Depi bwa kayiman n ap chache libète....
Depi lò kouman sa ye, pi gwo manje piti...
Dans l'histoire de la musique populaire et engagée en Haïti, dont de nouvelles pages ont été écrites au lendemain du 7 février 1986, en dehors des figures incontournables comme Manno Charlemagne et Carole Demesmin, parmi d'autres maillons forts de la chaine, la formation Boukman Ekperyans est rentrée par la grande porte avec la méringue titrée "Kèm pa sote", en 1990 pour imposer de nouvelles normes dans les créations et les productions, et les animations en particulier pour faire passer les révendications politiques et populaires.
Durant le huitième année de cette aventure musicale confirmée, la formation portée par les principaux héritiers du célèbre comédien Théodore Beaubrun dit "Languichatte", a su proposer une nouvelle pièce de référence. "Pawòl tafia", est à la fois foncièrement engagée par le sombre tableau de l'époque et les révendications, mais également, elle se confirme comme l'une des oeuvres multidimensionnelles (art total), étant très animée par les paroles, les rythmes, la musique instrumentales, les cadances, les danses, et aussi les spectacles qui illustrent la vidéo.
Depuis 27 ans, cette oeuvre musicale interpelle autant les coeurs et les esprits, critique tout en faisant rire et danser le plus grand nombre. Entrainante, cette méringue annonce et dénonce. Boukman Eksperyans dans ses beaux jours. “Pawòl tafia”, une perle !
Dire les mêmes choses d'une autre manière, tel est le travail du créateur qui veut s'inscrire dans le temps, pour en faire une pièce classique. La méringue "Pawòl tafia", offre dans cette perspective de multiples fenêtres pour apprécier la qualité, la quantité et la diversité par l'ensemble des talents mobilisés dans la fabrication de cette méringue.
Dans les studios de Mancuso Productions est sortie cette vidéo très illustrèe et équilibrée entre l'esprit critique et l'esprit créatif qui porte le message au temps du carnaval. La première administration du président René Preval qui était directement ciblée dans cette oeuvre, autant que les masses ont été servies.
Discours politique et critique populaire, ou discours populaire et critique politique, dans les deux sens, cette création musicale propose plusieurs pistes d'appréciation et de recherche pour les chercheurs des sciences sociales.
Discours officiel: "Anonse, anonse, anonse: tout pen rasi bezwen dirije. Anonse : Gen pen rasi bezwen gouvène. Tout pen rasi bezwen prezidan.". C'est l'une des rares fois que la problématique de la préparation pour assumer des fonctions politiques a été abordée dans une méringue depuis la fin du régime des Duvalier. On retiendra ces portraits critiques qui interpellent : "Pou ede, yo pa pare. Pou yo servi, yo pa pare. Pou planifye....Yo pa pare...".
Dialogue politique entre les acteurs de la société. Le tableau est critique, comme ce fut le cas dans les autres méringues comme "Ti pa ti pa", ou "Kalfou Danjere". Entre indifférence ou mépris on retient: "Mele dada m banm bweson mwen, batokoule, pagen limye, nou met rayimi, pep la grangou, Ayiti kraze, pagen lekòl, Ayiti kraze.... pawòl tafia.".
Dans la vidéo de "Pawòl tafia", si le passage du comedien Tonton Bicha, dans ses débuts a été très visible et sans trop d'impact malgré son excitation, plusieurs autres comédiens partageaient le décor. Et sans oublier le personnage de la fin qui affiche dans des expressions physiques, les plus authentiques d'un alcoolique les bienfaits de cette boisson. Sa danse entrainante confirme la puissance de cette boisson sur son corps et pourquoi pas du corps social haïtien, tombé ou encore trempé dans le tafia.
Des paroles engagées, profondes et percutantes qui decrivent et denoncent le drame collectif persistant à l’époque, et encore fertil plus d'un quart de siècle après. Parallèlement, toute l’artillerie musicale renforcée par les autres dimensions artistiques, rythmiques, esthétiques, et tragicomiques continuent d'assurer l’ambiance créative et critique de plus grande manifestation culturelle du pays, à l’aune de “Pawòl tafia”.
Danse, musique et comédie se mélangent dans cette méringue pour célébrer la déchéance politique et commémorer la décadence populaire, présentées et racontées dans cette oeuvre sociographique.
Dominique Domerçant