Après l’euphorie de la fin de la dictature, il fallait reconstruire la nation sur de nouvelles bases. Une bonne majorité des Haïtiens jugeaient utile d’élaborer un projet de société appuyé sur des valeurs démocratiques. Mais le peuple, encore largement analphabète et peu informé des rouages de ce système imité de l’Occident, sera régulièrement manipulé par le pouvoir.

Passer des paroles aux actes n’est pas chose aisée. Par suite de tant de frustrations si longtemps subies, les forces vives de la nation qui viennent d’accéder à la liberté veulent s’affirmer et faire passer leurs revendications envers et contre tout, mais dans un dilettantisme pas toujours bon enfant.

De plus, le « jouet démocratique » est fragile et les Haïtiens en ont peu l’expérience et guère la pratique. Il n’y a pas de génération spontanée et les mauvaises habitudes ont la peau dure. Les nouveaux dirigeants sont intraitables et veulent maintenant jouir de ce pouvoir dont ils ont été longtemps exclus. Comme les anti-duvaliéristes, l’armée veut sa part du gâteau. Il est hors question pour elle de renoncer à ses privilèges et passe-droit. Les anciens exclusivistes n’acceptent pas l’exclusion dont ils font l’objet. Empêchés de se porter candidats, ils piaffent d’agacement et veulent casser la baraque si d’aventure on tente de leur barrer la route.

La société civile s’organise et a aussi des doléances bruyantes. Dans cette ambiance cacophonique, explosive et confuse, il n’y a rien d’étonnant à ce que les péripéties rapportées par Emmanuel Charles aient ponctué le chemin menant à la démocratie. La situation a très peu évolué, mais il y a 38 ans le pays avait choisi la démocratie, malgré les nombreux défis, alors que maintenant, en 2024, c’est plutôt l’anarchie qui règne avec la violence odieuse des gangs, l’impuissance de la classe politique, l’effondrement de toutes les institutions et l’absence d’une économie prospère.

Après le départ de Jean-Claude Duvalier on a bien tenté de créer un État de droit, mais faute d’expérience, de tradition et d’éducation, cet élan plein de bonne volonté a échoué. Au fil du livre, le lecteur découvrira les énormes problèmes que la nouvelle institution électorale a eus à surmonter pour fonctionner.

Ces anomalies rapportées par l’auteur révèlent que la corruption, qui a commencé au lendemain de l’Indépendance haïtienne en 1804, n’a pas disparu à la liquidation de la maison Duvalier. Elle s’est poursuivie et même amplifiée de nos jours. Tout se passe comme si les appétits des nouveaux maîtres et serviteurs de l’État étaient devenus autant de gargantuesques mangeurs en proie à une faim insatiable et, pire, leur nombre a considérablement augmenté. On imagine dès lors les impitoyables batailles qui verront s'affronter ces loups féroces. Avec la puissance incommensurable des réseaux sociaux, la violence n’en est que décuplée.

 

Le fameux article 291

Emmanuel Charles nous fera revivre les incidents, avatars et intrigues ayant jalonné le scrutin de 1987 et tous les écueils d’ordre technique, éthique et politique auxquels les premiers conseillers électoraux ont été confrontés. Tant à l’intérieur de cette institution que dans la classe au pouvoir ou l’opposition, au sein de l’armée ou dans les organisations de la société civile, les pannes techniques, les tentatives (souvent réussies...) de corruption, les violences et les avanies se sont succédé.

Depuis lors, le pays a du mal à réparer le tissu social déchiré de toutes parts. La « bamboche démocratique » que le pays a connue à partir de 1986 s’est muée aujourd’hui, en 2024, en une instabilité et une insécurité quasi généralisées faites de petite et grande criminalité.

Après avoir lu l’ouvrage d’Emmanuel Charles, au-delà des faits relatés et des anecdotes tragi-comiques, on relève que l’exclusion peut être une bombe à retardement dans une démocratie encore à ses balbutiements.

L’autre message à retenir est que les intérêts particuliers ne doivent pas prendre le pas sur ceux de la nation et que les règles sont indispensables à toute vie en société, car un jour les laissés-pour-compte prendront leur revanche, et comme dans toutes les révolutions, « il y aura des cris et des grincements de dents ».

La dernière leçon, et non des moindres, dont il faut se pénétrer : la démocratie reste un combat de tous les instants et ne s’épanouit pas dans la misère.

 

Huguette Hérard

 

(1) Les élections de 1987: espoirs déçus ou démocratie assassinée, L’Harmattan, Paris, 2024. Trouvable sur Amazon.

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